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L’envers des métavers

Guillaume Lejeune · Animateur philo au CAL/Charleroi

Mise en ligne le 23 juin 2022

Vingt ans après la création du logiciel Second Life, le métavers revient au centre de l’actualité depuis que Mark Zuckerberg a décidé de transformer progressivement son réseau social en monde virtuel. D’après lui, « le métavers est la prochaine évolution des relations sociales »1. Mais est-ce vraiment une « évolution » ?

Le terme « métavers » apparaît sous la plume de Neal Stephenson en 1992 dans un roman de science-fiction intitulé Le Samouraï virtuel. Il recouvre l’idée d’un monde virtuel accessible grâce à la technologie numérique. Cet univers numérique sous-jacent au monde physique, on peut y prendre part moyennant la création d’un « avatar », un personnage qui nous fera exister dans l’interface numérique.

La réalité du virtuel

On comprend d’emblée qu’en s’inscrivant dans l’univers du Web, le métavers n’est pas entièrement déconnecté du nôtre. Il est lié à l’utilisation de serveurs qui sont très énergivores et de sociétés dont le but est le profit. D’après une étude de Greenpeace, la consommation du Net en électricité est estimée à 20 % de la consommation mondiale et serait responsable de 5 % des émissions des gaz réchauffant l’atmosphère. La sobriété numérique qui recommande un usage modéré d’Internet semble peu compatible avec l’idée d’un métavers qui présuppose une durée et une qualité de connexion importante, puisqu’il s’agit de faire exister un monde avec de multiples avatars, décors et transactions possibles. En bref, le métavers n’est pas vert. Mais ce n’est là qu’un aspect des critiques. Les interrogations les plus fondamentales concernent plutôt l’idéologie dont il serait porteur. Faut-il y voir une opportunité ou un danger pour les relations humaines ? Ne met-il pas en jeu une marchandisation des relations ? N’entraîne-t-il pas une standardisation de l’attention ?

On ne peut apporter de réponses univoques à ces questions concernant l’impact sur l’humain, car les métavers sont divers. Si certains construisent bel et bien un monde parallèle et prennent la forme de jeux collaboratifs, d’autres visent plutôt à nous permettre d’occuper une place pour nous inédite dans un univers semblable au nôtre. Enfin, certains visent à augmenter les possibilités de notre monde en nous permettant de nous connecter à distance à des gens connus ou non. Certains métavers peuvent aussi surfer sur ces différents enjeux à la fois et laisser l’opportunité à leurs membres d’en faire l’usage qui répond le plus à leurs besoins. On parle alors de « jeu sandbox » (bac à sable), chaque joueur se fixant les objectifs qu’il entend atteindre. C’est le cas de Second Life, un métavers mis en ligne en 2003 et qui a été largement médiatisé.

Utopie ou copie ?

Le logiciel Second Life, qui existe toujours bien qu’il ait connu son pic de connexions en 2009, nous promet une « seconde vie » qu’il place sous l’égide d’un symbole rappelant la main de Fatma.

D’une certaine façon, il se propose de nous prémunir du mauvais œil qui nous enfermerait dans un destin déterminé. En combinant l’usage de l’œil (rivé sur l’écran) et de la main (tapant sur le clavier), il numérise l’idée mystique de protection et se fait la porte d’un bonheur qui s’apparente à une nouvelle vie. Une question émerge : cette idée de « seconde vie » se distingue-t-elle de l’utopie ?

L’« utopie » est un terme dont on peut situer l’origine chez Thomas More. Dans son célèbre écrit qui porte le nom de ce concept, il met en scène Raphaël Hythloday, un voyageur qui raconte comment il navigue, se perd et arrive sur l’île d’Utopie. Ce voyageur découvre alors une société avec des règles entièrement différentes de celles de sa société d’origine. Selon More, l’utopie est donc moins une fuite délibérée hors de son monde que le moyen d’un recul critique sur sa société. En présentant la fiction d’un autre monde, l’auteur suggère un autre ordre possible qu’il ne tient qu’à nous de faire exister au sein de notre société.

Par rapport à L’Utopie de More, Second Life ne propose pas le rapport d’une expérience, mais se présente comme une expérience ou plutôt un lieu d’expérimentation. En fait, la société mise en place dans Second Life n’est pas foncièrement différente de la nôtre. Le but est donc moins de faire apparaître une distance critique que de créer un espace virtuel d’expérimentation au sein d’une société semblable à la nôtre. Second Life est alors moins une utopie à visée critique qu’un instrument de simulation qui a d’ailleurs engendré des retombées financières concrètes pour les gens qui y ont investi.

