Libres, ensemble
Les incivilités,
un excès de civilisation ?
Guillaume Lejeune · Animateur philo au CAL/Charleroi
Mise en ligne le 4 décembre 2023
Les incivilités sont multiples dans notre société. Le respect d’autrui ou celui de l’ordre public est souvent mis à mal. Faut-il y voir l’expression d’un déni du bien commun au bénéfice d’un individualisme décomplexé ? Y aurait-il une perte du sens commun derrière les actes de vandalisme, les agressions envers les représentants de l’ordre, le mépris du politique ou du corps enseignant ? Doit-on y voir une sorte de « sauvagerie » ou au contraire le symptôme d’un excès de civilisation ?
Photo © Nicolas Vignot/Shutterstock
On ne peut certes assigner une cause unique aux incivilités. Elles peuvent relever d’un manque d’éducation, d’un mépris de la collectivité ou d’une frustration. La cause peut tantôt se trouver dans la famille, tantôt dans l’individu ou la société. Si une attention au cas par cas doit être portée et rapportée parfois au foyer domestique, parfois à l’idiosyncrasie de l’individu, il ne faut pas négliger pour autant l’aspect sociétal de ces incivilités ; d’autant que cet aspect, la dynamique qu’incarne notre société, nous engage tous en quelque sorte.
Sur le plan sociétal, c’est l’impossibilité de s’identifier au collectif qui explique les incivilités. La plupart du temps, ceux qui vitupèrent contre les représentants de l’ordre public le font parce que l’État ne semble ni les représenter ni les reconnaître. C’est, selon eux, un « monstre froid » que l’on peut désigner par le pronom « il(s) », mais dont on ne peut faire un « tu ». Ceux qui se sentent mis au ban de la société se retournent contre elle. L’ordre public ne leur apparaît pas comme un « bien commun », mais comme la propriété collective d’individus qui les excluent. Ce mécanisme, bien qu’il n’ait rien de nouveau, s’est intensifié sous l’effet de différents facteurs sociétaux récents, qui ont accentué la rupture de la civilisation avec la nature.
C’est l’impossibilité de s’identifier au collectif qui explique les incivilités.
© Dean Drobot/Shutterstock
De la médiation à la remédiation
On a décrit la civilisation comme un mouvement d’arrachement à la nature, mais l’homme reste malgré tout un être naturel de sorte qu’il ne peut se penser dans un rapport négatif à la nature sans se sentir divisé en lui-même. On rencontre le thème de cet excès de civilisation chez Schiller qui défend l’importance, au début de la révolution industrielle, de retrouver une sensibilité qui complète la rationalité humaine par une éducation esthétique à même de restituer un rapport total au monde1.
Plus récemment, la façon dont Baptiste Morizot présente le problème écologique comme l’effet d’une crise de la sensibilité2 montre bien que notre rapport au monde, du fait d’être rendu indirect par l’entremise des dispositifs techniques, s’est considérablement appauvri. Nous échouons à le lire sauf à le réduire à un langage comme celui des mathématiques ou celui de quelque canon esthétique.
Le monde en sa richesse sensible est mis à distance – c’est le principe des télécommunications – et nous ne prenons pas le temps de déplier les médiations techniques qui nous lient au monde et le façonnent. L’horizon se réduit à un système de signaux élémentaires en constante évolution. L’individu est ainsi privé de monde. Ce qui l’entoure n’a plus de sens.
Les institutions sociales devaient normalement aider les individus à déterminer ce qui est signifiant pour eux. L’école et les assemblées délibératives attiraient l’attention sur ce qu’il importait de savoir ou de faire. Les institutions étaient alors comme des médiations entre l’individu et le tout de la société. Aujourd’hui, les choses se sont complexifiées. On assiste à une médiation technique des médiations institutionnelles. Si par exemple les assemblées consultatives opéraient une médiation entre l’individu et le tout, cette médiation est désormais dépendante des techniques, de sorte que la médiation initiale est rendue opaque et inopérante. L’individu qui remplit un formulaire en ligne pour donner son avis n’est pas pris dans une délibération qui lui permet d’élargir son point de vue. Il est livré à lui-même et continue de faire face à une société sans visage.
La numérisation de nombreux services (les banques, les administrations, etc.) rend les points de contact physiques rares. Certains les envisagent alors comme des défouloirs, des lieux où déverser des frustrations auxquelles les plateformes numériques ne laissent pas de place. Les incivilités, qu’elles concernent les agents ou le matériel représentant les institutions, sont donc favorisées par cette forme de déconnexion. L’institution n’est plus le lieu d’une médiation, mais un non-lieu qui ne perce dans l’existence que comme remédiation. La numérisation qui colonise de plus en plus l’école est à cet égard très troublante. Ne risque-t-on pas de transformer nos écoles en des sortes de plateformes où les contacts physiques marginalisés prendraient les traits d’une espèce de bureaucratie de rattrapage, de remédiation ?
