Libres ensemble
Les enfants,
premières victimes
de la guerre
Caroline Dunski · Journaliste
Mise en ligne le 14 avril 2023
Le Fonds des Nations unies pour l’enfance dénombre six violations graves des droits des enfants en temps de guerre. Parmi celles-ci : le recrutement et l’utilisation d’enfants par les forces et les groupes armés. Dans les zones de conflits et les camps de réfugiés, des associations tentent de sensibiliser les communautés pour éviter ces pratiques et proposent des programmes pour aider des enfants victimes de la guerre à se reconstruire.
Photo © Brian McCarty
Ils sont tués, mutilés, enlevés. Ils subissent des viols et d’autres violences sexuelles. Les écoles et les hôpitaux où ils sont soignés sont attaqués et les belligérants leur refusent l’accès à l’aide humanitaire. Recrutés et utilisés par les forces et les groupes armés, les enfants sont désormais en première ligne dans les conflits armés, selon l’Unicef.
Depuis dix ans, dans des pays comme l’Ouganda, le Sri Lanka, la Colombie et la République démocratique du Congo (RDC), l’association WAPA (War-Affected People’s Association) lutte contre l’utilisation d’enfants dans les conflits armés et œuvre pour leur réintégration au sein de communautés renforcées en proposant des programmes de scolarisation, des activités de micro-entrepreneuriat ou encore des projets d’art-thérapie. Sur le terrain, dans ces pays post-conflit ou en transition vers la paix, WAPA collabore avec des partenaires locaux et finance leurs programmes de réintégration.
À voir
« War-Toys »
Exposition de Brian McCarty
> 21.05.23
Au Musée de la Photographie (Charleroi)
Ce sont Véronique Cranenbrouck et Solveig Vinamont, qui travaillaient toutes deux chez SOS Enfants sur la question des enfants soldats, qui ont lancé le projet WAPA après avoir vérifié sa faisabilité sur le terrain. « Nous fonctionnons sur le principe de la subsidiarité », souligne Véronique Cranenbrouck. « C’est-à-dire que nous ne nous substituons pas aux acteurs locaux. Pour que le projet soit bien approprié par chacun et chacune, il est important de travailler en accord avec les modes de fonctionnement et les cultures locales. »
Une génération sacrifiée
Le projet a démarré concrètement en Ouganda durant l’été 2013. Dans ce pays sorti de la guerre et en pleine reconstruction, il y avait une cassure entre le Nord et le Sud. « Il y avait alors un intérêt politique moins important pour le nord où il n’y avait aucune infrastructure », se souvient la co-fondatrice de WAPA. Il y a dix ans, la ville de Gulu vivait sous respiration artificielle. Plus de 60 000 enfants ont été recrutés pour prendre part à la troisième guerre, qui a duré plus de vingt ans, et des générations entières ont grandi dans des camps, sans travail ni activités. Il y avait plusieurs générations à renvoyer sur les bancs de l’école, à qui redonner le goût du travail.
L’accord de paix prévoyait d’amnistier tous les enfants embrigadés et de les renvoyer chez eux, mais ce n’est pas évident. Nous avons recueilli le témoignage d’une personne de 40 ans qui avait passé quinze ans dans l’armée et qui était délaissée avec ses blessures et ses traumatismes. Sur un terrain “sain”, où le processus de paix était enclenché, avec ses partenaires locaux, WAPA a d’abord construit des infrastructures utiles à l’ensemble de la communauté avant de se recentrer, au fur et à mesure, sur la problématique des enfants soldats. Nous accompagnons les enfants dans la construction d’un projet de vie individuel réaliste. »
Des milliers d’enfants concernés
Aujourd’hui, WAPA quitte progressivement l’Ouganda et le Sri Lanka pour se rapprocher de nouvelles zones de conflits. Au Congo, et en particulier dans le Sud-Kivu, l’une des provinces les plus meurtries de la RDC, où plus d’une cinquantaine de groupes armés occupent les territoires, d’une part. En Colombie, depuis 2018, d’autre part. Ce pays, constitué de montagnes et de jungles, connaît une situation compliquée en raison de la durée du conflit (plus de cinquante ans), de sa source de financement (le narcotrafic) et de la multitude des protagonistes. Dans ces deux pays, des milliers d’enfants ont été ou sont encore recrutés par des groupes armés. En RDC, on dénombrerait, à ce jour, 18 200 enfants de moins de 18 ans associés aux forces et groupes armés (EAFGA). Si l’on remonte à la première guerre du Congo (1996), ce chiffre grimperait à 175 000 ! Combattants, espions, escortes, porteurs, cuisiniers, « guérisseurs », esclaves sexuels, etc., ils sont enrôlés dès l’âge de 8 ans et restent souvent plusieurs années en captivité. Les filles représentent 17 à 30 % des EAFGA. Elles ont entre 8 et 18 ans et sont combattantes, épouses de chefs de guerre, esclaves sexuelles… En Colombie, près de 18 000 enfants auraient été recrutés comme soldats dans les villes et les villages. Avec les bandes criminelles, on voit également apparaître la notion d’enfant criminalisé : informateur, dealer de drogue ou, pire encore, sicario, c’est-à-dire tueur à gages. Leur nombre n’est pas connu, mais on les considère également comme des enfants soldats.