On constate ainsi un brouillage : Second Life n’est pas un monde séparé du nôtre qui permet de réfléchir sur notre société, c’est un outil qui fait partie de notre société et qui donne à certains l’occasion de s’enrichir sans en avoir l’air. L’argent qui semble virtuel devient réel. Mais cela vaut pour tout comportement sur Second Life : les agressions sexuelles qui paraissent virtuelles sont vécues avec une part de réalité par les personnes qui, par avatar interposé, en sont les victimes. Plusieurs plaintes ont d’ailleurs été déposées à cet égard. Le monde virtuel semble alors moins mettre en tension notre monde que le recopier et reproduire ses tensions.

Les vertus du virtuel

Le monde virtuel ne reproduit toutefois pas le monde réel à l’identique. Le cadre épuré – auquel manquent les mille et une stimulations du milieu telles que le bourdonnement de la mouche, l’odeur de cigarette du voisin, etc. – offre la possibilité d’accélérer les processus en substituant l’expérimentation à l’expérience. Là où l’expérience se fait sur le tas et nécessite de la durée, l’expérimentation a un caractère intentionnel et permet de dégager assez rapidement des modus operandi à même de nous orienter dans l’expérience pour peu que les conditions d’expérimentation soient suffisamment proches des conditions réelles.

La simulation fait alors office de stimulation. Les utilisateurs peuvent s’en servir pour changer leur vie plus rapidement. Second Life relève de ce fait de l’enhancement : l’individu maximise ses ressources. Ce qui se présente comme une « seconde vie » est donc un « accélérateur ». Dans ce cas, Second Life est moins une autre vie qui s’ajoute à la nôtre, qui la complémente ou la concurrence, que la préparation au futur vers lequel on se projette. Reste à voir de quoi cette préparation fait l’économie. Dans quelle économie s’inscrit-elle ?

Le métavers prend-il les problèmes à l’envers ?

L’idée d’enhancement qui se dessinait dans Second Life est clairement ce sur quoi se recentre le métavers Meta que Mark Zuckerberg entend progressivement substituer à Facebook. Il s’agit d’un dispositif de réalité augmentée. Cette augmentation n’est censée connaître aucune fin. D’où le signe d’infini qui sert d’icône à l’interface Meta. L’ironie veut que ce signe rappelle celui de la neurodiversité, à ceci près que le bleu de Facebook a remplacé l’arc-en-ciel de couleurs de la diversité neuronale. Ces deux infinis polarisent le rapport que l’on peut avoir au monde. Dans un cas, on table sur l’individu dont on maximise à l’infini les potentialités et l’on subordonne les relations réelles à cette entreprise d’augmentation des ressources. Dans l’autre, derrière la valorisation de la neurodiversité, il s’agit de prendre conscience du potentiel que chacun représente l’un pour l’autre à travers une politique d’échange. Dans la perspective de Zuckerberg, il faut rendre possible le fait de travailler à distance et de vivre avec des amis lointains. Mais ne faudrait-il pas plutôt rendre possible la relocalisation du travail, rendre les quartiers vivants et donner au concept de voisinage une valeur positive ? Ne prend-il pas le problème à l’envers ?

Selon Zuckerberg, on pouvait toujours reprocher aux visioconférences d’être ennuyeuses, mais en se créant un avatar, on rend ludique et agréable une réunion, de sorte qu’on peut être pleinement là-bas en réunion tout en étant ici. La réalité est alors augmentée puisque à ma réalité ici s’ajoute celle de mon avatar là-bas. Il y a quelque chose de séduisant. Or, derrière cette séduction, c’est la « vulnérabilité aux injonctions douces »2 qui se dessine avec, pour conséquence, une perte de sens critique et l’exposition à une tromperie dont on se fait l’artisan.

Croire que l’on puisse augmenter l’humanité en développant la capacité des individus, n’est-ce pas, en effet, une illusion ? D’après Yves Citton3, il est d’ailleurs douteux que l’on enrichisse vraiment les capacités de l’individu par l’intermédiaire des filtres numériques qui s’ajoutent à notre vision des choses. Nos ressources en matière d’attention sont limitées. Cela signifie qu’on n’augmente pas notre réalité en l’additionnant de données numériques, mais seulement l’éventail des possibilités de ce sur quoi on va porter notre attention. On ne peut tenir compte de toutes les informations qui s’offrent à nous, pas plus que l’on ne peut faire flèche de toutes les opportunités que l’on rencontre. Plus les informations se multiplient, plus notre attention est divisée. Plus les opportunités d’être, de paraître ou d’apparaître sont là, moins l’on est dans le contentement du fait d’être. Plus l’on mise sur le possible, moins l’on jouit du réel. Faire de nos milieux des « mondes d’horizon », ainsi que Zuckerberg nomme une branche de son projet visant à faire du métavers un élément central du social, c’est d’une certaine façon les priver de leur substance.