L’oubli d’un monde physique dans lequel on est comme « immergé » ne veut pas dire qu’il n’existe plus. Cela veut dire qu’il n’est plus ce sur quoi se porte l’attention en général. Le monde physique est alors moins le lieu de l’action que celui de la réaction. Cette secondarisation des échanges physiques signe un avènement de l’impersonnel. L’individu est au centre d’interfaces qui le renvoient ou bien à lui-même ou à des services anonymes inassignables. La numérisation sape ainsi les bases de la convivialité, elle poursuit l’atomisation du social et crée les conditions d’une société fondée sur la concurrence. L’individu et non le commun est alors érigé en norme.
Contre cela, Pierre Dardot et Christian Laval entendent faire du commun un principe politique de lutte contre l’atomisation du social par le capitalisme. D’après eux, le commun est un principe pragmatique lié aux obligations que l’on se doit les uns les autres une fois que l’on s’engage dans une activité commune, dans un projet commun3. Mais pour qu’un projet commun se dessine, il faut que l’individu se sente appartenir à un monde commun. Il faut pour cela des « médiations ». Ce rôle était traditionnellement assigné aux institutions. Or celles-ci sont en crise. Elles ne remplissent plus leur office. Il y a alors un fossé entre l’individu et le monde.
De la médiation à la médiatisation
Le problème d’une surenchère de médiations, qui finalement compromet tout contact direct, touche également le système des besoins de l’individu. Celui-ci est tout aussi essentiel pour dessiner un monde commun. À défaut de se reconnaître comme parties prenantes au sein d’une société commune qu’ils construiraient ensemble, les individus pourraient se considérer comme émergeant d’un même monde physique, comme partageant une même condition, de mêmes besoins vitaux : boire, respirer, se nourrir, dormir, etc. Mais ces besoins sont de plus en plus assouvis par le biais d’intermédiaires. On assiste en fait à une crise du donné. Plus rien n’est gratuit.
Prenons l’exemple du sommeil. L’augmentation des ventes de somnifères et la nécessité pressante d’insonoriser certains bâtiments conditionnent le repos d’une masse croissante de personnes. Quant à l’eau, dont dépend notre hydratation, celle du bétail et l’arrosage des cultures, elle est devenue payante quasi partout. La raison est qu’elle exige toute une infrastructure (canalisations, stockage, etc.) et un traitement spécifique. Damé par des machines de plusieurs tonnes, le sol est pour sa part comme damné. Il ne produit plus que moyennant des intrants qui font intervenir l’industrie chimique dans la relation de l’agriculteur à ses terres.
Notre rapport aux choses est de ce fait complexe et fait d’intermédiaires. Par conséquent, notre condition humaine ne dessine un horizon commun que pour autant que le medium technique soit homogène et d’accès égal partout. Ce n’est évidemment pas le cas. On ne partage plus alors de monde commun, parce que notre condition dépend de techniques qui ont un prix, qui sont soumises aux lois du marché et accentuent les inégalités sociales entre ceux qui peuvent en disposer et les autres. On le voit bien avec les climatiseurs. Le climat n’exprime plus une condition commune. Ceux qui ont les moyens peuvent s’accommoder du réchauffement climatique à coup de climatisation. Il y a comme une tragédie du commun au sein de notre société. Nous ne nous sentons pas liés à un destin commun avec l’ensemble de l’humanité.
