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Le grand retour
(non désiré)
du dialogue interconvictionnel

Par Lionel Rubin · Délégué « Étude & Stratégie » au CAL/COM

Mise en ligne le 17 décembre 2024

Depuis la création du cours de philosophie et de citoyenneté en 2015, les élèves de la Fédération Wallonie-Bruxelles bénéficient officiellement d’une heure, ensemble, durant laquelle ils s’exercent à la démarche philosophique autour du concept de citoyenneté, même si ce n’est pas vraiment effectif dans l’enseignement confessionnel organisé de manière privée. Au vu des enjeux auxquels la jeunesse doit faire face, la majorité des acteurs et actrices de l’enseignement et de la jeunesse reconnaît qu’il faut aller vers deux heures de philosophie et citoyenneté pour tous les élèves, peu importe le réseau. La nouvelle déclaration de politique communautaire reste assez floue à ce sujet. Se dirige-t-on vers deux heures alors que la DPC1 évoque l’heure hebdomadaire ? Et surtout, est-ce pour y faire de la philo et de la citoyenneté ? Entre raison et religion, la frontière doit pourtant être claire.

Photo © Ekaterina Dvoryaninova/Shutterstock

Le dossier est connu : en 2015, la Cour constitutionnelle reconnaît le droit à des parents de l’enseignement officiel de ne pas devoir choisir entre un cours de religion et un cours de morale, au motif que ce dernier part d’une posture engagée et que les parents ont droit, s’ils le désirent, à une grille horaire totalement neutre. En somme, puisque les cours de religion, et désormais le cours de morale, ne sont pas considérés comme des cours neutres, il faut rajouter une nouvelle option pour les parents afin de respecter l’article 24 de la Constitution : « La communauté organise un enseignement qui est neutre. La neutralité implique notamment le respect des conceptions philosophiques, idéologiques ou religieuses des parents et des élèves. »

Le cours de philosophie et de citoyenneté (CPC) est donc créé dans la foulée. Un équilibre politique est dès lors trouvé afin de répondre aux attentes des uns et des autres. Ainsi, dans l’enseignement public (enseignement organisé et officiel subventionné), tous les élèves bénéficient depuis 2016 d’une heure de philosophie et de citoyenneté. La deuxième heure est au choix des parents : une seconde heure de philo et citoyenneté, ou une heure de morale ou de religion des cultes reconnus.

Cependant dans l’enseignement confessionnel organisé de manière privée (appelé le « libre »), le principe d’égalité  impose également une heure de philo et citoyenneté, mais le réseau « libre » confessionnel maintient deux heures de religion, ce qui rend difficile l’application de cette obligation.  La grille horaire n’est en effet malheureusement pas extensible… Pour répondre aux exigences de ce réseau, on décide de permettre le « saupoudrage » de cette heure dans l’ensemble des autres cours. En d’autres termes, on préserve les deux heures de religion, et on distille des éléments de philosophie et de citoyenneté aux cours de math, de français, de néerlandais

Ce qui revient en réalité à ne pas dispenser de philosophie et de citoyenneté afin de conserver les deux heures de religion. Mais c’est surtout méconnaître l’avis rendu par la section de législation du Conseil d’État du 7 septembre 2015 qui a bien précisé que la liberté d’enseignement ne permet pas tout : « Compte tenu de l’importance de ces principes et de ce qu’ils sont appelés à s’appliquer à tous les élèves sur la base notamment de la notion d’intérêt supérieur de l’enfant, il ne se justifie pas au regard des règles inscrites aux articles 10, 11 et 24 de la Constitution, même en tenant compte de la liberté d’enseignement, que ceux fréquentant les établissements libres soient privés des cours de philosophie et de citoyenneté. »

