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Journalisme long :
le temps
de raconter le monde

Achille Verne · Journaliste

Mise en ligne le 11 avril 2023

Le journalisme de temps long fait des émules, en dépit de la vitesse de l’information – ou peut-être grâce à celle-ci. Mais cette manière de relater les faits se heurte à la culture dominante ainsi qu’aux réalités économiques et financières.

Illustration © Shutterstock

Ces dernières années, le « journalisme de temps long » connaît un certain succès. Les puristes vous diront pourtant qu’il n’a rien inventé : Balzac, Saint-Ex, Hemingway, c’est un peu du journalisme au long cours, même si la dimension romanesque s’en mêle. Et il y a de l’Albert Londres dans chaque journaliste qui, armé de sa plume ou de sa caméra, désire prendre son temps pour observer la planète exsudant son liquide organique.

Un peu de recul

Mais une tendance est bien là qui formule projets et initiatives. Quelques exemples : la collection « Bayard Récits » dit vouloir « raconter des histoires, c’est-à-dire une manière d’être au monde » en donnant la priorité à la narrative non fiction, au croisement du journalisme et de la littérature. XXI se présente comme « une revue totale, qui mêle tous les langages pour raconter le monde ». Wilfried se « tient à distance des micro-incidents de l’actualité pour mieux explorer les grands courants de notre temps ». Il veut « explorer la Belgique sous ses multiples facettes ». Au sommaire : des interviews-fleuves, des récits en coulisses, des reportages au long cours, des portraits fouillés, des chroniques nourries par « un certain regard »…

Alléchant, n’est-ce pas ? Pour les lecteurs, mais aussi pour les journalistes. Les rédacteurs de la presse quotidienne et hebdomadaire nourrissent souvent pour le journalisme long un sentiment qui mêle envie et regrets. Ils ont leurs références, leurs modèles. À propos du dernier livre de la journaliste du Monde Florence Aubenas, Ici et ailleurs1, Le Soir écrit : « De la plume, si singulière, de la journaliste française coule une galerie de personnages tantôt touchants, tantôt effrayants, toujours intrigants. Elle convoque mille paysages, du rond-point de Marmande, dans le Sud-Ouest de la France, à la place de la mairie éventrée de cette petite ville du Sud de l’Ukraine.2 » En somme, la journaliste donne le récit de l’histoire « présente » du monde.

Lever le pied

Le journalisme long a une vertu pour le métier : son existence soulage par procuration la conscience du journaliste. Et pour cause : dans des rédactions de moins en moins peuplées, il faut « produire » toujours plus et toujours plus vite. L’info en ligne a pris le pas sur le papier, privilégiant bien souvent le texte court synonyme de clics. Sa montée en puissance fait craindre qu’elle ne supplante définitivement le reste, une « une » numérique bien achalandée pouvant suffire à capter ces lecteurs-zappeurs qui rebondissent frénétiquement entre médias et réseaux sociaux.

Face à cette névrose, descendre de trois crans sur l’échelle du stress et prendre le temps d’un récit long, avec ce que cela signifie en matière de qualité et de crédit, apparaît à plus d’un comme un idéal journalistique. Mais comment vivre d’un genre qui coûte cher (le temps, c’est de l’argent) et ne nourrit pas son homme ? La question n’est pas anodine. La difficulté qu’ont les éditeurs à équilibrer les comptes condamne probablement le journalisme long à rester un genre minoritaire. En janvier 2022, pour ne citer qu’elle, la version en néerlandais de Wilfried a été abandonnée, la revue n’ayant d’autre choix que de recentrer ses moyens sur le texte français.

Il reste qu’au-delà des aléas économiques et des accidents industriels, le journalisme de temps long a véritablement fait souffler un vent frais dans les rédactions de la (grande) presse tout en lui rappelant sa mission première : celle de fournir un journalisme « vrai ». Un journalisme qui doit fixer son époque dans le texte avec la plus grande exactitude. Ce devrait être une mission quasi sacrée. Car le récit médiatique ne contribue pas seulement à la narration du temps présent, il tient lieu de boussole à une grande partie de l’humanité. Bien mené, il peut rendre le monde sinon plus beau, du moins plus averti.

« Créateur d’une vision du monde »

Le récit médiatique « créateur d’une vision du monde » : c’est précisément le sujet de l’ouvrage de Marc Lits et de Joëlle Destrebecq Du récit au récit médiatique3. Les auteurs s’y proposent « d’apprendre à maîtriser les différents codes qui sous-tendent la production et la réception de tout récit » en revenant sur la réflexion qu’a engendrée ce thème. L’objectif est ici de se pencher sur les rapports entre le récit et la société. « Que nous dit le récit de presse de la société dont il est le reflet ? En quoi le récit médiatique, source d’information privilégiée, façonne-t-il aujourd’hui notre vision du monde ? », s’interrogent-ils.

