Libres, ensemble
Les vies croisées
d’Angela Davis
et Alain Mabanckou
Propos recueillis par Catherine Haxhe · Journaliste « Libres, ensemble »
Avec la rédaction
Mise en ligne le 17 décembre 2024
« Pourquoi ne pas envisager la possibilité que nos différences nous rassemblent, plutôt qu’elles nous désunissent ? Cela deviendrait notre challenge : comprendre comment nos différences pourraient être le ciment qui nous lie. » Ces propos sont ceux d’Angela Davis lors de sa visite à Bruxelles en avril 2022 sur invitation de Bruxelles Laïque. Et c’est de l’icône de la lutte antiraciste aux États-Unis dont l’écrivain Alain Mabanckou parle dans son dernier livre.
Photo © Elizabeth Paik/Shutterstock
Alain Mabanckou, écrivain et enseignant franco-congolais, né en 1966 à Pointe-Noire, a reçu le prix Renaudot en 2006 pour son roman Mémoires de porc-épic. Son œuvre n’a de cesse d’exprimer au monde la force de l’imaginaire africain. Dans son nouveau roman, Cette femme qui nous regarde, il raconte sa rencontre intime avec Angela Davis. Un hommage en forme de longue lettre dans laquelle on croise d’autres figures historiques afro-américaines, de Rosa Parks à Mohamed Ali, en passant par James Baldwin.
Vous nous faites part de vos émotions et de votre rencontre avec Angela Davis. Cette « rencontre à l’œil nu », comme on le dit chez vous au Congo, qui a eu lieu le 8 mai 2014, vous a laissé des traces indélébiles. Ce n’était pourtant pas vraiment la première : vous la voyiez régulièrement en photo dans la bibliothèque familiale. En 2014, donc, vous rencontrez Angela Davis dans votre université. C’était il y a dix ans. Pourquoi avoir attendu tant d’années pour écrire et lui dédier ce roman ?
Je pense que c’est une période suffisamment longue. Dix ans, cela permet à un romancier, à un essayiste, de réfléchir sur la question. Mais c’était aussi une coïncidence puisque j’enseignais depuis quelques années déjà à l’Université de Californie. Sachant qu’Angela Davis avait également donné des cours dans cette université, les souvenirs de mon enfance revenaient sans cesse. Sa photo trônait dans la bibliothèque de mon oncle et chaque fois que nous étions assis, nous la regardions et nous étions captivés par son charisme ! La salle à manger se trouvait en face de la bibliothèque.
Alain Mabanckou, Cette femme qui nous regarde, Paris, Robert Laffont, 2024, 160 pages.
Ma mère a demandé un jour : « Mais qui est cette femme qui nous regarde toujours quand nous mangeons ? » Partant de là, je sentais que je portais en moi une certaine dette vis-à-vis d’Angela Davis. Lorsque je l’ai rencontrée en 2014, j’ai eu l’impression qu’elle était là pour moi, pour que je puisse désormais terminer ce que j’avais ourdi depuis toute mon enfance. Ce livre sur elle était la pièce manquante de mon petit parcours américain. Mais comment en parler sans faire un parallèle avec ma propre mère, avec qui elle partageait une ressemblance physique, la coupe afro et les pattes d’éléphant des années 1970 ? Ma mère aussi a pris part à l’Union révolutionnaire des femmes du Congo. Je me suis rendu compte, au fond, qu’en dressant le portrait d’Angela Davis, j’écrivais en même temps mon autobiographie, je dessinais une carte de l’Afrique des années 1970, je regardais les États-Unis, mais également l’Europe et le reste du monde qu’Angela Davis a sillonné en tant que figure emblématique.
L’engagement politique, les combats sociétaux font partie de votre ADN. Votre maman était aussi une battante, donc Angela Davis ne peut que provoquer un écho en vous.
Ma mère portait les pantalons, comme on dit chez nous. On imagine toujours à tort que la femme africaine est un poster collé au mur à perpétuité. Ma mère me faisait un peu peur. Selon les croyances africaines, on pense que la sorcellerie de la femme est plus profonde que celle de l’homme. Si vous voulez guérir, allez voir une sorcière femme. Dans ce sens, Angela Davis était la sorcière étrangère de notre maison, c’était ma mère lointaine.
Alain Mabanckou se sent lié à la militante afro-américaine depuis l’enfance : « Ce livre sur Angela Davis était la pièce manquante de mon petit parcours américain. Elle m’a aidé à comprendre beaucoup de choses. »
© Lorenzo Piano
Au sein de l’Université de Californie, les convictions politiques d’Angela Davis et la couleur de sa peau lui ont valu de nombreux problèmes. Qu’en savez-vous ?
