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Les revers de l'étiquette
Guillaume Lejeune · Animateur philo au CAL/Charleroi
Mise en ligne le 1er mars 2021
Si les replis identitaires ont un visage multiple – lié à la religion, à la vision politique ou aux origines –, ils procèdent généralement de deux phénomènes conjoints : revendication et stigmatisation. Ceux qui se choisissent une identité radicale et exclusive stigmatisent ceux qui ne relèvent pas de cette identité. Pour sortir de cette impasse, il s’agira d’opposer les ressources du sujet aux objets d’identification.
La crise identitaire est liée à un recours non critique au concept d’identité. En voulant imposer à soi ou aux autres une identité basée sur une qualité exclusive et figée, on s’oblige à lutter contre tous ceux qui ne relèvent pas de cette identité. La persécution des Juifs ou la répression des Ouïghours sont le contrecoup de la construction d’un fantasme de mêmeté au niveau d’un peuple. Cette homogénéité revendiquée conduit ainsi à la stigmatisation de ce qui n’appartient pas à l’identité préconisée. On réduit alors l’Autre à une déterminité masquant souvent bien des disparités. Ce phénomène n’est toutefois pas seulement étatique, il est aussi sociologique et se retrouve dans le comportement des hommes méprisant le « sexe faible », des Blancs méprisant les Noirs, etc. La volonté de s’identifier à des valeurs qui relèvent d’une idéologie pousse à se voir selon un caractère idéalisé et à identifier l’Autre à un être méprisable sous prétexte qu’il diffère.
Mise en boîte
On réduit l’Autre à une étiquette pour ne pas avoir à s’encombrer des nuances qu’il pourrait apporter à notre discours. La stigmatisation, c’est ainsi le refus de la complexité. En Chine, cette logique est centralisée et fonctionne à grande échelle. Le système informatisé de crédit social permet d’identifier chacun à tout moment. Mais cette identification n’a pas pour tâche de connaître un individu ; il s’agit plutôt de le classer, de lui assigner une place dans un système. L’identification permet ainsi d’organiser, de ranger les individus dans de petites boîtes. Le problème de l’identification est alors qu’elle emprisonne. Elle réduit la personne à une entité, mais elle ne rend pas compte du potentiel qu’a cette personne de devenir Autre que ce qu’elle « est ». En d’autres termes, elle fait du sujet l’objet d’une identification, mais ignore ce qui en fait un sujet capable d’identifications. On manque alors l’ipséité, le processus à travers lequel on construit ou reconstruit son identité.
L’identification est en fait la base d’une vision superficielle de la réalité qui ne fait pas droit à la complexité. Les personnes qui se sont senties mal à l’aise face aux documents d’identité qui les renseignaient comme homme ou femme ressentaient l’effet d’une simplification dont elles ne pouvaient se satisfaire. On les rendait identiques à un genre auquel elles ne s’identifiaient pas. Elles préféraient par exemple se définir comme non binaires, montrant bien toute la différence entre une simplification prédéterminée de l’extérieur et une expression de soi. En voulant identifier, on rend identique une personne à une particularité qui n’est pas nécessairement significative pour cette personne.
Une (re)construction permanente
Le processus d’identification qui consiste à coller sur quelqu’un une étiquette a des effets d’autant plus négatifs que cette étiquette est connotée négativement. Réduire quelqu’un à un moment de son histoire où il s’est mal conduit ou a été humilié, c’est le faire être quelque chose qu’il a été, mais qu’il ne veut plus être, c’est le mettre en porte à faux avec lui-même. Il y a ainsi des crises identitaires qui se jouent au niveau d’individus et de peuples entiers qui ont vécu des épisodes traumatiques comme des guerres. Les individus rejettent alors une identité qu’ils ne veulent plus, mais échouent à se forger une nouvelle identité. Il faut alors tabler, comme le montre Jean-Marc Ferry dans son Éthique reconstructive, sur les capacités du sujet à pouvoir reconstruire son histoire à travers une narration pour qu’il puisse se réconcilier avec1.
L’ipséité, cette capacité à s’autodéterminer, est ce qui permet d’articuler une identité complexe. Cette habileté du sujet à pouvoir dire « je » est aussi ce qui le place dans la dynamique d’un échange possible avec un « tu » en vue de la construction d’un « nous ». Pour qu’un sujet soit reconnu dans sa singularité, il faut qu’il puisse l’exprimer. Il faut donc miser sur cette capacité du sujet à pouvoir s’exprimer, nuancer son propos, avoir un esprit critique pour qu’il puisse organiser une dynamique de construction d’identité qui ne soit pas réduction à une qualité exclusive, mais articulation singulière de valeurs et d’appartenances.