Dans la conclusion qu’ils apportent au chapitre Récit et société : les enjeux, les auteurs notent que « dans la société contemporaine, le rapport au réel se construit différemment [par rapport aux] sociétés antérieures, dans la mesure où la distinction entre nature et culture, entre réel et virtuel, entre vrai et faux [est] sans cesse mise en question, entre autres à cause de la place centrale occupée par les médias audiovisuels dans le système social ».

Une attention plus particulière est accordée à la « vidéosphère », un accélérateur d’infos et de données qui génère son lot de réserves et de réticences. Toutefois, résument Joëlle Destrebecq et Marc Lits, on peut aussi voir dans cette centralité des médias, à la manière du philosophe « postmoderne » et homme politique italien Gianni Vattimo, « une chance pour l’expression de toutes les diversités, dans une fabulation du monde certes peu transparente, mais riche de ses discordances ». Une telle formule conduit à interroger la fidélité avec laquelle un récit rend compte de la marche de la société.

De la fabulation à la véracité

Pour donner une réponse à cette question, il faudrait commencer par passer au crible toutes les catégories de journalistes et de journalismes. Ceux qui « bâtonnent la dépêche3 ». Ceux qui se départissent de toute idéologie, coupent, recoupent l’information et pensent offrir de la sorte une vision objective de la société. Ceux qui militent, prônent la défense de certains intérêts, rétorquant à leurs détracteurs qu’ils n’ont pas à recevoir de conseil de la grande presse, laquelle ferait partie intégrante du système qu’ils abhorrent, donc elle aussi partisane. Et cætera. Qu’importe la catégorie, la « vérité vraie » est au mieux approchée, jamais pleinement engrangée.

Vu de l’extérieur, le journalisme de type long peut apparaître comme un futur mur porteur de notre information, le bouclier tant recherché contre les fake news. On a beaucoup dit et écrit que l’hebdomadaire allemand Die Zeit avait sauvé sa peau en recomposant une rédaction basée sur la diversité, mais aussi en offrant de longs reportages à ses lecteurs. Il serait donc a priori utile (et profitable financièrement) de s’en inspirer. Pourtant, si l’on regarde de l’autre côté de l’Atlantique, on s’aperçoit que les grands journaux américains publient de moins en moins de longs articles (plus de 2 000 mots).

La brièveté, vice ou vertu ?

Selon une étude de la Columbia Journalism Review, des quotidiens comme le New York Times, le Financial Times, le Los Angeles Times et le Washington Post produisent des articles moins longs qu’autrefois. De 25 % pour le New York Times à 86 % en moins pour le Los Angeles Times. L’opposition de ces journaux à la longueur affirme reposer sur une connaissance affûtée de leur écosystème. Ils pensent que leurs lecteurs cherchent à gagner du temps et que la concision est une vertu. D’où la question : la fin du long-form journalism signifie-t-elle nécessairement la fin du « bon journalisme » ? Pas nécessairement. Mais il est certain qu’on n’expliquera jamais l’œuvre de Nietzsche en 1 500 signes.

Les défenseurs de la « brièveté » font encore valoir qu’il vaut mieux faire court que de perdre à jamais un abonné, qui est un lecteur, mais aussi un citoyen. « Produire des contenus de qualité pour une société de clercs et de jeunes individus sociologiquement favorisés est tout à fait respectable. Mais il faut aussi penser à tous les autres, et laisser les confrères tenter de trouver des solutions et de nécessaires compromis », s’insurge le journaliste Cyrille Frank5.

La liste des questions posées par le journalisme long semble infinie et de nouveaux paramètres viendront à coup sûr la modifier. Ainsi, quels impacts auront à l’avenir ChatGPT et l’intelligence artificielle sur le récit du monde, qu’il soit ample ou concis ? En quantité, il est clair que la machine dépasse l’homme. À lui d’en garder les commandes.

  1. Florence Aubenas, Ici et ailleurs, Paris, L’Olivier, 2023.
  2. Marine Buisson et Béatrice Delvaux, « Florence Aubenas : ʺJ’ai toujours été en mouvement, je pense toujours au reportage d’aprèsʺ », dans Le Soir, 15 mars 2023.
  3. Marc Lits et Joëlle Destrebecq, Du récit au récit médiatique, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2017.
  4. Copier-coller une information brève fournie par une agence de presse en la remaniant partiellement, NDLR.
  5. Cyrille Frank, « Le “journalisme long” se perd ? Tant mieux ! », 28 janvier 2013.

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