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La vie muselée
d’une Iranienne

Témoignage recueilli par Ava Basiri · Activiste pour les droits humains en Iran et membre du collectif Laïcité Yallah

Mise en ligne le 25 novembre 2023

Après avoir reçu le prix « La voix des sans voix » décerné par le Collectif des femmes, et après avoir publié deux articles dans le magazine Espace de Libertés1, j’ai beaucoup réfléchi à la liberté avec laquelle je peux bouger, parler, écrire ici en Belgique. Je me suis rendu compte que ce que je vis relève du rêve pour les femmes de nombreux pays, tels que l’Iran et l’Afghanistan. Raison pour laquelle j’ai souhaité prêter cette liberté à mon amie iranienne Soheila T. et lui offrir une carte blanche, afin qu’elle puisse écrire librement. Je lui ai donc posé la question : « Si tu vivais dans un pays libre et pouvais écrire sur ce que tu veux, qu’écrirais-tu ? Que voudrais-tu que les lectrices et lecteurs sachent ? » Voici sa réponse.

Photo © Muratart/Shutterstock

Lors de l’avènement du mouvement Femme, vie, liberté qui a émergé après la mort de Mahsa Amini, une jeune fille iranienne kurde de 22 ans assassinée par notre gouvernement terroriste, j’ai décidé d’agir. Mais j’ai vite réalisé que cela serait difficile. J’avais peur de traverser les rues, peur d’être abattue, peur de risquer la vie de ma famille. Quand je pensais descendre dans les rues pour participer aux manifestations, je pensais à Neda, Minoo, Sarina, Nika, Mahsa et les autres. Toutes ont été tuées pour avoir manifesté.

J’ai rencontré un peu plus tard Ava Basiri, une Iranienne née en Belgique qui se bat pour nos droits. Et j’ai décidé de l’aider : j’ai traduit et corrigé ses textes, je l’ai tenue informée des événements survenus ici, je l’ai conseillée, je lui ai raconté beaucoup de choses sur l’Histoire, notamment politique de notre pays. Aujourd’hui, Ava Basiri me prête un peu de sa liberté : la liberté d’écrire ce que je veux. Pourtant, je ne sais pas quoi écrire parce que cette liberté, nous, nous la rêvons. Elle n’est pas réelle, elle n’adviendra pas. J’ignore ce que vous savez déjà sur moi, sur nous, les femmes iraniennes. Je ne peux pas imaginer à quoi pourrait ressembler une vie libre. C’est pourquoi je pense que vous ne pouvez probablement pas non plus imaginer à quoi pourrait ressembler la vie dans l’oppression. Je vais vous donner une piste. Vous pouvez l’imaginer comme ceci : pensez à quelqu’un qui entrerait chez vous et changerait toutes les règles de votre maison, changerait sa décoration, et pourtant vous seriez obligé de rester dans cette maison qui ne vous ressemble plus. Vous ne seriez pas non plus autorisé à dire un mot ou à vous plaindre, sinon vous seriez emprisonné.e ou tué.e. C’est ce que signifie l’oppression.

Ma vie sous apartheid de genre

Pour vous faire réellement comprendre notre réalité, je vais vous raconter l’histoire d’une fille, victime de l’apartheid de genre et des préjugés masculins au cours des années les plus importantes de sa vie. Une fille qui n’avait pas le droit d’aller à l’école, privée d’éducation par son grand-père. Cette fille, c’est moi. Lorsque ma poitrine s’est développée, j’avais seulement 11 ans. C’est à ce moment-là que mon grand-père m’a interdit d’aller à l’école. Apparemment, lorsque le corps d’une fille commence sa transformation naturelle pendant la puberté, elle n’a plus sa place à l’école.

Une dictature peut en cacher une autre

C’étaient les règles en vigueur à la maison. Mon père était toujours sous l’autorité de mon grand-père, même après son mariage et la naissance de ses sept enfants ! Ma famille est la première dictature que j’ai connue de ma vie : la République islamique de chez nous. En grandissant, et prenant davantage conscience des règles de notre pays, j’ai rencontré une autre dictature, la vraie : la République islamique d’Iran.

Ces seins, qui étaient pour moi au départ un symbole de féminité, sont devenus des signes de privation. Je n’avais que 11 ans et je n’ai même pas eu la chance de passer par la puberté : je devais être une femme tout de suite, sans même savoir ce que cela signifiait. J’ai donc commencé à faire le ménage aux côtés de ma mère, nourrir mes six frères et sœurs, laver leurs vêtements, nettoyer la maison… Cela représentait trois emplois à temps plein, en même temps. Ma tâche préférée était d’aider tous mes frères et sœurs à effectuer leurs travaux scolaires. De cette façon, j’avais l’impression de ne jamais avoir quitté l’école. Je suis heureuse qu’ils aient tous réussi dans la vie, et j’ai le sentiment de faire partie de leur réussite. Comme si j’avais réussi moi-même. Quand Ali, mon frère, est devenu ingénieur chimiste, je me souviens avoir pensé : j’aurais pu le devenir aussi, si j’étais né garçon.

