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Le bouddhisme,
philosophie ou religion ?

Anaïs Pire · Déléguée « Étude & Stratégie » au CAL/COM

Mise en ligne le 20 février 2023

Depuis 2006, l’Union bouddhique belge sollicite sa reconnaissance auprès de l’État, ce qui lui ouvrirait notamment le droit à un financement public. Une demande à laquelle la coalition Vivaldi s’était engagée à faire droit dans son accord de gouvernement en septembre 2020. Si le processus semble actuellement à l’arrêt, il n’est pas sans interroger. D’une part, parce que la procédure de reconnaissance a récemment été contestée par la Cour européenne des droits de l’homme ; d’autre part, car le bouddhisme serait admis comme une « conception philosophique non confessionnelle » et non comme une religion.

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Avant d’étudier plus en détail ces deux questions, il convient d’envisager quelles seraient les conséquences pratiques de la reconnaissance du bouddhisme. En effet, les interventions des pouvoirs publics en faveur des cultes et de la laïcité sont plus larges que le financement au sens strict.

Salaires, pensions et frais de fonctionnement

Le régime du financement des cultes en Belgique est établi par la Constitution. À ce titre, l’État s’engage à prendre en charge le traitement et les pensions des ministres des cultes et des délégués des « organisations reconnues par la loi qui offrent une assistance morale selon une conception philosophique non confessionnelle » (en l’état, la laïcité organisée). Cependant, l’État peut agir préalablement à la reconnaissance d’un culte ou d’une organisation par le biais de subsides qui doivent permettre leur structuration. De tels subsides ont été octroyés à la laïcité organisée jusqu’à sa reconnaissance en 2002 ; le boud­dhisme, quant à lui, en bénéficie depuis 2008 et, pour la première fois cette année, un subside a été octroyé au Forum hindou de Belgique.

Les pouvoirs publics interviennent également en ce qui concerne les frais liés aux activités des cultes. Il s’agit par exemple des frais de fonctionnement et d’entretien des lieux de culte, l’acquisition de biens ou de services ou la rémunération du personnel (autre que les ministres des cultes). Ces interventions se produisent au niveau communal ou provincial. Les communautés philosophiques non confessionnelles reconnues bénéficient aussi de ce type de financement.

Pour prétendre à la reconnaissance, un culte ou une philosophie doit répondre à cinq critères: avoir plusieurs dizaines de milliers d’adeptes, être structuré, être établi dans le pays depuis plusieurs décennies, représenter un intérêt social et ne développer aucune activité contraire à l’ordre public. 

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Des portes ouvertes

Parallèlement à leurs missions d’assistance religieuse et morale « généraliste », qui s’adressent à l’ensemble de la population à travers des cérémonies ou des actions collectives ou individuelles, les cultes et organisations reconnus bénéficient de l’accès à certains endroits où les personnes peuvent nécessiter un accompagnement plus spécialisé : il s’agit de l’assistance « sectorielle ». Elle s’exerce dans les lieux de privation de liberté, comme les établissements pénitentiaires ou les institutions publiques de protection de la jeunesse (IPPJ), dans les établissements de santé, tels que les hôpitaux ou les maisons de repos et de soins, mais également à l’armée ou à l’aéroport national. Le droit à l’assistance religieuse ou morale des personnes concernées et de leurs proches est ainsi reconnu par des textes à valeur légale. Le bouddhisme n’étant pas reconnu, l’accès à ces lieux n’est pas garanti pour les « assistants bouddhiques ». À titre d’exemple, si certaines prisons acceptent de leur ouvrir leurs portes, d’autres refusent.

Le caractère reconnu ou non des cultes et organisations philosophiques intervient éga­lement sur le plan constitutionnel en ce qui concerne l’enseignement. En effet, la Constitution prévoit que les écoles organisées par les pouvoirs publics offrent le choix entre l’enseignement d’une des religions reconnues et celui de la morale non confessionnelle. La reconnaissance du bouddhisme impliquerait donc la mise en place d’un nouveau cours convictionnel au sein de l’enseignement officiel.