Capharnaüm dans les grilles scolaires

Très vite, de nombreuses questions se posent, car au total, pour un élève de l’enseignement public, huit possibilités s’offrent à lui en matière d’éducation à la philosophie et à la citoyenneté. Le système devient rapidement ubuesque et intenable. D’abord, pour les professeurs de philo et citoyenneté qui cumulent parfois jusqu’à huit écoles et une quinzaine de classes. Ces professeurs, en cinquante minutes par semaine (souvent quarante), doivent apprendre des concepts aussi complexes que l’art du débat, la nuance, l’esprit critique, la décentration. Ensuite, la situation s’avère complexe pour les directions qui doivent confectionner des grilles horaires avec toutes ces options. De nombreux horaires sont d’ailleurs mis au point en partie autour de ce casse-tête des cours convictionnels, faisant passer l’intérêt de l’enfant au second plan. Notons à cet égard que si le bouddhisme et l’hindouisme sont prochainement reconnus comme nouveaux cultes en Belgique, ils pourront exiger la mise en place d’un cours relatif à leur confession, rendant la grille horaire encore plus complexe. Ce qui fait dire à certains que nous arrivons au bout du système. Tout retour à la situation précédente s’avère par ailleurs impossible au vu de l’arrêt de la Cour constitutionnelle de 2015. Il n’y a donc pas le choix : avancer vers un vrai de cours de philosophie et de citoyenneté de deux heures est une nécessité, non seulement en sortant les cours de religion et morale de la grille horaire, mais aussi en maintenant les cours de philo et citoyenneté accessibles en matière d’horaire. Enfin, qui peut affirmer que cinquante minutes (parfois « saupoudrées ») sont suffisantes pour outiller nos élèves face aux enjeux de la démocratie, de la citoyenneté, de la désinformation, des atteintes à l’environnement, de la violence ? Une professeure de CPC nous confiait à cet égard qu’elle avait dû lâcher ses élèves en pleine discussion sur les droits de la communauté homosexuelle, sans possibilité d’en reparler avant la semaine suivante.

Qui peut affirmer que 50 minutes de philosophie et citoyenneté, parfois « saupoudrées », suffisent pour préparer les élèves aux enjeux de la vie en société ?

© WD Stock Photos/Shutterstock

Vers deux heures ?

Que cette complexité illustre la fin d’un système et qu’elle ne remplisse pas les objectifs d’une vraie éducation à la philosophie et à la citoyenneté, tout le monde semble d’accord. En septembre 2019, un groupe de travail législatif est mis en place par la coalition PS-MR-Ecolo. Le but est d’examiner l’extension à deux heures du CPC. En 2021, une résolution parlementaire est signée par les partis de la majorité et adoptée par le Parlement. Y figure notamment la volonté de « porter à deux heures obligatoires par semaine le cours d’EPC et [de] rendre optionnel le cours de religion ou de morale non confessionnelle (ReliMo) au sein de l’enseignement obligatoire officiel et libre non confessionnel ». En d’autres termes : deux heures de philosophie et citoyenneté pour tous les élèves de l’enseignement public, déplacement des cours de religion en dehors de la grille horaire, et nécessité de créer une « vraie » heure de CPC dans le réseau « libre » confessionnel. La résolution plaide également pour le renforcement du référentiel, notamment au bénéfice de la « connaissance, dans une perspective historique, sociologique des différents courants de pensée, philosophies et religions ».

Force fut de constater néanmoins qu’une telle réforme, aussi nécessaire soit-elle pour outiller nos élèves, s’avère à ce stade trop imposante, bousculant sans doute un peu trop les repères de la « Belgique de papa ». Qu’à cela ne tienne, le chantier est renvoyé au prochain gouvernement, désormais composé du MR et des Engagés. Et surprise : dans leur déclaration de politique communautaire, on y lit que le CPC comprendra des « activités consacrées au dialogue interconvictionnel et l’apprentissage de l’histoire des courants religieux ». Si l’actuel référentiel inclut déjà des notions liées à l’étude du fait religieux2, le « dialogue interconvictionnel » est ici un virage inédit qui étonne autant qu’il inquiète.