Les besoins vitaux et les biens d’usage commun qui dessinaient une condition commune s’effacent derrière une dépendance technique qui fonctionne sur la loi du plus offrant et qui, de ce fait, désassemble plus les gens qu’elle ne les rassemble. L’empreinte de la société de marché n’est toutefois pas qu’écologique au sens large, elle est aussi psychologique. En effet, la concurrence en vue d’accaparer les médiations, qu’elles concernent des biens ou services autrefois en libre accès, met la pression sur l’attention. Comment attirer l’attention sur un produit de consommation quand il partage l’étalage avec des produits de plus en plus nombreux et diversifiés ? La médiatisation devient alors un enjeu majeur. La technique utilisée pour produire un bien est relayée par une technique visant à produire un consommateur. En détournant l’attention d’une société à construire au bénéfice d’un produit à acquérir, la publicité – qu’il s’agisse de vendre un produit ou de se vendre comme produit (ainsi qu’on le fait sur les réseaux sociaux) – façonne notre attention de manière sélective : il s’agira de se procurer ce produit-ci plutôt que celui-là. La publicité est alors une « arme de distraction massive »4 qui peut faire autant de dégâts au social qu’une arme de destruction massive. En effet, la publicité donne envie de présents futurs. Ces présents, qu’on puisse se les acheter ou non, nous détournent de la jouissance du présent. Elle enferme donc dans un monde artificiel de préoccupations fait d’objets, de gadgets. Ceux qui ont les moyens sombrent ainsi dans cet univers consumériste qui les coupe du monde. Le problème est toutefois pire pour ceux qui n’ont pas les moyens. Attirés par les doux leurres de la publicité, ils renoncent à leur monde présenté comme immonde mais n’ont aucune prise sur l’objet de leur désir. La publicité a en fait un effet clivant. Elle s’adresse à tous, mais seuls peuvent y répondre ceux qui ont un pouvoir d’achat suffisant. Elle façonne le monde à son image et en exclut ceux qui ne peuvent acheter la masse croissante de produits présentés comme indispensables.
L’excès de civilisation, le fait de multiplier les intermédiaires entre nous et un monde naturel, a un coût social. Difficile pour un nombre croissant de personnes de pouvoir encore s’identifier au tout social. Le sentiment de non-appartenance prend la forme d’une demande de reconnaissance, de validation. Celle-ci est alimentée par des canaux alternatifs comme le sont typiquement les réseaux dits « sociaux ». On confond alors médiation et médiatisation. Loin de réconcilier avec le tout social, les réseaux constituent des bulles qui facilement peuvent prendre les traits d’une hostilité à l’endroit du social et de ses représentants. La médiatisation des biens et des vies fait ainsi écran. Elle ne joue plus le rôle d’intermédiaire, elle ne s’efface plus derrière un tout qu’elle unit, mais elle existe comme sa propre fin.
Il y a un fossé entre l’individu et le monde.
© n_defender/Shutterstock
De l’austérité imposée à l’ivresse volontaire
Pour agir en commun, nous pensons qu’il faut revaloriser ce qui sous-tend la communication et les actions communes. Retrouver un élément commun, un monde commun dans lequel on s’immerge nous apparaît comme un moyen de reconstruire une forme de cohésion commune dans l’activité.
Il conviendrait alors de retrouver la joie brute des sensations premières. Plutôt que les produits dérivés, que nous consommons comme des moutons, il faut apprendre à accepter la vie telle qu’elle se donne. En ce sens, Benoît Berthelier, qui fait une lecture nietzschéenne de l’écologie, a raison de nous dire qu’on n’activera guère une vie en mode majeur avec des discours empreints d’austérité5. Cependant, le problème est-il dans la simplicité volontaire ou dans la façon dont on oriente l’attention ? Quand on parle de sobriété, on pense aux vertus de tempérance, on pense à ce dont on se prive. Dans un style nietzschéen, on y voit comme un exercice de mortification, une préparation pour autre chose qui nous détourne de la vie au bénéfice d’un arrière-monde. Mais cette simplicité volontaire est bien mal nommée quand on en parle sous le vocable de « sobriété », car ce dont il est question, c’est de se détourner des fausses joies, des plaisirs pleins de ressentiments liés à cette fausse morale de la consommation. Il ne s’agit pas de se priver, mais de retrouver les joies de tout ce qui nous est donné.
Vouloir pleinement communier avec ce qui est en connaissant son environnement, ce n’est pas se priver. C’est au contraire accepter une ivresse qui s’empare de nous et volontairement faire en sorte de ne pas s’en laisser détourner. Loin d’une austérité imposée, un retour à un rapport plus direct passera par un refus de la consommation de masse et par une refamiliarisation avec son milieu. Cela ne réglera sans doute pas le problème des incivilités, mais contribuera à retrouver le monde concret du vivant sur lequel refaire société. Sans le sentiment d’appartenance à une société, on ne mettra pas fin aux incivilités, car elles ne sont, pour la plupart, que l’expression d’une société malade, une société qui a oublié le vivant et le social au bénéfice des médiations techniques et des spéculations qui lui sont associées.
- Friedrich von Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, Paris, Aubier, 2014.
- Baptiste Morizot, Manières d’être vivant, Paris, Actes Sud, 2020, pp. 11-36.
- Pierre Dardot et Christian Laval, Commun : essai sur la révolution au xxie siècle, Paris, La Découverte, 2015.
- Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, Seuil, 2021.
- Benoît Berthelier, Le sens de la terre : penser l’écologie avec Nietzsche, Paris, Seuil, 2023.
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