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L’emprise, l’enfer,
la solution : fuir !

Sandra Evrard · Rédactrice en chef

Mise en ligne le 3 juin 2022

C’est une fiction qui ressemble à une histoire vraie. Et même tellement vraie que sa lecture nous laisse une boule dans la gorge. Rédigé par Manon Terwagne, avant même d’avoir fêté ses 20 ans, le roman de cette jeune namuroise nous plonge dans la crue réalité d’une jeune mère de famille sous l’emprise d’un mari violent et manipulateur. L’histoire est bien plantée, en distillant les différents ressorts qui plongent Joséphine, 26 ans, mère de deux jeunes enfants, dans une descente aux enfers. Tout commence par ce mariage avec Raphaël, un homme du style gendre idéal, au métier altruiste et réputé de médecin, lui ayant acheté leur jolie grande maison… Un tableau idyllique qui s’effrite progressivement avec des comportements d’abord inadéquats, des remarques désobligeantes, du dénigrement. Vient ensuite l’isolement imposé à la jeune épouse, coupée de sa famille et de ses amies, puis… les premiers coups. Et les viols. Avec certaines personnes qui s’en rendent compte et essayent d’aider Joséphine à sortir de cette emprise, mais aussi les relativismes déplacés comme la sordide phrase de sa belle-mère : « Tu l’aimes, ce n’était pas un viol. » La démolition physique et psychique s’installe, telle une gangrène. La peur aussi, notamment face au chantage : « Si tu pars, tu ne reverras plus tes enfants. » Heureusement, la nécessité de les protéger alors que le petit garçon de 3 ans, qui en a déjà trop vu et reproduit des comportements violents à l’école, signe le début de la décision de fuir.

Mais vient le confinement. Nous sommes en mars 2020 et pour beaucoup de femmes et d’enfants sujets aux violences intrafamiliales celles-ci s’accentuent et la mort les frôle régulièrement, à l’abri des regards et des relais, des recours, qui auraient pu se mettre en place en temps normal. « Sur un calendrier, je trace discrètement une croix à chaque jour d’enfermement auquel je survis », affirme Joséphine. Et son mari Raphaël d’appuyer là on ça fait mal : « Même si tu t’en plaignais, qui penses-tu qu’on croirait ? La femme seule avec deux enfants, sans travail, ou le médecin apprécié dans tout le quartier ? » Aidée par sa famille, elle arrive enfin à fuir. Le roman s’arrête-là, sur cet être décomposé qui doit tout reconstruire. Il n’effleure que l’idée de la suite : les difficultés à faire reconnaître – notamment au niveau judiciaire – mais aussi par la société dans son ensemble, ces comportements criminels et à y répondre de manière adéquate. En ne les classant pas que dans des faits divers.

En 2020, les violences conjugales ont augmenté de 10 %, alors que chaque année, près de 45 000 dossiers sont enregistrés par les parquets, avec en moyenne une femme sur sept confrontée à un acte de violence commis par son (ex-)partenaire. En 2021, 18 femmes ont été victimes de féminicides et 6 enfants sont décédés dans le contexte de violences conjugales, selon Stop féminicides. Mais faute de recensement officiel, le manque de statistiques consolidées en dit long sur la prise en considération de ce phénomène dans notre pays.

La force de ce roman se trouve dans les détails aussi poignants que cruels de l’horreur vécue par cette femme sous emprise violente. C’est étonnant de réalisme, d’autant plus dans le chef d’une si jeune auteure. Manon Terwagne, aujourd’hui formée en tant qu’assistante sociale a réalisé un stage de quatre mois en pédopsychiatrie à la Réunion où elle a rencontré plusieurs mamans et leurs enfants sous « emprise » et constaté sur le terrain les dégâts causés par ce type de relation toxique. Le 2 juin dernier, elle a reçu le prix Laure Nobels qui a été créé par les parents de Laure, assassinée à l’âge de 16 ans par son compagnon de 17 ans. Elle-même jeune autrice, ses parents ont souhaité partager sa passion de l’écriture en récompensant de jeunes auteur.e.s belges.

Manon Terwagne, Emprise, Hévillers, Ker, 2022, 140 pages.

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