Grève de la faim, en famille

À 17 ans, je me suis levée et je me suis battue pour mon droit à l’éducation. J’ai arrêté de parler, d’aider et de manger. Oui, j’ai fait une grève de la faim, chez nous, à la maison ! Mon père n’avait d’autre choix que de m’envoyer à l’école et d’affronter son propre père. Je pensais enfin réaliser mon rêve, sans me rendre compte que six années d’abandon scolaire forcé auraient un très mauvais effet sur mon avenir académique et professionnel.

Pour retourner à l’école, Soheila T. a osé s’opposer à son père, bravant courageusement une des règles sexistes de la « République islamique de chez nous ».

© Hedi Amiri/Shutterstock

Il est très pénible d’être assise dans une classe de trente élèves, et de continuer à se sentir seule. Comme j’étais beaucoup plus âgée que mes camarades de classe, l’école m’avait accepté selon certaines modalités bien précises. Je devais m’asseoir au fond de la classe, seule. Je n’avais le droit de parler à personne et ne pouvais pas participer activement aux cours. Je ne pouvais pas non plus me rendre sur le terrain de jeu ou dans la salle à manger avec les autres, pendant les récréations. Je devais passer mes examens finaux dans un département du ministère de l’Éducation. J’avais simplement le droit d’être présente en silence. Exactement comme nous, les femmes, sommes dans la société iranienne : présentes, mais sans voix.

Défendre nos droits

J’avais pourtant encore de l’espoir, même dans ces moments ; de l’espoir pour mon avenir. J’avais prévu de poursuivre par des études de droit. Je voulais devenir avocate pour défendre nos droits, les droits des femmes, dans mon pays. Je ne savais pas que je ne pouvais pas choisir mes études. Je n’ai pas eu l’autorisation de commencer mes études de droit, car l’université se trouvait dans une ville différente de la nôtre. Chez nous, les garçons étaient autorisés à quitter la maison, mais nous les filles devions rester dans les environs. J’ai fini par faire un baccalauréat en sciences politiques. Dans un pays gouverné par une dictature islamique patriarcale, comme c’est cynique !

Une ségrégation en cascade

Je vous épargnerai le reste de l’histoire. Après avoir terminé mes études et être parvenue à convaincre mon père de me laisser travailler, j’étais si âgée que les employeurs ne comprenaient pas pourquoi je n’avais toujours aucune expérience professionnelle mon âge. J’étais une femme célibataire de 30 ans, à la recherche d’un emploi, sans expérience aucune. J’ai maintenant 51 ans et suis toujours célibataire. En fait, je suis l’aînée de sept enfants et la seule à ne pas être en couple. Durant mes études, j’ai rencontré l’amour de ma vie. C’était un coup de foudre. Il m’aimait, et moi, je cachais le fait que je l’aimais aussi. Pourquoi ? Parce que j’avais peur. J’avais peur de devoir le dire à la maison. Cela aurait signé la fin de mes études. Mon père m’a autorisé à aller à l’université pour étudier, non pas pour trouver l’amour. C’est donc comme cela que je me suis moi-même privée d’amour.

Aujourd’hui, je réalise qu’on m’a volé mon adolescence, ma jeunesse, mes joies, mes études, l’amour, mon désir d’avoir des enfants, mes rêves, moi-même, tout ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. Mais je me rends aussi compte de la chance que j’ai eue. Au moins, je n’ai pas été mariée à 14 ans avec un homme de 30 ans. Je n’ai pas été complètement privée d’éducation comme mon amie Afsaneh. Je peux aujourd’hui me considérer comme une femme célibataire « heureuse et libre » en Iran.

Des femmes, instruments des hommes

L’une des raisons du retard des pays en voie de développement réside certainement dans leurs attitudes misogynes et dans leurs lois de discrimination sexuelle. Dans notre société, les femmes doivent constamment lutter contre tout cela. Les lois iraniennes sont dérivées de l’islamisme. Les hommes sont considérés comme le sexe supérieur et les femmes sont forcées à leur obéir. Ils pensent que les femmes ont été créées pour le confort et le bien-être des hommes. Les conséquences se retrouvent dans chaque recoin de nos existences. Les femmes et les enfants sont les premières victimes de l’islam politique. Pourtant, nous représentons la moitié de la population du pays : notre rôle dans les sphères socio-économiques et culturelles ne peut être ignoré. Nous ne nous battons pas pour pouvoir porter ce que nous voulons, aujourd’hui, nous nous battons pour nos droits fondamentaux ! Nous voulons pouvoir choisir ce que nous voulons étudier, choisir de travailler ou pas, choisir avec qui et quand nous souhaitons nous marier. Je n’ai pas pu vivre comme une femme libre, mais j’espère que je pourrai mourir un jour comme tel.