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Les résonances sociales de l'intime

Caroline Dunski · Journaliste

Mise en ligne le 3 mars 2022 et mise à jour le 5 mars 2024

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La vie, la rue, les livres, les rêves et les cauchemars… Tout l’inspire. Dans la plupart de ses créations, Céline Delbecq interroge les normes, les marges et les dérives de notre société. C’est encore le cas avec À cheval sur le dos des oiseaux. L’autrice et metteuse en scène bruxelloise d'origine tournaisienne n’a pas son pareil pour ouvrir les yeux du public – présent physiquement ou pas – et montrer l’invisible, avec justesse et empathie.

Photo © Alice Piemme/AML

À cheval sur le dos des oiseaux, monologue d’une femme issue d’un milieu précaire et reléguée dès l’enfance dans l’enseignement spécialisé, est le neuvième spectacle de la Compagnie de la Bête noire que la comédienne, dramaturge et metteuse en scène a fondée en 2009 avec Charlotte Villalonga. Sa première impulsion est d’origine onirique, mais la vie, la rue, les livres… tout est source d’inspiration pour Céline Delbecq qui confie être « touchée par les gens qui sont dans la marge de manière involontaire, qui y ont été relégués ». L’autrice, lauréate de plusieurs prix et bénéficiaire de diverses bourses d’aide à la création, veut « donner la parole à ceux qui ne l’ont pas, à ces gens que personne n’écoute ». Une question la taraude : est-ce que cela changerait quelque chose si on prenait le temps de les écouter ? « Dans le cas de À cheval sur le dos des oiseaux, si Carine Bielen (personnage fictif interprété désormais par Ingrid Heiderscheidt, NDLR) avait vraiment une heure pour dire ce qu’elle a à dire, sa situation pourrait changer complètement. »

Se sentir complète

Les douloureux sujets de société qu’aborde Céline dans ses différentes créations ne sont pas pour autant objets de monstration ou de démonstration. Alors que l’autrice a toujours hésité entre le monde culturel et le monde social et qu’elle dit depuis dix ans que l’année suivante elle arrête tout pour devenir éducatrice, elle réalise que l’écriture et la mise en scène lui manqueraient trop profondément. Travailler sur les sujets sociétaux est sans doute une façon originale de se sentir « un peu complète ».

À califourchon entre le milieu social et artistique, Céline Delbecq a reçu le Prix des Journées de Lyon des auteurs de théâtre fin 2021 pour « À cheval sur le dos des oiseaux ».

© Pierre Jassogne

L’écriture est ce qui l’épuise le plus au monde et sans doute est-ce parce qu’elle se laisse traverser par ce qui arrive. « Je ne pars jamais d’une intention. Je ne me dis jamais “je vais écrire ça”. Je me laisse faire. Ça vient du silence. Ça vient du vide. C’est pour cela que je travaille le mieux en résidence d’écriture dans un endroit comme la Chartreuse1, par exemple. C’est vraiment un endroit de silence, un monastère avec deux cloîtres et un cimetière. J’ai besoin de ce silence et de ce vide et je me laisse posséder par quelque chose qui n’est pas moi. Je ne sais même pas d’où ça vient, d’où ça sort. Je ne suis pas mystique, mais je crois que tout auteur qui est là-bas communique avec les morts. Je crois que c’est Marguerite Duras qui disait qu’on n’est pas éduqué à cela, mais qu’on a tous des présences dans nos vies et que, si on y était éduqué, on pourrait les sentir. Je crois qu’il y a effectivement quelque chose de l’autre qui rentre. »

Le malheur en résonance

Céline Delbecq lit et écoute beaucoup d’interviews. Au début de son récent travail d’écriture, elle a écouté Christine Villemin, la mère du petit Grégory, retrouvé pieds et poings liés dans la Vologne. Elle s’est aussi nourrie de la parole d’enfants nés de parents handicapés ou de la lecture du livre Le malheur indifférent, de Peter Handke, dans lequel l’auteur autrichien évoque le suicide de sa mère, elle aussi issue d’une grande précarité.

