Là-bas
Les mille visages
de l’exil ukrainien
Alessia Manzi · Journaliste
Giacomo Sini · Photoreporter
Avec la rédaction
Mise en ligne le 8 avril 2022
En partant de l’ancienne capitale polonaise, plus on s’approche de la frontière ukrainienne, plus les traits sont marqués. Au fil des kilomètres à contre-courant, jusqu’à une incursion dans le pays à la bannière jaune et bleue en souffrance, le mouvement de fuite est le même. Après l’attente vient le départ. Un mouvement forcé qui témoigne de l’incompréhension d’un peuple pris en otage par une guerre injuste.
Photo © Shutterstock
« Je n’arrive pas à croire ce qui se passe dans mon pays », murmure Olena1, une Ukrainienne d’une vingtaine d’années devant l’aéroport de Cracovie. « Il y a toujours eu beaucoup de corruption en Ukraine. Puis, il y a huit ans, la guerre a éclaté dans le Donbass2 qui a entraîné aujourd’hui tout un pays dans le conflit », déclare-t-elle, tenant son passeport ukrainien entre les mains. « Je vais chercher ma grand-mère. Ensemble, nous retournerons en Italie, où j’ai vécu onze ans avec ma mère », conclut la jeune femme à la sortie de l’aéroport.
Départs forcés et destins croisés
C’est l’heure du coucher du soleil et les premières ombres du soir descendent sur les interminables étendues de blé coupées en deux par l’autoroute qui mène de Cracovie à la frontière ukrainienne. Sur la voie opposée, il n’y a que des bus marqués du drapeau jaune et bleu : à bord, des dizaines de réfugiés ukrainiens se dirigent vers les grandes villes polonaises ou d’autres parties de l’Europe.
« Je suis iranien, mais j’ai vécu en Pologne pendant des années. J’étais cuisinier, et maintenant je voudrais cuisiner pour les réfugiés à Lviv », raconte un homme à John, jeune combattant étranger écossais, qui attend un départ vers l’Ukraine à la gare bondée de Przemyśl. « Qu’est-ce que tu fais ici, mon garçon ? » Le cuisinier interroge Karim, qui vient d’Irak et cherche un bus pour aller en Allemagne. « Il fait très froid ce soir ! Quelqu’un veut une bonne soupe chaude ? » demande Karol. Ce jeune Polonais, avec sa charrette, distribue des repas chauds aux milliers de personnes qui continuent de monter et descendre des bus et des camionnettes. « C’était le moins que je puisse faire dans ces circonstances », commente-t-il en plaçant une louche de bouillon dans un bol jetable. Non loin de lui, une femme et un garçon, en larmes, s’enlacent dans une très longue étreinte.
Fuir dans la nuit froide : la Pologne est le premier refuge pour les familles ukrainiennes déplacées par la guerre.
© Giacomo Sini
À chaque exilé.e son histoire
« À Kiev, j’étudiais le cinéma. Dès le début de la guerre, je me suis réfugiée à Lviv. Je suis ici depuis deux semaines », se souvient Barbara, une étudiante universitaire assise dans un couloir de la gare de Przemyśl depuis des heures. « Je vais aller en France. J’espère pouvoir y réaliser un court-métrage qui raconte la guerre en Ukraine », confie la jeune fille, la tête appuyée sur son sac à dos fuchsia. « Pendant un certain temps, j’avais trouvé un travail à Prague, mais quand la guerre a éclaté, j’ai décidé de retourner dans mon village, dans la région de Mykolaïv », explique Anna, 29 ans. « Depuis le train, j’ai vu des choses horribles », ajoute la jeune fille, qui tremble en parlant et retient à peine ses larmes. « Mon village n’est pas un point stratégique militaire, pourtant il ne reste plus rien. Ils ont détruit la laiterie, les maisons. Maintenant, je suis ici avec ma mère, mes deux tantes, mes jeunes frères et un ami à eux », explique Anna en désignant un groupe de personnes assises sous le panneau qui signale l’arrivée des trains. Parmi eux, il y a ceux en provenance de Kiev qui parfois n’arrivent jamais. « Ma tante veut rentrer. Nous faisons tout ce que nous pouvons pour empêcher que cela se produise, poursuit-elle. Mes grands-parents sont restés dans mon pays. Mon père et mon frère sont allés se battre. Je prie chaque jour pour que tout cela se termine et qu’ils aillent bien. Je me fiche des maisons : nous aurons le temps d’en construire d’autres. Je souhaite juste que les gens soient sauvés. Moi, mes amis, nous aimerions tous retourner dans un pays différent, une Ukraine également exempte de corruption. »
Un départ pour ailleurs
Un long coup de sifflet lointain annonce l’arrêt du train à destination de Varsovie. « Trois ou quatre trains arrivent à Przemyśl par jour. Il y a au moins 1 700 passagers à bord, tandis que 50 000 autres arrivent ici par divers bus », explique Lila Kalinowska, décoratrice d’intérieur et bénévole de l’Union des Ukrainiens de Pologne. « C’est le siège de la principale association des Ukrainiens de Pologne dans la ville. Ici, avant, on jouait des pièces de théâtre. Aujourd’hui, c’est devenu un point d’information et le théâtre sert de dortoir », poursuit la bénévole. « Les femmes, les enfants, les personnes âgées ont besoin de repos. Beaucoup d’entre eux souffrent de troubles post-traumatiques et sont épuisés. Ils restent quelques nuits de plus, mais au centre Tesco3, les gens ont peu de temps. Dès qu’il y a une place dans un bus dont la destination les arrange, ils partent. Il y a de moins en moins de voitures : depuis que des événements fâcheux se sont produits, les contrôles de police sont très serrés. » Selon les dernières déclarations de l’Unicef et du Haut-Commissariat aux réfugiés, les femmes, les enfants et les mineurs non accompagnés risquent de tomber dans la traite des êtres humains. « Espérons que cela se termine bientôt, car c’est vraiment terrible », conclut Kalinowska.