Le photographe californien recompose, sur les lieux mêmes des drames – ici en Irak –, des scènes vécues par des enfants.
© Brian McCarty
Victimes avant tout
Définir le mode d’enrôlement est difficile, mais il y a deux grandes catégories. D’une part, il y a les enrôlements « involontaires » avec des rapts et des enrôlements forcés pour remplir toutes sortes de tâches : combattants, soigneurs, porteurs, cuisiniers… et les enrôlements « volontaires », idéologiques, pour défendre le pays, la région ou la communauté, se venger ou sortir de la pauvreté, manger, avoir un but, un « avenir ». Les enfants ne sont pas toujours combattants, mais c’est le cas pour 80 % d’entre eux. C’est notre devoir de dénoncer l’utilisation d’enfants dans les combats et de rappeler que c’est strictement interdit. Par exemple, en Ukraine, dans le Donbass, des enfants sont utilisés aux checkpoints. Peu importe la raison du recrutement, en accord avec les textes légaux, WAPA estime qu’un enfant est une victime.
Apprendre à construire au lieu de détruire
L’action de l’association en faveur des enfants démobilisés se greffe sur celle des acteurs locaux qui agissent déjà. Par exemple, en Colombie, WAPA travaille avec des congrégations salésiennes qui accueillent les enfants pour les envoyer à l’école et propose des programmes d’art et de sport-thérapie. Des séances de musique, de danse, d’arts plastiques, de théâtre, de broderie constituent bien plus qu’une simple distraction dans leur emploi du temps. Elles permettent de développer des compétences aussi bien personnelles que sociales. L’enfant peut ainsi apprendre à mieux se connaître, retrouver la confiance en soi, se découvrir des talents et explorer de nouvelles perspectives d’avenir au-delà du port d’armes. Il apprend à contrôler son agressivité, à développer sa tolérance, sa patience et sa concentration, à panser ses blessures et à aller de l’avant. Il apprend aussi à construire au lieu de détruire, à travailler en équipe, à respecter les différences, à entrer en relation avec les autres sans rivalité, à combattre sa timidité et il peut de la sorte créer des amitiés. Ces séances sont accompagnées de sorties et d’événements artistiques. Les artistes peuvent ainsi présenter leurs œuvres à d’autres jeunes de la société, rencontrer des artistes professionnels, visiter un musée… Ces échanges leur sont bénéfiques, leur rendent leur fierté et leur permettent d’être considérés autrement que comme des ex-enfants soldats.
Dans les zones de conflit comme Gaza et tant d’autres, la guerre n’est pas un jeu d’enfant.
© Brian McCarty
Au Congo, où aucune infrastructure n’est gérée par l’État, tous les programmes sont portés par des associations et des citoyens, de la prévention du recrutement d’enfants à la réinsertion durable d’enfants soldats libérés. WAPA peut s’appuyer sur 22 salariés d’associations locales, mais surtout sur quelque 450 bénévoles disséminés dans toutes les régions, qui interviennent de façon préventive quand ils entendent parler de nouveaux recrutements, ou curative, en cas de retours difficiles. « Tout est à soutenir : la démobilisation, l’accueil dans des centres ou des familles, les habiller, les soigner… Les jeunes femmes violées sont accueillies à l’hôpital général de référence de Panzi, dirigé par le Dr Denis Mukwege. C’est un projet global où non seulement elles sont soignées et “réparées” chirurgicalement, mais où elles peuvent aussi suivre des cours d’alphabétisation, créer un projet de vie. Souvent, elles veulent retourner à l’école ou, quand elles sont devenues mamans, elles veulent développer un projet professionnel », témoigne Véronique Cranenbrouck. WAPA effectue aussi un travail de réunification familiale, soit avec le père et la mère de l’ex-enfant soldat s’ils sont encore vivants et acceptent de l’accueillir, soit en élargissant le cercle à la communauté d’origine. Sinon, les enfants sont intégrés dans des foyers de jeunes.