Véronique Dumont interprète magistralement Carine Bielen, cette femme meurtrie qui n’en fait qu’à sa tête, « comme (elle) croit que c’est le mieux ». La pièce À cheval sur le dos des oiseaux a d’ailleurs été écrite pour elle. Alors que Véronique venait chez Céline pour lire quelques textes, Céline lui a rapidement écrit trois pages sur le thème de l’infanticide. « Quand on a fait cette lecture, c’était évident qu’il fallait continuer », se souvient Céline. « C’est pour ça que je suis partie en résidence d’écriture à la Chartreuse. C’est un texte qui a été poussé par le milieu, pour Véronique. Les trois pages constituaient le début et la fin. » Malheureusement, alors qu’elle vient d’arriver dans les lieux silencieux qu’elle apprécie tant, l’autrice doit reprendre le train pour rentrer en Belgique, le jour de la fermeture des frontières, parce que le bâtiment touristique ferme lui aussi. Alors qu’elle y aurait passé « un confinement de rêve ».

La comédienne Véronique Dumont donne chair et corps à Carine Bielen, femme issue d’un milieu précarisée et trop tôt enfermée dans la case « handicapée ».

© Alice Piemme/AML

Résister et créer sans objectif de production

Si le coronavirus a méchamment bouleversé les processus créatifs, le monde artistique et culturel s’est serré les coudes pour résister vaille que vaille. En ces temps confinés où il était possible aux comédiens et comédiennes de répéter, mais pas de jouer publiquement, la Compagnie de la Bête noire en a profité pour se lancer dans le deuxième volet de sa recherche intitulée Cauchemar(s), sans aucun objectif de production. Onze acteurs professionnels, une étudiante en école préparatoire et Céline Delbecq se sont réunis en atelier une fois par semaine au Rideau de Bruxelles, pour s’interroger sur la mise en scène des rêves et des cauchemars. Est-elle possible ou le théâtre a-t-il ses limites ?

Pour Céline Delbecq, il s’agissait de donner du boulot à toute une série de personnes qui, en raison de la crise sanitaire, n’avaient plus de contrats. L’objectif était aussi de ne plus subir l’isolement connu lors du premier confinement. Depuis 2017, elle constitue une bible de ses propres rêves. Elle en a confié l’interprétation et la mise en scène aux participants et participantes de l’atelier. « C’est une façon d’appréhender les limites que le théâtre impose à l’expression des rêves. Chaque atelier commençait par une heure d’interview consacrée à une thématique, telle que le type de rêveur ou de rêveuse qu’on est, la mort, rêver sous la Covid-19… » Céline a sélectionné une quarantaine de minutes de ces interviews, puis a confié le montage à son complice Pierre Kissling, qui a composé la musique des spectacles L’Enfant sauvage, Cinglée et À cheval sur le dos des oiseaux. Les protagonistes ont pu écouter l’œuvre qui en est née dans une salle de spectacle plongée dans l’obscurité. Une expérience émouvante, inédite et forte. Même dans le noir, Céline Delbecq nous ouvre les yeux.

À voir les yeux ouverts

À cheval sur le dos des oiseaux (avec Ingrid Heiderscheidt)

| 17 en 17 | Fédération Wallonie-Bruxelles

| 17 en 17 | Lattitude J

| 17 en 17 | Moulin de Beez

> | Centre Culturel de Wanze

Les Yeux noirs (avec Sébastien Bonnamy et Céline Delbecq)

05 > 15.03.24 | Théâtre Le Public

Calendrier de la Compagnie de la Bête noire

À écouter les yeux fermés

Podcast « Cauchemar(s) – épisode 1 » de Céline Delbecq, 2020

Podcast « Alinéas – épisode 2 – Céline Delbecq », 11 novembre 2021

  1. La Chartreuse, Centre national des écritures du spectacle, est situé à Villeneuve lez Avignon, en France, et accueille des artistes en résidence depuis 1973. Outre À cheval sur le dos des oiseaux, Céline Delbecq y a écrit Poussière (2011), L’Enfant sauvage (2015) et Cinglée (2019).

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