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Le wokisme,
une menace qui détourne
du débat essentiel

Propos recueillis par Niels De Nutte · Coordinateur des formations à deMens.nu

Avec la rédaction1

Mise en ligne le 12 avril 2022

Le philosophe néerlandais Floris van den Berg est réputé en tant qu’ardent défenseur de l’éco-humanisme, pour un monde avec moins de souffrance et plus de bonheur. Aujourd’hui, il fait entendre sa voix dans les débats sur le wokisme et la cancel culture qui en résulte. Conversation avec un athée humaniste et espiègle.

Photo © Shutterstock

Professeur adjoint de philosophie à l’Université d’Utrecht, Floris van den Berg avait reçu le deMens.nu Book Award en 2016 pour son livre Beter weten. Filosofie van het ecohumanisme2. Nous revenons vers lui à la suite de la publication de son article Over het gevaar van de woke-inquisitie en de cancel culture sur le site du think tank Liberales3, dans lequel il s’étend sur le phénomène. Que la pression sur la liberté académique, et par extension sur la liberté d’expression, ne cesse de grandir est un fait qui ne laisse personne indifférent.

Qui êtes-vous, Floris van den Berg ? Qu’est-ce qui vous intéresse ?

Je me vois comme quelqu’un qui essaie de continuer à œuvrer dans l’optique de la philosophie des Lumières, pour un monde avec moins de souffrance et plus de bonheur. C’est en quelque sorte mon slogan, mon projet qui rejoint celui des Lumières. Je me suis construit en tant que philosophe, et plus concrètement en philosophie environnementale, car je suis convaincu que c’est le plus gros enjeu de notre époque. Si le problème écologique n’est pas résolu, les autres problèmes seront éclipsés. C’est une question de priorité face aux enjeux philosophiques. Je m’intéresse aussi à l’idéal de Bildung (formation d’un esprit éclairé, NDLR), d’épanouissement le plus important possible de l’être humain, appréciant l’art et la connaissance au sens large, mais également les sports comme le yoga. Cela s’applique à moi, mais en même temps, j’essaie de stimuler cela chez les autres et de me concentrer sur mes élèves.

Vous vous considérez comme un humaniste. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ? Aimeriez-vous changer quel­que chose à l’humanisme actuel ?

L’humanisme est une idéologie créée par l’homme. En ce sens, c’est la même chose qu’une religion. La différence réside dans le fait que l’humanisme en est conscient et tente de corriger ses défauts avec les meilleurs arguments possibles. C’est une idéologie ouverte dans laquelle les personnes sont centrales, partant de l’individuel, mais avec la nécessité du collectif. L’humanisme peut ainsi se redéfinir. Par exemple, nous travaillons depuis un certain temps sur l’impératif de passer de l’humanisme à l’éco-humanisme, afin d’étendre le cercle moral des seuls humains (anthropocentrisme) à tous les êtres sensibles (sentientisme), ce que je défends dans mon livre Beter weten.

Et pourtant, je ne vois pas ce glissement se produire pour l’instant. Mon enthousiasme pour l’humanisme organisé s’est donc un peu affaibli parce qu’il manque de proactivité. Malheureusement, le véganisme n’apparaît pas encore non plus comme une composante essentielle de l’humanisme contemporain. Non pas que je sois contre cette vieille image de l’humanisme, je pense simplement que le cercle s’est agrandi. Continuer à se focaliser sur l’homme comme unique valeur participe d’un certain conservatisme. Si nous ne faisons rien, nous sommes condamnés. Les humanistes devraient contribuer à la solution et non faire partie du problème.

Qu’est-ce qui vous a décidé à participer aux débats sur le wokisme et la cancel culture ?

Pour faire bref, cela relève de l’autodéfense intellectuelle. Pour les autres et pour moi-même. J’en souffre et je me sens aussi en danger. Cela s’applique à ma position ainsi qu’à celle de mes collègues de l’université où, depuis deux ans, j’ai l’impression que les wokies ont du pouvoir sur moi. Par ce qu’ils disent de leurs professeurs ou lorsqu’ils portent plainte. Je considère que c’est de la légitime défense, car il est difficile de savoir si la direction de l’université soutient ou non le personnel académique.

C’est vraiment comme ça que ça se passe ? Le vent du wokisme souffle fort depuis les États-Unis ?