Pourquoi ? Comme le précise Jean Leclercq, professeur ordinaire à la Faculté de philosophie de l’Université de Louvain-la-Neuve, membre de l’Académie royale et spécialisé sur les questions de science des religions : « Le fait religieux approche la religiosité de façon factuelle, c’est-à-dire à partir de la manière dont les religions nous apparaissent. La chose religieuse est ainsi neutralisée par une méthodologie scientifique : philosophie, psychologie, sociologie, anthropologie, etc. À l’inverse, le dialogue interconvictionnel repose sur la conviction. Elle implique des jugements normatifs sur ce qu’est une vie bonne en discriminant des critères d’orthopraxie et d’hétéropraxie. Cette approche de la religion crée du nous et du eux. Le rôle de l’école n’est pas de cultiver les religions, mais d’apprendre à faire des pas de côté. Nous assistons au déplacement d’un exercice de décentrement à celui de la confirmation de ses opinions. »3

La religion au détriment de la raison

Le point de bascule est clair. En effet, parler de la religion à partir du dialogue interconvictionnel revient à organiser une sorte de grand cours de religion généralisé. Tous les élèves seraient obligatoirement en contact avec des expériences de foi et confortés dans leur propre religiosité. L’exercice de décentration, fondamental dans l’apprentissage de la démarche philosophique, est ici totalement absent. Il ne s’agit plus de raison, mais de religion. Imaginons un tel dialogue interconvictionnel suite à la venue du pape en Belgique, qualifiant nos médecins qui pratiquent l’IVG de criminels. Faudra-t-il, dans le cadre d’un dialogue interconvictionnel respectant la foi des élèves, refuser de condamner de tels propos ?

La mise en place d’un dialogue interconvictionnel serait également un revirement en matière de neutralité de l’enseignement public. En effet, l’alternative au cours de religion et morale, par le biais d’une demande de dispense et donc l’accès à deux heures de philosophie et citoyenneté, offre depuis 2016 une grille horaire totalement neutre pour les élèves ou les parents qui le souhaitent. À l’inverse, insérer un cours de dialogue interconvictionnel reviendrait à « dé-neutraliser » ce cours et serait susceptible de recours.

Un vœu pieux

Enfin, soyons réalistes : quel professeur peut en toute humilité prétendre gérer un dialogue où chaque enfant part de sa foi et de sa propre conviction religieuse ? Comme le précise Hélène Caels, présidente de l’Association des professeurs de philosophie et de citoyenneté, « n’est-ce pas un vœu pieux ? Ou alors ce dialogue nécessite la présence de représentant de chaque culte, lors de chaque cours. Soit au minimum sept professeurs par classe. Même si c’est faisable budgétairement, le serait-ce au niveau organisationnel ? Poser la question, c’est y répondre ».

Pourtant, la nécessité d’un vrai cours de deux heures de philosophie et de citoyenneté n’est plus à démontrer, car seuls des esprits libres, critiques, tolérants, citoyens et démocratiques pourront gagner le combat contre la tendance aux radicalités de tous bords. Et ce n’est pas chose aisée, quand on est jeune, de construire sa citoyenneté. Ce n’est pas non plus inné comme certains aimeraient le croire. Exercer son esprit critique, décoder les fake news, analyser en se décentrant, démêler le vrai du faux, résister aux passions haineuses… sont autant de compétences citoyennes qui nécessitent d’être pratiquées, confrontées, entraînées. Désinformation, repli identitaire, inégalités hommes/femmes, populisme, radicalisme, climato-scepticisme… Les enjeux de société sont multiples.

Ils obligent les élèves à se doter d’outils philosophiques pour apprendre à forger leur propre opinion, mais aussi comprendre et exercer tout ce que recouvre le concept de citoyenneté. Cette nécessité s’est illustrée notamment durant la crise sanitaire, avec un retour en force de la désinformation, du complotisme et de la méfiance envers les sciences et les savoirs empiriques. Mais aussi lors de différents sondages actant une tendance à l’autoritarisme dans le chef des jeunes. Aujourd’hui, nous n’avons pas le luxe de considérer certains prétextes plus importants que cet enjeu fondamental pour l’avenir de des jeunes. Consacrer deux heures par semaine à la philosophie et à la citoyenneté est une nécessité criante. Presque un besoin démocratique. Y substituer un dialogue interconvictionnel reviendrait à préférer la religion à la raison.

  1. « Déclaration de politique communautaire 2024-2029 – Avoir le courage de changer pour que l’avenir s’éclaire », mise en ligne sur pfwb.be, 16 juillet 2024.
  2. Unité d’acquis d’apprentissage 3.2.6. Conviction, religion, politique.
  3.  Timothé Fillon, « Le cours de philosophie et de citoyenneté en danger », mis en ligne sur ligue-enseignement.be, 10 octobre 2024.

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