Enfin, les cultes reconnus et la laïcité organisée bénéficient également de temps d’antenne concédé sur les ondes de la radiotélévision de service public. Elles peuvent dès lors diffuser des émissions religieuses ou philosophiques, pour lesquelles elles reçoivent même une allocation prévue dans contrat de gestion de la RTBF.

La reconnaissance du boud­dhisme est liée à bien d’autres choses que la simple existence de communautés bouddhistes sur le territoire belge – réalité qui n’est remise en question par personne. Elle aurait des répercussions dans des domaines qui relèvent de la compétence de l’État fédéral, des Communautés et des Régions.

Le bouddhisme suppose la croyance dans le surnaturel, tels l’immortalité de l’âme, la réincarnation ou encore le statut ultime obtenu par Bouddha en accédant au nirvana. © Shutterstock

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De la pratique administrative…

La procédure relative à la reconnaissance n’est pas fixée par la loi, mais résulte d’une pratique administrative. Pour prétendre à la reconnaissance, un culte ou une philosophie doit répondre à cinq critères : avoir plusieurs dizaines de milliers d’adeptes, être structuré, être établi dans le pays depuis plusieurs décennies, représenter un intérêt social et ne développer aucune activité contraire à l’ordre public. Une fois saisi de la demande de reconnaissance, le ministre de la Justice vérifie la réunion de ces critères et, en cas d’avis positif, il dépose un projet de loi devant le Parlement, étant entendu que la reconnaissance est une prérogative du législateur.

Cette absence de cadre légal a valu une condamnation de l’État belge par la Cour européenne des droits de l’homme. Cette décision trouve son origine dans une action mise en œuvre par neuf congrégations de témoins de Jéhovah, lesquelles se considéraient victimes d’une discrimination au regard de la nouvelle réglementation fiscale bruxelloise. En effet, en 2017, le législateur bruxellois est intervenu pour limiter l’exemption du précompte immobilier (taxe foncière sur les immeubles) aux seuls lieux où se pratique publiquement une religion reconnue ou l’assistance morale non confessionnelle. Cette condition était absente de la législation antérieure, ce qui permettait à ces congrégations de bénéficier de cet avantage fiscal.

Saisie de ce recours, la Cour observe que la législation établit bien une différence de traitement entre cultes reconnus et non reconnus. Celle-ci ne constitue cependant pas nécessairement une discrimination, pour autant qu’elle poursuive un but légitime et qu’un certain rapport de proportionnalité existe entre celui-ci et les moyens mis en œuvre pour y parvenir. À ce titre, la Cour considère que la lutte contre la fraude fiscale, objectif annoncé de la nouvelle législation, est bien légitime. De plus, le critère de distinction est fondé sur un élément impartial et paraît pertinent pour atteindre le but en question. En revanche, elle indique que puisque l’exonération fiscale repose entièrement sur le critère de reconnaissance du culte, elle est tenue de vérifier si ce régime offre des garanties suffisantes, auquel cas, la différence de traitement manquerait de justification objective et raisonnable.

… à une future loi de reconnaissance

Or c’est bien là que le bât blesse. La Cour constate qu’aucun texte législatif ou réglementaire n’encadre les critères ou la procédure de reconnaissance. Elle est dénuée de garanties tant en ce qui concerne l’examen de la demande que le processus de traitement de cette dernière, le délai dans lequel une décision doit intervenir ou même les recours éventuels qui pourraient être exercés.

Elle dépend de la seule initiative du ministre de la Justice, puis de la volonté purement discrétionnaire du pouvoir législatif.
Ces circonstances sont incompatibles avec le principe de l’État de droit, qui implique l’existence de règles à la fois accessibles et prévisibles dans une perspective d’équité et de protection contre l’arbitraire. À l’issue de ce raisonnement, la Cour parvient à la conclusion que les neuf congrégations des témoins de Jéhovah ont bien été discriminées, dans la mesure où il est déraisonnable qu’elles se soumettent à une telle procédure pour bénéficier de l’avantage fiscal.
À la suite de cette condamnation, l’État belge est donc tenu de revoir son régime de reconnaissance des cultes.