Rester ensemble face à l’adversité : les Ukrainiens font tout pour quitter leur pays en famille assurer l’avenir de leurs enfants.
© Giacomo Sini
Déchirements et douceurs
À Korczowa, au nord de Przemyśl, se trouve un autre centre commercial qui est devenu un premier point d’accueil. Ici, des chercheurs et des militants du Centre de recherche sur la migration de l’Université de Varsovie soutiennent la communauté rom fuyant l’Ukraine. Monika Szewczyk, Polonaise d’origine rom, veille à ce qu’un groupe de personnes tout entier monte bien dans un bus à destination de l’Allemagne. « C’est très difficile de réunir toutes ces grandes familles », précise Ignacy Jozwiak. « Certains sont encore à Lviv », surenchérit Elżbieta Mirga-Wójtowicz, une chercheuse d’origine rom. « Il faut qu’ils partent tout de suite, c’est mieux ainsi », expliquent les chercheurs. Après une série de difficultés logistiques et la protestation d’une femme ukrainienne qui descend du bus parce qu’elle ne veut pas voyager avec des familles roms, le véhicule repart. Un nouveau groupe de réfugiés fuit les bombes.
À Medyka, un petit village à la frontière avec l’Ukraine, au milieu des stands d’ONG venues en aide aux réfugiés du monde entier, ils continuent par dizaines à faire la queue en attendant un bus pour Przemyśl. Dans le ciel clair, un drone apparaît de temps en temps. Au poste de frontière, un homme pleure et retourne en Ukraine, tandis qu’une femme le regarde jusqu’à ce qu’il disparaisse. « Je suis italien, mais j’habite à Londres depuis des années » raconte Cesare, bénévole pour l’ONG Change for future. « Notre association construit des écoles et des hôpitaux en Asie », poursuit-il en mélangeant quelque chose dans un bol. « À Medyka, nous faisons des crêpes. C’est un geste simple dans un moment de grand besoin. Tu en veux une ? » demande-t-il au jeune Ukrainien devant lui tout en graissant une poêle.
Cesare, bénévole italien œuvrant pour l’association Change for future, met littéralement la main à la pâte.
© Giacomo Sini
Aux confins de la Pologne et de l’Ukraine
En entrant en Ukraine, le paysage change. À Shehyni, à cinq kilomètres de la Pologne, les enfants ne vont plus à l’école et les chiens de garde du jardin ont cessé d’aboyer. De cette zone, les gens ne s’enfuient pas. Il n’y a pas de liaisons entre la ville et ceux qui peuvent se rendre en Pologne pour acheter des produits de première nécessité. Selon le rapport du Programme des Nations unies pour le développement, « L’impact sur le développement de la guerre en Ukraine : projections initiales », la prolongation du conflit risque d’appauvrir 62 % supplémentaires de la population. Des milliers de personnes sont arrivées dans cette zone depuis le début de la guerre : des femmes enceintes et des enfants qui ont marché plusieurs kilomètres, dans le froid, pour atteindre la frontière par eux-mêmes. Il est presque midi. Pour entrer en Pologne, il y a une ligne de plusieurs centaines de mètres. Au milieu de cette foule de gens, il n’est pas difficile de remarquer le regard absent d’une fille accroupie sur une valise. Ses yeux brillent, tandis que sa mère continue de caresser ses longs cheveux blonds. Derrière elles, en silence, deux personnes âgées attendent leur tour à côté d’une fille qui appelle sans jamais recevoir de réponse. « Je n’ai plus de maison », raconte Ivan, un homme d’une quarantaine d’années qui attend de quitter l’Ukraine grâce à un permis spécial. « Nous venons de Tchernihiv. Les bombes ont tout détruit », ajoute sa femme Natalyia tout en prenant leur petite fille dans ses bras à l’approche des tourniquets. « Nous sommes en route pour l’Allemagne. Là-bas, une nouvelle vie nous attend », dit Ivan.
Après quatre heures d’attente, nous rentrons enfin en Pologne. À quelques pas de la frontière, des bénévoles distribuent du chocolat chaud et des peluches. Les notes d’Imagine de John Lennon, jouées sur un piano près d’un feu de joie allumé par des bénévoles pour lutter contre le froid, résonnent dans l’air. Le ciel au-dessus de Medyka est coloré de rouge et d’orange. Le soleil se couche vers l’ouest et teinte la campagne polonaise aux couleurs du crépuscule. Au moins ici, dans cette partie de l’Europe, l’écho des bombes s’est évanoui depuis longtemps.
- Tous les prénoms des personnes citées dans cet article ont été changés afin de les protéger.
- Bassin houiller situé à l’est de l’Ukraine et frontalier de la Russie, entre la mer d’Azov et le fleuve Don, NDLR.
- Supermarché situé dans un centre commercial de la ville de Przemyśl devenu point d’accueil.
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