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L’Espagne,
moins catholique
que le pape

Pablo Gutiérrez Toral · Membre d’Europa Laica

Mise en ligne le 15 avril 2023

L’Espagne a la réputation d’être un État très empreint de religiosité, catholique essentiellement. Un cliché ancré de longue date dans l’opinion mais démenti par les récentes statistiques. La laïcité a progressé dans le pays malgré la grande réticence de l’Église à s’adapter aux desiderata contemporains des Espagnol.e.s, confortant autant que possible sa domination historique.

Photo © Shutterstock

La société espagnole s’est largement sécularisée au cours des vingt dernières années. Durant cette période, la proportion de mariages religieux est passée de plus de 75 % à moins de 20 %. Le baptême lui aussi est en recul, moins de la moitié des nouveau-nés ayant été tenus sur les fonts baptismaux. Le nombre de personnes se déclarant catholiques a également diminué, passant de 77 % en 2006 à 53 % en 2023. Les catholiques pratiquants représentent désormais moins de 20 % de la population et non-croyants et agnostiques dépassent à présent les 40 %. Cette tendance est encore plus marquée parmi les jeunes de 18 à 24 ans, avec près de 60 %.

Les institutions espagnoles sont malgré tout réticentes à l’avancée de la laïcité. Des siècles durant, l’Espagne a maintenu une confession exclusive et les pouvoirs de l’État ont imposé l’obligation de pratiquer la religion catholique. Cette complicité entre les pouvoirs publics et le religieux a continué d’exister pendant une bonne partie du XXe siècle. Pendant les quatre décennies de catholicisme d’État qu’elle a imposées, la dictature franquiste a supprimé la liberté de conscience et a accordé de généreux privilèges à l’Église catholique concernant les affaires économiques, l’enseignement et les affaires culturelles, les affaires juridiques ainsi que l’assistance aux forces armées. C’est autour de ces quatre axes que s’articulent les quatre accords conclus entre l’État espagnol et le Saint-Siège en janvier 1979 – des accords dont la négociation fut opaque et se déroula en parallèle avec la rédaction de la Constitution (approuvée en décembre 1978). De là découlent de graves contradictions dans la Loi suprême espagnole en matière religieuse, qui en permettent différentes lectures. Et malheureusement, les gouvernements démocratiques successifs ont toujours favorisé la lecture confessionnelle.

Ingérence dans l’enseignement

Le « concordat secret » de 1979 a fortement pesé sur la société espagnole, avec des effets collatéraux sur la laïcité. L’accord sur l’enseignement et les affaires culturelles a favorisé l’ingérence doctrinale dans les écoles, car il établit l’obligation de dispenser l’enseignement de la religion catholique dans les établissements non universitaires. Il impose aussi que l’enseignement donné dans les écoles publiques soit respectueux de l’éthique chrétienne, quitte à englober des dogmes obsolètes en conflit avec les droits humains et la science. Les contenus du cours de religion sont teintés d’idéologie et ne sont pas déterminés par le ministère de l’Éducation, mais par la Conférence épiscopale. Ce cours constitue par conséquent un foyer d’activités contraires à la liberté de conscience et aux droits de l’enfant (l’organisation de processions religieuses dans des écoles maternelles est un exemple flagrant). De plus, les enseignants chargés de ce cours sont sélectionnés par les évêques, mais leurs salaires sont versés par l’État.

Détournement de fonds publics

Selon les accords de 1979, l’Espagne devait garantir la subvention de l’Église catholique jusqu’à ce que celle-ci arrive à s’autofinancer. Quatre décennies plus tard, l’Église n’a pas honoré sa partie du contrat ni justifié l’absence de progrès vers l’autofinancement. Cet état de fait pose la question d’une spoliation des biens (privés et publics) par l’Église catholique.

En effet, d’énormes quantités de fonds publics continuent à être détournés vers les lieux de culte et vers les établissements scolaires, médias, hôpitaux ou fondations catholiques. D’après les calculs d’Europa Laica, le montant annuel dépasse les 11,6 millions d’euros. En outre, de généreuses exonérations fiscales réduisent les impôts sur les successions, sur les transmissions patrimoniales ou sur les donations. Par exemple, on ne paie pas d’impôts sur les ventes de billets d’entrée (désignées par l’euphémisme de « donations ») des cathédrales, des musées et autres biens d’importance historico-artistique ou d’exploitation touristique. Soulignons également l’exonération de l’impôt des biens immeubles dans le cas des bâtiments abritant des activités économiques lucratives comme les hôtels. Il faut savoir que ces exonérations constitueraient des aides d’État contraires au traité sur l’Union européenne et appelleraient donc une réaction européenne.