J’ai été embauché dans cette même université en 2005-2006. J’allais être professeur là où Angela Davis avait obtenu son premier poste, là où est né son militantisme. Après avoir eu son diplôme, elle voulait enseigner la philosophie, mais on l’a licenciée à cause de son orientation politique. Elle se targuait d’être communiste et noire, c’était apparemment suffisant pour qu’on lui refuse l’accès à l’enseignement. La guerre était déclarée entre elle et l’université. Tout le monde s’en est mêlé. Le recteur a tenté de la rattraper jusqu’à ce que Ronald Reagan, à l’époque gouverneur de Californie, décide qu’il n’avait pas besoin d’une communiste à l’Université de Californie. Quand je suis arrivé dans cette université, je venais d’un pays communiste1. Des années après, la même université acceptait un Africain communiste !
Le temps du maccarthysme était révolu.
Oui, mais il est resté dans l’inconscient américain. Il y a toujours une certaine suspicion vis-à-vis du communisme. En effet, quand vous dites à un Américain « je suis communiste », le maccarthysme revient comme un cabri. C’était donc paradoxal de voir que l’université acceptait un Africain qui venait d’un pays où ne pas être communiste faisait de vous un ennemi du gouvernement. Je suis parti de ces éléments pour montrer comment la vie d’Angela Davis et la mienne s’entremêlent, avec tout le respect que je lui dois et l’admiration que j’ai pour elle. Elle m’a aidé à comprendre beaucoup de choses.
C’est à Los Angeles, à l’Université de Californie, point de convergence professionnelle, qu’Alain Mabanckou et Angela Davis se sont rencontrés en 2014.
© Kit Leong/Shutterstock
Vous abordez inévitablement l’histoire du combat contre la ségrégation aux États-Unis avec les Black Panthers et l’avènement de la théorie du pouvoir noir. Pouvez-vous revenir là-dessus ?
C’était le Black Power. Selon ce principe philosophique, les Noirs pouvaient reprendre le contrôle de leur culture et de leur économie. Les Noirs pouvaient refuser la domination blanche de la société. Et dans cette théorie de la puissance noire, il y avait plusieurs tendances, dont certaines plus radicales, comme les Black Muslims de Malcolm X et Elijah Muhammad, qui prônaient une séparation drastique : pas de contact entre les Noirs et les Blancs, pas de mixité, des hôpitaux et des universités pour les Noirs exclusivement. Dans ce mouvement, les femmes sont soumises, obligées de porter le voile, etc. On était proche de l’écrasement du pouvoir féminin.
Ce n’était pas le parti pris d’Angela Davis, n’est-ce pas ?
Elle était plutôt du côté du Black Panther Party (le mouvement révolutionnaire de libération afro-américain d’inspiration marxiste-léniniste et maoïste, NDLR), qui comptait beaucoup de femmes. Chez Angela Davis, on pouvait avoir des discussions avec les autres organisations qui luttaient pour les droits civiques, y compris avec les White Panthers, ces Blancs qui avaient le cœur à gauche et qui étaient sensibles à la misère des Noirs américains aux États-Unis. Les Black Panthers pouvaient discuter avec les White Panthers et même avec l’État pour trouver des solutions. Mais les Black Muslims, non, ils étaient fondamentalement opposés à cela. Angela Davis a aussi utilisé la méthode radicale, admettant que le recours à la force pouvait être un moyen pour mener une cause à bien. Elle a été poursuivie pour complicité à la suite d’une tentative d’évasion.
Angela Davis est tombée amoureuse de Jonathan Jackson, le frère d’un détenu noir de la prison de Soledad accusé d’avoir tué un gardien blanc. Elle s’est impliquée avec énergie dans le comité de défense des Soledad Brothers, mais cela a mal tourné…
George Jackson était en prison avec deux détenus proches des Black Panthers, et tous les trois étaient surnommés les frères de Soledad. Le petit frère de George, Jonathan, est devenu très proche d’Angela Davis. L’Amérique blanche leur a prêté une liaison. Des lettres d’amour en attestent. Jonathan voulait à tout prix faire sortir son frère de prison, il a donc ébauché un plan pour le délivrer. Mais il s’est fait arrêter, et les armes que l’on a trouvées sur lui appartenaient à Angela Davis. De là vient l’accusation de complicité. Le procureur, dans son plaidoyer, a tenté de démontrer que cette complicité était l’œuvre d’une femme amoureuse et à la violence innée.