Un miroir aux alouettes ?

À cela, on pourrait certainement répondre que des métavers à vocation altermondialistes existent. Mais il y a fort à parier que sur le marché du métavers, ce ne soient pas eux qui vont s’imposer. La question qui se pose, en fin de compte, derrière la tournure que prend un monde virtuel, est la suivante : les métavers ne sont-ils pas les ombres démesurées de nos visions du monde et des rapports de force qui s’y dessinent ? Si tel est le cas, il importe de revenir des ombres aux réalités et d’interroger les enjeux qui s’y présentent. Cela ne veut pas dire qu’il faille nécessairement se passer des métavers, mais cela indique à tout le moins que l’on ne peut faire l’impasse d’une interrogation sur l’idéologie qui s’y loge et la myriade de questions qui s’y posent : s’agit-il de vivre en bulle ou d’apprendre à cohabiter ? Les réunions à distance ne rendent-elles pas inopérant le milieu partagé ? Quelles attaches une entreprise a-t-elle encore avec l’environnement quand elle se crée son propre univers ? Comment peut-on faire place à l’autre, au difforme, lorsque l’on ne le rencontre plus dans cette « seconde vie » qui nous plonge dans un état second ? Quelle place accorde-t-on encore au corps vécu subjectivement quand un avatar le remplace ?

En fait, l’idéologie derrière le métavers est qu’il faut trouver les moyens de fins qui se définissent sur le modèle de l’avoir et non sur celui de l’être. L’objectif est l’augmentation croissante de certaines habiletés humaines et entrepreneuriales. On a là l’idéologie du transhumanisme, de l’Homme augmenté. Il s’agit de capitaliser l’espèce humaine, d’en faire l’instrument d’une maximisation des ressources de l’humanité. Mais en se focalisant sur les moyens d’une augmentation de nos ressources, le transhumanisme nous détourne d’une réflexion critique sur la formulation des fins recherchées. Sous prétexte de nous augmenter, le transhumanisme nous prive de l’essentiel : une réflexion critique et collective sur les fins que nous entendons poursuivre.

On pourrait renverser la logique du transhumanisme que visent Zuckerberg et son projet de métavers en cherchant les fins de nos moyens. À l’instar d’un Henry David Thoreau, on ferait vœu de simplicité volontaire. On aiguiserait son regard pour comprendre quelles sont les opportunités qu’il est possible de tirer de notre situation, comment s’en accommoder. Il s’agirait alors de nous adapter aux circonstances et non d’adapter les circonstances à nous en remodelant le monde. Cette simplicité volontaire qui allie l’humain à une certaine humilité pourrait se lire comme un lointain écho de l’économie de la tradition humaniste. Celle-ci est une reconstruction permanente, une réinterprétation des savoirs de la tradition à la lumière de la situation présente. Il s’agit d’articuler une continuité dans l’expérience qui respecte les legs du passé et les attentes du futur.

À cela, on pourrait certainement répondre que des métavers à vocation altermondialistes existent. Mais il y a fort à parier que sur le marché du métavers, ce ne soient pas eux qui vont s’imposer. La question qui se pose, en fin de compte, derrière la tournure que prend un monde virtuel, est la suivante : les métavers ne sont-ils pas les ombres démesurées de nos visions du monde et des rapports de force qui s’y dessinent ? Si tel est le cas, il importe de revenir des ombres aux réalités et d’interroger les enjeux qui s’y présentent. Cela ne veut pas dire qu’il faille nécessairement se passer des métavers, mais cela indique à tout le moins que l’on ne peut faire l’impasse d’une interrogation sur l’idéologie qui s’y loge et la myriade de questions qui s’y posent : s’agit-il de vivre en bulle ou d’apprendre à cohabiter ? Les réunions à distance ne rendent-elles pas inopérant le milieu partagé ? Quelles attaches une entreprise a-t-elle encore avec l’environnement quand elle se crée son propre univers ? Comment peut-on faire place à l’autre, au difforme, lorsque l’on ne le rencontre plus dans cette « seconde vie » qui nous plonge dans un état second ? Quelle place accorde-t-on encore au corps vécu subjectivement quand un avatar le remplace ?

  1. Facebook, « Les relations évoluent, et nous aussi ».
  2. Jean Baudrillard, De la séduction, Paris, Gallimard/Folio, 1988, p. 240.
  3. Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, Points, 2021.

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