Privilèges

L’Église catholique espagnole dispose d’un régime juridique spécial qui lui permet d’exister en dehors de la réglementation ordinaire des associations. Ainsi, le mariage catholique a des effets civils et l’État reconnaît l’inviolabilité des lieux de culte, des archives et des documents de l’Église. Les aumôniers catholiques présents dans les hôpitaux, les universités et les prisons sont rémunérés par l’État. Ceux qui fournissent des services aux forces armées ont, eux aussi, des grades militaires (colonel, commandant, capitaine, lieutenant, etc.) et sont également payés par l’État. Les deniers publics servent aussi à financer l’Arzobispado Castrense, une institution héritée d’un autre temps, dont les membres sont « moitié moines et moitié soldats », dirigée par un archevêque désigné par le roi, qui jouit du grade (et du salaire) de général de division.

Les inscriptions de bien, un scandale monumental

« Inscrire un bien » signifie enregistrer pour la première fois sa propriété. La procédure impose de justifier, documents à l’appui, la possession ou l’acquisition du bien en question. Toutefois, la dictature franquiste a accordé juridiquement aux évêques catholiques un privilège grâce auquel ils pouvaient enregistrer la propriété de biens sur simple parole et sans présenter de titres de propriété, même lorsqu’il s’agissait de biens relevant manifestement du domaine public – la seule exception à ce privilège étant les lieux de culte.

L’arrivée de la démocratie n’a pas mis fin à cette anomalie consistant à assimiler les évêques à des notaires, en dépit de son caractère anticonstitutionnel. Plus grave encore, la vieille loi franquiste a été actualisée en 1998 pour permettre l’appropriation des lieux de culte, dont beaucoup étaient des monuments séculaires du domaine public et dont la valeur historico-artistique (et touristique) est difficile à calculer. Ainsi, rien qu’en 2018, le diocèse de Cordoue a touché près de 16 millions d’euros pour l’exploitation commerciale de la mosquée-cathédrale de cette ville. La revendication citoyenne de ce bien public a porté ses fruits : en 2015, l’Église catholique a enfin perdu le privilège d’inscrire des biens. Mais on n’a pas été jusqu’à déclarer inconstitutionnelle la vieille loi franquiste. Et, de ce fait, on a éludé les recours en inconstitutionnalité qui étaient en préparation. De plus, une amnistie d’enregistrement immobilier a été déclarée par la non-annulation des inscriptions de biens du passé.

Les spoliations commises entre 1946 et 2015 concerneraient plus de 100 000 biens et ont fait de l’Église espagnole l’un des plus grands propriétaires immobiliers du monde : elle s’est approprié des terrains ruraux et urbains, des maisons, des cimetières et même des places publiques et des murailles. La réponse citoyenne s’organise sur la plateforme Recuperando, qui réclame une solution globale au niveau de l’État, annulant les inscriptions de biens réalisées depuis 1978 quand elles sont devenues inconstitutionnelles.

Vue de la mosquée-cathédrale de Cordoue, Espagne.

Une vieille loi franquiste actualisée en 1998 permet l’appropriation des lieux de culte par l’Église dont la valeur historico-artistique (et touristique) peut être importante. Rien qu’en 2018, le diocèse de Cordoue a touché près de 16 millions d’euros pour l’exploitation commerciale de la mosquée-cathédrale.

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2023, année électorale

L’année entamée sera marquée par la succession des élections municipales et régionales (le 28 mai) et des élections générales (au plus tard en décembre). Aucune garantie n’a cependant été donnée quant à des avancées réelles en matière de laïcité de l’État. Rappelons que l’actuel gouvernement de coalition n’a pas tenu les promesses de son programme électoral, qui comprenait des mesures de grande importance pour le mouvement laïque, comme le vote d’une « loi sur la liberté de conscience qui garantisse la laïcité de l’État et sa neutralité à l’égard de toutes les confessions religieuses ». À ce sujet, Europa Laica a publié en 2022 sa proposition de loi sur la liberté de conscience, qui est fondée sur la Déclaration universelle des droits de l’homme et porte sur tous les problèmes exposés dans cet article, parmi beaucoup d’autres.

Stand-by pour la laïcité

Le gouvernement semble à vrai dire avoir renoncé à ses engagements en matière de laïcité. Ainsi, il paraît peu probable qu’il se dirige vers l’abrogation des accords de 1979, de sorte que les affaires civiles, relevant par nature de la politique intérieure, resteront subordonnées aux intérêts d’un État confessionnel étranger. De même, la promesse de s’attaquer au scandale des inscriptions de biens a fait place, en 2022, à une nouvelle amnistie d’enregistrement immobilier, contre laquelle les citoyens ne peuvent protester qu’en déposant des plaintes individuelles. La laïcité en Espagne est clairement en attente de jours meilleurs.

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