Le 7 août 1970, Jonathan Jackson introduit des armes au tribunal, et avec l’aide de son frère inculpé et de témoins proches du Black Panther Party, il prend en otage l’assemblée en réclamant la libération des Soledad Brothers. Deux des preneurs d’otages et le juge trouveront la mort. L’épisode est d’une violence rare.
C’était effectivement d’une violence rare. Cela a secoué le monde entier. C’est de là qu’est partie la renommée d’Angela Davis, puisque le monde entier l’a soutenue. Les Rolling Stones ont écrit une chanson, les écrivains James Baldwin, Jean Genet et Jean-Paul Sartre sont venus à sa rescousse. À l’issue de son procès, heureusement, elle a été acquittée. Parce que l’Amérique, quand elle est pressée, quand elle a la gâchette sous la tempe, finit par se dire : mieux vaut garder un peu ce qui reste au lieu de perdre tout le pouvoir que nous avons. Mais ce procès a fait d’Angela Davis un des personnages les plus importants de notre temps.
Ces événements ont permis de mettre en avant le racisme structurel dans le système judiciaire américain. La colère est née de cela, et Angela Davis en a fait son combat. Que pensez-vous aujourd’hui de cette justice à deux vitesses, de ce racisme systémique ?
Angela Davis a acquis la connaissance par l’expérience même du fonctionnement du système carcéral américain. Elle a été emprisonnée d’abord à New York, puis du côté de Los Angeles. On l’a déplacée, on l’a détenue à côté des malades mentaux, comme si elle était une. Elle a compris une chose importante : la prison est à la fois un lieu d’incarcération, mais aussi une plaque tournante du capitalisme. Il y a tout un business autour de la prison : ceux qui fabriquent les habits, les bracelets électroniques, le matériel, la restauration, etc. Et pour que cela fonctionne, il faut beaucoup de détenus.
Selon Angela Davis, tant que les prisons auront des connexions capitalistiques avec le reste de la société, les Noirs seront toujours dans une condition de détention permanente.
© Antonio Scorza/Shutterstock
Et on trouve plus de détenus noirs que de blancs dans ces prisons.
Ce qui fera dire à Angela Davis plus tard qu’il y avait plus de Noirs incarcérés là que ceux qu’on avait déportés pendant la traite atlantique. Elle va donc militer ensuite pour l’abolition des prisons, pour la simple raison que ce sont des minorités qui croupissent à l’intérieur. On ne va pas faire croire aux gens que la plupart des crimes qui ont lieu aux États-Unis ou en Europe n’ont été commis que par des minorités. Angela Davis en fait le point d’orgue de son combat. Selon elle, tant que les prisons auront des connexions capitalistiques avec le reste de la société, les Noirs seront toujours dans une condition de détention permanente. Parce qu’ils constituent la proie la plus facile, la plus rapide et la plus évidente.
Vous dites que « le racisme structurel est une entreprise méphistophélique, transmise de génération en génération ». Aujourd’hui, pour vous, le racisme serait presque « un résistant courageux face à un humanisme faiblard ». Que pensez-vous de cette résurgence du racisme décomplexé actuellement ?
Crier au racisme vous fait passer pour un petit plaisantin, pour quelqu’un de gauche qui aurait perdu son vocabulaire marxiste-léniniste. Et donc, de ce fait, le racisme nous est présenté maintenant comme courageux. Quand une personne tient des propos racistes à la télé, on s’exclame : « Lui, au moins, il dit la vérité. Il dit ce que la France pense, il dit ce que la Belgique pense. » Mais non, il faut remettre les choses en place : le raciste n’a jamais été courageux. Il a toujours profité de l’endormissement et de l’apathie de la société causés par la pression économique pour tenir un discours populiste. Il a continuellement blâmé l’autre comme étant la cause de son désenchantement. Quand le racisme est structurel, c’est-à-dire qu’il est porté indirectement ou directement par toute la société, il prend la forme d’individus en costume-cravate respectables. On ne le voit plus.
- Alain Mabanckou a grandi dans un Congo fraîchement décolonisé, et dirigé dès 1968 par un président inféodé à l’Union soviétique. Marien Ngouabi, président du Parti congolais du travail, chef de la révolution socialiste congolaise, a imposé au pays la voie du socialisme avant d’être assassiné en 1977, NDLR.
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Libres, ensemble · 14 septembre 2024
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