La tentation du prêt-à-porter identitaire
La construction d’une identité singulière s’opère tout en nuance en recourant aux ressources d’un « je » à même de se reconnaître dans l’Autre sous certains aspects et de s’en démarquer sous d’autres. Mais, dans ce processus de construction, on peut souffrir d’un sentiment de déloyauté vis-à-vis des siens quand on se reconnaît une appartenance à quelque chose qui est rejeté par le groupe auquel on s’identifie. On peut aussi développer un certain mépris vis-à-vis d’un groupe si celui-ci n’intègre pas une caractéristique jugée essentielle par le groupe auquel on estime appartenir principalement. La mobilité sociale et migratoire ainsi que la perte de structures prédéfinies rendent ces sentiments caractéristiques d’un changement de milieu plus fréquent. Plus que jamais l’individu est alors appelé à trouver en lui-même les ressources nécessaires pour relever le défi identitaire. Il a à se construire en dehors de structures nettes. La « norme d’autonomie » est aujourd’hui plus forte, ce qui peut conduire à une « fatigue d’être soi »3 et à la tentation de s’en remettre à un prêt-à-porter identitaire.
Ainsi, comme le montre Claude Dubar4, la crise identitaire dont les médias font leurs choux gras est en grande part liée à une transformation du monde du travail. On ne peut plus tabler sur un travail qui définirait notre identité sociale dans la mesure où le monde ouvrier n’est plus balisé comme il l’était autrefois par une histoire ou des structures syndicales évidentes. La crise de l’identité est ainsi liée à la transformation sociale. Les appartenances professionnelles étant moins structurantes, on cherche à se définir autrement. Cette demande d’identité est alors instrumentalisée par ceux qui veulent imposer un certain type d’être au détriment de la diversité. Les sollicitations identitaires occupent alors le marché de l’attention au détriment d’une pensée critique à même d’articuler les identités complexes en un processus singulier de construction d’une identité plurielle.
Réfléchir avant de juger
Plus que jamais, il nous faut être vigilants et cultiver un esprit critique. En effet, le processus d’identification qui consiste à « coller une étiquette sur » ne touche pas que des groupes radicalisés qui caricaturent un groupe-cible pour mieux le rejeter, il est mis en œuvre par les médias de masse qui tendent de plus en plus à présenter les choses de façon binaire et clivante : celui qui suggérait que le coronavirus pouvait venir d’une fuite de laboratoire a été tout d’abord taxé de « complotiste », celui qui émet des réserves sur le caractère mercantile des vaccins est, lui, présenté comme un « antivax », etc. Ce qui se joue derrière ce phénomène, c’est l’établissement d’une pensée binaire à travers laquelle les médias tendent à se rendre légitimes en se démarquant de conceptions qu’ils présentent comme « illégitimes ». Sous prétexte de fermeté, les médias font alors preuve de fermeture. La conséquence est que le jugement précède la réflexion. On rejette l’Autre en l’identifiant à quelque chose qui ne mérite par l’attention. La stigmatisation procède ainsi d’une économie de l’attention. On cultive le différend au détriment des différences. On ne peut que déplorer une certaine tendance des médias qui consiste à identifier plutôt qu’à comprendre. On privilégie alors les origines sur les fins et, de la sorte, on fait de l’information quelque chose qui ne nous concerne pas. Pourquoi occulter les objectifs d’une action de désobéissance civile et mettre en exergue les sujets qui en sont porteurs ? Pourquoi préciser l’origine ethnique d’un agresseur, et non les motivations de son acte ? L’homme en tant qu’être libre se définit moins par son origine que par sa destination. Il faut joindre aux influences du milieu les motivations singulières pour comprendre l’acte d’un individu libre. Sans cela, les jugements n’achètent leur objectivité qu’au prix d’une destitution de la subjectivité des individus incriminés.
- Jean-Marc Ferry, L’éthique reconstructive, Paris, éditions du Cerf, 1996.
- Amin Maalouf, Les identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998.
- Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi, Paris, Odile Jacob, 2000.
- Claude Dubar, La crise des identités. L’interprétation d’une mutation, Paris, PUF, 2010.
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