C’est encore une brise ici et non un ouragan, mais si vous connaissez la situation aux États-Unis, vous êtes conscient où cela peut mener. Les instances de direction ne savent pas trop quoi faire, et je peux les comprendre. C’est une question compliquée. Ils souhaitent laisser les élèves s’exprimer, mais il semble parfois que cela se fasse aux dépens des enseignants. En plus de la peur qui m’habite, j’ai aussi le sentiment que cette discussion nous détourne de ce qui est réellement essentiel : la crise écologique, qu’il est crucial que nous résolvions. Le wokisme est selon moi un bruit qui fait obstacle au vrai débat. C’est une perte de temps. C’est d’ailleurs la première phrase de mon nouveau livre, Het spook van woke (« le fantôme du wokisme », NDLR).

Devenu athée militant à l’âge adulte, le philosophe néerlandais Floris van den Berg organise notamment une journée annuelle de l’athéisme. L’humaniste s’interroge aujourd’hui sur l’impact de la « cancel culture ».

© Belga

La langue est d’une grande importance. Y a-t-il une certaine hypersensibilité à cet égard ?

Le mot « hypersensibilité » est essentiel. Réfléchir aux hiérarchies normatives cachées dans le langage fait partie de la philosophie, c’est ce que je défends. Et il me semble souhaitable que des changements soient apportés sur cette base. Prenez, par exemple, le mot « mademoiselle ». Ce terme attribué aux femmes célibataires n’est plus utilisé et à juste titre. Après tout, il n’y a jamais eu de terme pour désigner un homme célibataire. Dans le cas du wokisme, il s’agit principalement de savoir comment une telle situation est remise en question et comment des actions sont menées autour d’elle. La manière dont cela se passe est ce qui me dérange le plus. Néanmoins, ce n’est pas pour cela que je balaie le débat woke d’un revers de la main, comme le fait la droite. Le langage peut montrer une structure morale qui n’est pas juste. C’est là que réside la beauté. Par exemple, je fais moi-même constamment une distinction entre les animaux humains et les animaux non humains.

Vous faites également une distinction entre les « Guerriers de la Justice sociale » et les « guerriers de la justice sociale ».

Lutter pour la justice sociale avec une minuscule correspond à l’action humaniste. Quand on parle des « Guerriers de la Justice sociale » avec une majuscule, au cœur du débat woke, la bataille dégénère en lutte terminologique. Ainsi, de nombreux concepts ne signifient pas ce que vous pensez qu’ils signifient, comme l’inclusivité, la diversité ou la justice sociale. À mon avis, le wokisme donne souvent le sens opposé. Le « SJW » (pour social justice warrior, devenu un néologisme péjoratif, NDLR) fournit une interprétation postmoderne dans laquelle vous voyez tout à travers les yeux de Foucault, qu’il l’ait voulu ou non de cette façon. Cela signifie que vous ne regardez le monde que du point de vue des relations de pouvoir possibles, qui peuvent exister. Il n’y a donc pas de sens objectif ou de rationalité, il n’y a que des relations de pouvoir. Vous et moi pouvons être considérés comme égaux, car nous sommes tous les deux des hommes, blancs, instruits. Vous êtes marié, donc je suppose que vous êtes cisgenre et hétérosexuel. Moi aussi. Selon la logique de ce raisonnement, cette « relation d’égal à égal » serait le seul moyen de se parler sans relations de pouvoir.

Parce qu’on développerait exactement les mêmes perspectives ?

En effet. Par exemple, si vous étiez une femme, mon discours ne serait pas évalué sur la base de mon argumentation, mais uniquement sur le rapport de force inégal qui existerait entre nous.

Voyez-vous le wokisme comme une excroissance de la pensée postmoderne ?

Absolument, et c’est ce qu’analysent très clairement Helen Pluckrose et James Lindsay dans leur livre Cynical Theories4, que je recommande. Car dans le passé, même lorsque j’étais étudiant, le postmodernisme n’était qu’un mouvement intellectuel qui était populaire parmi certains universitaires, mais qui n’avait aucun effet pratique. Il y a maintenant une sorte de postmodernisme appliqué. Vous pouvez rechercher une relation entre eux, mais le postmodernisme 2.0 est très ennuyeux. C’est, sous couvert d’amour pour la paix, une culture d’annulation agressive dans laquelle d’autres personnes sont traitées de manière menaçante à cause de leurs expressions, de leurs paroles et même de leurs opinions. Car si la critique est absolument utile, en revanche, une armée de trolls qui affirme que vous avez fait quelque chose de mal ne l’est pas du tout. Pour illustrer mes propos : un professeur américain qui enseignait vêtu d’une chemise hawaïenne ornée de dessins de femmes a été licencié après avoir été accusé de sexisme, sous prétexte que son choix de vêtement serait l’expression d’une forme de sexisme.

