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Le SAP : un dangereux
syndrome sexiste

Justine Bolssens et Diane Gardiol · Déléguées « Étude & Stratégie » au CAL/COM

Mise en ligne le 12 avril 2022

Sous l’abréviation « SAP » se cache un concept dangereux et encore méconnu du grand public : le syndrome d’aliénation parentale. Ce concept n’a rien de scientifique mais parvient pourtant à s’infiltrer dans nos institutions, mettant en danger les femmes qui veulent quitter un partenaire violent, mais également leurs enfants.

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Le syndrome d’aliénation parentale, concept datant des années 1980, est la création de Richard Gardner, un psychiatre américain pro-pédophilie, qui considère que la majorité des accusations d’abus sexuels et de violences intrafamiliales sont fausses… Il puise dans les clichés sexistes pour mettre en garde contre les « manigances et mensonges » des mères en situation de séparation. Selon sa théorie, celles-ci manipuleraient systématiquement leurs enfants afin qu’ils dénoncent des violences paternelles « imaginaires » et refusent en conséquence de continuer à voir leur père. Ces mauvaises mères aliéneraient la perception de leurs enfants en leur racontant des mensonges sur les violences qu’ils auraient subies, mensonges qu’ils finiraient par intégrer comme étant la vérité. En réalité, Gardner a voulu fournir une base théorique pour servir à une mise en doute systématique des témoignages des mères ou de leurs enfants concernant les violences exercées par le père1.

Afin de donner un vernis scientifique à son concept, Gardner le définit comme un syndrome – c’est-à-dire un ensemble de comportements pathologiques. Mais précisons que cette théorie n’a fait l’objet d’aucun consensus scientifique, n’est pas reconnue par les communautés de psychologues et n’a même pas été soumise à l’évaluation par des pairs, puisque le docteur Gardner publiait ses études via sa propre maison d’édition. C’est notamment grâce à un lobby bien organisé de masculinistes que cette théorie s’est faufilée jusqu’aux cours de justice.

Une instrumentalisation devant les tribunaux

Cette thèse fallacieuse a cependant eu des effets parfois dramatiques devant les tribunaux américains, où elle était plaidée dans de nombreux dossiers de garde d’enfants. C’est pourquoi, en 2006, le Conseil national des juges aux tribunaux de la famille a dénoncé ce concept en le comparant à de la junk science (science de comptoir) et plusieurs États américains ont alors interdit l’utilisation de ce type de défense dans des litiges de garde.

Le SAP est encore trop souvent invoqué lors de séparations difficiles pour faire valoir le droit de garde d’un homme violent.

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Au-delà des frontières américaines, le SAP est malheureusement encore employé et promu par des praticien.ne.s, notamment des avocat.e.s, des psychologues, des associations de parents, en Espagne, en France ou bien en Belgique. Même la Cour européenne des droits de l’homme s’y réfère dans plusieurs affaires2 – tandis que son utilisation est vivement déconseillée par le Conseil de l’Europe en raison de ses effets pervers. Aujourd’hui, au sein du tribunal de la famille, le SAP est donc régulièrement invoqué lors de séparations difficiles pour faire valoir les droits d’un homme violent à obtenir un droit de garde, par exemple. Dans les faits, l’homme violent reprend, avec l’aval de la justice, le pouvoir sur son ex-compagne à travers les enfants.

Malgré une utilisation de plus en plus répandue dans le monde judiciaire, de nombreuses institutions ont appelé à proscrire le recours au SAP, et heureusement, les choses changent tout doucement, même s’il reste encore beaucoup de travail pour déconstruire les préjugés liés à l’emploi de cette notion insidieuse. En 2017, l’Association européenne de psychothérapie (EAP) attirait notamment l’attention sur le fait que l’utilisation de ce concept est inappropriée dans toute pratique psychothérapeutique. Cette déclaration de l’EAP servant de principe directeur aux psychothérapeutes européens. L’OMS n’a jamais reconnu son existence et a refusé d’inscrire le SAP dans le manuel descriptif des troubles mentaux (DSM-4 et 5) en 2018. Les experts scientifiques et les associations de défense des droits des femmes et des enfants refusent aussi que le SAP soit classifié à l’OMS. Le Parlement européen a également voté une résolution le 6 octobre 2021, intitulée « La conséquence des violences conjugales et des droits de garde sur les femmes et les enfants », dans laquelle il dénonce ce concept, demande aux États membres de ne pas le reconnaître et de sensibiliser le monde judiciaire pour interdire son utilisation. En France, la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), créée en mars 2021, cite l’usage de cette notion comme obstacle majeur dans la lutte contre l’inceste. Les statistiques démontrent que chaque année plus de 22 000 enfants sont victimes de violences sexuelles commises par leur père. L’Espagne, qui est particulièrement impliquée dans la lutte contre les violences faites aux femmes, a voté une nouvelle loi en avril 2021 concernant la protection de l’enfance. Cette loi vise notamment à interdire la prise en compte de ce syndrome devant les cours et tribunaux sans avis scientifique, afin de protéger les témoignages des enfants et des mères.

Malgré tout ceci, le SAP continue à être utilisé dans des jugements et sévit également hors du monde judiciaire, puisque des témoignages rapportent que des psychologues remettent en question la parole des enfants dans ce contexte3. Il faut pourtant rappeler que les fausses accusations de violences et d’agressions sexuelles sont très rares.