Un système de négociation bien rodé
« La sensibilisation des groupes armés à l’interdiction d’enrôler des enfants est aussi effectuée par les partenaires locaux sur la base d’un système de négociation bien rodé, avec une attitude pédagogique sans jugement moral et des références très africaines, comme “les femmes et les enfants sont notre or”. Ils obtiennent ainsi de très bons résultats », poursuit Véronique Cranenbrouck. Les enfants démobilisés sont accueillis dans des centres pour une durée de trois à six mois, ce qui est considéré comme légalement acceptable pour les soigner et développer un projet de vie avec des psychologues, des infirmiers, des assistants psychosociaux, des éducateurs, avec les services de psychiatrie et de traumatologie des hôpitaux de référence de Panzi, Bukavu et Goma. Lors des négociations sur leur démobilisation, les parties déterminent le nombre d’enfants, le moment et le lieu précis où ils seront libérés. Ils sont généralement livrés nus, les groupes armés gardant les uniformes… pour leurs futurs contingents.
Jeux de guerre
Comme le souligne l’Unicef, les enfants victimes de la guerre ne se limitent pas à ceux qui sont enrôlés dans des groupes armés. Dans de nombreuses régions en conflit, des enfants assistent impuissants à la destruction de leur maison, aux bombardements de villes, hôpitaux ou écoles…
En 1996, Brian McCarty, photographe californien, entamait un travail intitulé « War-Toys » dans le cadre d’une exposition organisée à Zagreb après la guerre d’indépendance de la Croatie. Pendant les quinze années qui ont suivi cette exposition, il a appris l’utilisation des thérapies expressives dans le traitement des enfants traumatisés par la guerre et l’idée de collaborer avec ces enfants en utilisant des pratiques d’art-thérapie pour recueillir leurs histoires est née. « Dans un conflit donné, War-Toys collabore avec des ONG locales et internationales et des agences des Nations unies pour mener des entrevues artistiques partout où les organisations sont présentes. Cela comprend les camps de réfugiés et de personnes déplacées, les écoles, les parcs, les centres communautaires et même les abris antiaériens », confie le photographe.
« Nous allons voir les enfants, où qu’ils soient, et nous travaillons avec des partenaires locaux pour créer un espace émotionnel sécuritaire où les enfants peuvent se détendre. » Après une mise en confiance, il leur est proposé de raconter l’histoire de leur jeune vie, de la dessiner pour tenter de s’en libérer. À l’aide de jouets achetés dans les commerces locaux, Brian McCarty a recomposé, sur les lieux mêmes de ces drames, les scènes qu’il a ensuite photographiées, en se plaçant du seul point de vue des enfants. « Nous utilisons les reconstitutions photographiques des histoires des enfants pour défendre leurs intérêts et atteindre des auditoires qui, peut-être, ne s’intéresseraient pas normalement à un sujet aussi sérieux. » Des jeux cathartiques et des enfants en première ligne pour reconstruire plutôt que détruire leur avenir.
Soixante vies beaucoup trop courtes
Le 10 mai 2021, Israël donnait le coup d’envoi du bombardement de Gaza. Il a duré onze jours et tué plus de 250 personnes, dont soixante enfants. Michael Winterbottom, réalisateur britannique, et Mohammed Sawwaf, journaliste et réalisateur palestinien qui signe son premier documentaire long-métrage, ont réalisé Eleven Days in May pour qu’on n’oublie pas ces enfants. En février dernier, dans le cadre de Ramdam, le festival du film qui dérange, leur film remportait le prix du documentaire le plus dérangeant. Les festivaliers ont été bouleversés par l’évocation de chacune des jeunes victimes selon un procédé simple, mais efficace. Les familles de chaque enfant décédé sont réunies dans leur lieu de vie pour un portrait de famille, puis le père, la mère, le frère, la sœur ou tout autre membre de la famille raconte qui était l’enfant disparu, ce qu’il faisait quotidiennement, ce qu’il rêvait de devenir ou ce qu’il représentait pour sa communauté. Ce qu’il faisait aussi au moment précis où une bombe l’a fauché. Soixante vies volées sont ainsi restituées, dans l’ordre chronologique des bombardements, pour que leur souvenir demeure.
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