Cela nous amène à une autre question, celle de l’appropriation culturelle et de l’expérience personnelle d’une identité ethnique.

On ne parle pas ici d’ethnicité, mais de l’expérience vécue par des individus qui ne sont pas au sommet de la hiérarchie sociale. Le problème est que l’expérience personnelle pèse plus lourd aujourd’hui dans le débat que l’objectivité. Cette dernière est considérée comme le produit de ceux qui sont au pouvoir, alors qu’il est entendu que l’expérience personnelle ne peut jamais être remise en question. Par exemple, j’ai donné une conférence pour les étudiants de troisième cycle à l’université. J’ai cité des chrétiens conservateurs américains prenant une position anti-gay avec des pancartes « Kill the fags ». Une plainte a été déposée auprès du doyen car j’avais utilisé le mot fag5 pendant le cours et que la personne en question ne se sentait pas en sécurité à cause de cela. Cet exemple montre que le contexte de citation n’a plus d’importance. Cela va à l’encontre de mes valeurs humanistes de liberté d’expression. On devrait pouvoir tout nommer, ne serait-ce que pour indiquer où se situe l’erreur.

En définitive, il devient très difficile de situer historiquement des concepts ou des problèmes de manière précise ?

Les termes changent au fil des ans, et c’est très bien. Mais cela ne signifie pas que vous ne pouvez plus parler de choses à un niveau méta. Dans l’enseignement, et a fortiori dans l’enseignement supérieur, il faut qu’il y ait un environnement dans lequel tout peut être énoncé. Cela signifie que les étudiants peuvent se sentir assez mal à l’aise à cause de ce que dit l’enseignant, à cause des opinions exprimées dans les conversations et à cause de la littérature qui est étudiée. Il ne s’agit pas de protéger les sentiments individuels du public, dans ce cas des étudiants, mais de les encourager à réfléchir. Cela ne veut pas dire qu’ils doivent être d’accord : ils sont autorisés à penser que quelque chose est bien ou mal. Mais la critique ne peut se faire qu’à la marge.

Et pas en coupant un extrait d’une conférence et en le mettant en ligne, par exemple. J’ai vraiment peur de ça. L’idée même du wokisme est de protéger les sentiments individuels des gens, ce qui revient à interdire certaines expressions artistiques, certains faiseurs d’opinions, certains dessins animés… Cela va à l’encontre de ce qu’est l’humanisme, à savoir la liberté d’expression. Exercer cette liberté signifie simplement courir le risque de heurter et de tester vos opinions. Dans une société ouverte, où l’humanisme est l’essence même, on doit apprendre à gérer les choses qui peuvent nous blesser ou avec lesquelles nous ne sommes pas d’accord. La limite est la violence et les menaces de violence.

En tant que philosophe, lorsque je consulte quelqu’un avec qui je suis fondamentalement en désaccord, je me demande s’il y a quelque chose que je peux apprendre et emporter avec moi. Ainsi, j’ai trouvé en Roger Scruton, un penseur conservateur, mon « contre-philosophe » préféré. Cela rend le débat excitant et m’évite de me retrouver face à mon propre écho.

  1. Cet article est une adaptation en français de « Een wereld met minder leed en meer geluk », dans deMens.nu Magazine, 11année, no 1, 15 décembre 2021. Il est publié ici avec l’aimable autorisation de son auteur et de deMens.nu.
  2. Floris van den Berg, Beter weten. Filosofie van het ecohumanisme, Anvers, Houtekiet, 2015, 637 pages.
  3. Floris van den Berg, « Over het gevaar van de woke-inquisitie en de cancel culture », Liberales, 10 avril 2021.
  4. Helen Pluckrose et James Lindsay, Cynical Theories. How activist scholarship made everything about race, gender and identity – and why this harms everybody, Durham, Pitchstone Publishing, 2020, 352 pages.
  5. Insulte qui se traduit par « pédé » en français.

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