De la méconnaissance
à la maltraitance institutionnalisée

Le SAP est aussi présent et utilisé en Belgique, parfois via des expressions détournées comme « syndrome de Münchhausen par procuration » ou encore « syndrome de Médée ». De nombreux psychologues, avocat.e.s ou les services d’aide à la jeunesse l’emploient dans leur travail4. C’est entre autres au professeur de psychologie belgo-canadien Hubert Van Gijseghem, fidèle adepte du docteur Gardner, qu’on doit l’introduction du SAP en Europe. Celui-ci « a donné des centaines de formations promouvant le SAP à des magistrat.e.s, policier.e.s, psychologues en Suisse, en France et en Belgique jusqu’en 2015 »5. Il a également soutenu, en 2011, alors qu’il était auditionné devant le comité de la Chambre des communes canadienne, que « la pédophilie était une orientation sexuelle au même titre que l’hétérosexualité et l’homosexualité ».

Ce concept continue même de s’infiltrer dans le discours de nos politiques, ce qui est plus qu’inquiétant. En 2020, le précédent ministre de la Justice Koen Geens a célébré, le 25 avril, la controversée Journée internationale de sensibilisation au syndrome d’aliénation parentale, au mépris de toutes les recommandations mondiales sur le sujet. En septembre dernier, l’actuel ministre de la Justice Vincent Van Quickenborne a lui participé à un colloque intitulé « Protecting family ties after separation » dont plus de la moitié des intervenants faisaient partie d’une association visant à promouvoir et à reconnaître le SAP. Interpellé par plusieurs député.e.s, le ministre a fourni des réponses qui témoignent d’une méconnaissance du problème.

Pourtant, dans son rapport de 2020, le Groupe d’experts sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Grevio), dont la mission est d’évaluer la mise en œuvre de la Convention d’Istanbul par les États membres, demande expressément que la Belgique offre des formations démontrant le caractère scientifique infondé du SAP. Depuis quelques mois, certains politiques semblent prendre plus fermement position contre le SAP, comme la secrétaire d’État à l’égalité des genres Sarah Schlitz qui a inscrit dans le Plan d’action national de lutte contre les violences basées sur le genre 2021-2025 une mesure essentielle : « Faire connaître l’absence de fondement scientifique de la notion de SAP lors des situations de séparation où se présentent des violences entre partenaires. » La ministre chargée de l’Aide à la jeunesse en Fédération Wallonie-Bruxelles, Valérie Glatigny, a quant à elle annoncé la mise sur pied de formations « aux processus de domination conjugale et aux conséquences de ces violences sur les enfants ». Ces mesures sont urgentes car il est impossible d’ignorer les violences que subissent les enfants et les risques avérés que comporte l’utilisation de ce concept, quand on sait qu’en Belgique, 6 188 cas de maltraitance infantile ont été signalés en 2017 en Fédération Wallonie-Bruxelles, et 8 669 en Flandre en 20186.

Quel enjeu en matière d’égalité de genre ?

Alors que les voix se lèvent pour faire tomber le tabou et dénoncer les violences sexuelles et intrafamiliales dont souffrent nombre de femmes et d’enfants encore en 2022, il n’est guère étonnant que ce concept soit davantage mobilisé pour contrer ces avancées qui ne conviennent pas aux hommes violents. Comme le souligne dans le magazine Axelle Miriam Ben Jattou, fondatrice de l’ASBL Femmes de droit, « personne n’a envie de croire à l’inceste, et la théorie du SAP conforte nos représentations : les hommes sont plus violents physiquement, mais les femmes, ce serait pire, elles manipuleraient psychologiquement ».

Après une séparation, comme pour les violences intrafamiliales, la parole de l’enfant est encore souvent mise en doute en cas cas d’inceste sous couvert du SAP.

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La construction et le fonctionnement de ce concept posent un problème puisqu’ils ne rendent compte que des comportements de la mère et de l’enfant en ignorant l’attitude du père pourtant accusé de violences. De plus, cette théorie entretient la vision manichéenne « d’un mauvais parent manipulateur versus un bon parent vierge de toutes responsabilités »7. Les violences envers les femmes et les enfants, malgré les dispositions et les budgets mis en place, sont toujours bien présentes dans notre société. Plusieurs mesures essentielles doivent être instaurées pour empêcher les violences dès le plus jeune âge, comme la détection précoce : tou.te.s les professionnel.le.s et personnes en contact avec la petite enfance doivent être formé.e.s à reconnaître les premiers signes de violences au sein des familles. La lutte contre les violences faites aux femmes et aux enfants doit devenir une priorité, et davantage de moyens doivent être attribués en amont : n’attendons plus que les violences aient lieu pour les combattre !

  1. Patrizia Romito et Micaela Crisma, « Les violences masculines occultées : le syndrome d’aliénation parentale », dans Empan, 2009/1 (n° 73), pp. 31-39.
  2. CEDH, 18 janvier 2007, no 14044/05, Zavrel c/République tchèque ; CEDH, 4 février 2018, no 57077/16, R. I. et autres c. Roumanie.
  3. Marine Le Breton, « Inceste : Le “syndrome d’aliénation parentale”, concept controversé dans le viseur de la Ciivise », dans HuffingtonPost, 27 octobre 2021.
  4. Christine Calonne, « Aliénation parentale : la Justice confrontée au parent pervers narcissique », dans La Libre Belgique, 31 mars 2021.
  5. Véronique Laurent, « Dénoncer l’inceste : paroles de mères, déni de justice », dans Axelle, no 244, janvier-février 2022.
  6. Unicef, « La violence à l’égard des enfants en Belgique ».
  7. Jacqueline Phélip, « Syndrome d’aliénation parentale et/ou aliénation parentale », Village de la Justice, 14 juin 2011.

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