Selon toute vraisemblance, ces adaptations devront prendre la forme d’une loi destinée à formaliser les critères et encadrer la procédure. Cependant, à l’heure d’écrire ces lignes, aucune initiative de ce type ne semble avoir été prise. Se pose dès lors la question : la Belgique devrait-elle courir le risque de s’engager vers la reconnaissance du boud­dhisme à partir d’une procédure contestée, avant même la mise en conformité de celle-ci avec la jurisprudence de la Cour ? Le respect de l’État de droit, en ce compris le respect des décisions juridictionnelles internationales, devrait primer sur l’engagement politique pris auprès de l’Union bouddhique belge. Il n’est pas question ici de faire preuve de prudence excessive, mais bien de tenir compte d’une exigence fondamentale de toute société démocratique.

Un régime inadapté

Lors de sa demande en 2006, l’Union bouddhique belge a sollicité sa reconnaissance en tant que philosophie non confessionnelle, par opposition à une reconnaissance en tant que culte. Pour motiver cette décision, il avance que le régime mis en place pour les cultes ne serait en réalité destiné qu’aux religions théistes (celles qui affirment l’existence de Dieu). Selon son raisonnement, le bouddhisme étant non théiste, il devrait donc être reconnu comme philosophie non confessionnelle. Cet argument ne paraît pas fondé. Rien ne démontre que le caractère théiste d’une religion serait une condition nécessaire à la reconnaissance en tant que culte ; en revanche, le caractère non confessionnel de la philosophie est fondamental pour une reconnaissance sur cette base. Ainsi, il convient de s’interroger sur la nature supposément non confessionnelle du bouddhisme pour apprécier la pertinence de sa reconnaissance dans le cadre de ce régime.

En substance, le bouddhisme devrait être considéré comme une religion à plusieurs titres. D’abord, il suppose la croyance dans le surnaturel, tels l’immortalité de l’âme, la réincarnation, le statut ultime obtenu par Bouddha en accédant au nirvana, la nomination magique du leader religieux, etc., qui sont autant de dogmes. Ensuite, il suppose le respect de préceptes et de règles de vie ayant un statut sacral, notamment fondés sur les paroles, faits et gestes de Bouddha, dont l’image est adorée. Enfin, il établit des temples et des communautés religieuses et monastiques. Autant de considérations qui témoignent bien de son caractère confessionnel.

Au cœur des associations bouddhistes

Plutôt que de mener une réflexion de pure doctrine religieuse – ce qui excéderait le cadre de cette démonstration –, les éléments de réponse quant à la nature confessionnelle ou religieuse du bouddhisme tel qu’il est pratiqué en Belgique ont été trouvés dans les statuts des organisations qui appartiennent à l’Union boud­dhique belge. En étudiant l’objet social de ces associations, il est possible d’appréhender les buts qu’elles se sont elles-mêmes donnés, le sens de leurs actions, et, partant, d’établir leur caractère confessionnel.

Tous les statuts des associations en question traitent d’enseignements, de traditions et de pratiques dans leur objet social. Ils doivent être « authentiques » et dépendent le plus souvent d’une personne placée dans une situation d’autorité (vénérable, maître, moine, etc.). Cette circonstance témoigne de l’existence d’une forme de leadership religieux, qu’il s’agisse d’une « école » du bouddhisme, d’une figure d’autorité ou de Bouddha lui-même.

Les statuts considèrent également de manière très fréquente la question de la transmission : les enseignements, traditions et pratiques sont envisagés dans la « direction », le « lignage », « le patronage », mais aussi en reconnaissant des disciples, des successeurs… Cela démontre de nouveau une forme d’autorité et l’existence de dogmes, puisque ces éléments doivent être transmis pour être étudiés, enseignés et pratiqués de façon authentique, incontestable.

Le choix du régime sous lequel une organisation sollicite sa reconnaissance est sa prérogative ; les pouvoirs publics sont sans autorité en cette matière. Néanmoins, le fait que ce choix soit avalisé par le gouvernement sans qu’aucune motivation ne donne lieu à la compréhension ou à la justification de cette décision, et en dépit des constats les plus essentiels, interpelle d’un point de vue démocratique. Dès lors, si le bouddhisme venait à être reconnu dans un futur proche, il devrait l’être sur base d’une procédure établie dans un texte de loi et sur la base d’un régime adapté : celui réservé aux religions.

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