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La polarisation,
condition
du changement social

Propos recueillis par Jana Peeters1 · Conseillère morale laïque à la huisvandeMens de Hasselt

Mise en ligne le 15 octobre 2024

On ne peut plus l’ignorer, la polarisation s’immisce partout ; dans les débats politiques à la télévision jusqu’aux discussions animées à table. S’est-elle accrue ? Est-il toujours négatif de voir s’opposer des positions extrêmes ? Afin d’enrichir la discussion, nous avons consulté Christophe Busch, criminologue, historien et directeur de l’Institut Hannah Arendt pour la diversité, l’urbanité et la citoyenneté.

Photo © Evan Huang/Shutterstock

La polarisation est un sujet brûlant. Pourquoi en entend-on autant parler ces derniers temps ?

L’usage et la forte occurrence de termes comme celui-là s’apparentent à des phénomènes de mode qui vont et viennent. Il y a quelques années, la radicalisation était en vogue, aujourd’hui c’est la polarisation. Cela ne signifie pas nécessairement qu’il y ait davantage de polarisation. Elle est peu aisée à mesurer et difficile à comparer dans un autre contexte historique. Ce que nous savons, c’est que la complexité de notre société s’est accrue à un rythme effréné. Pour mieux comprendre, je reviens souvent à l’époque où vivait ma grand-mère. Au début des années 1900, la vie à Gand était relativement simple. Vous étiez catholique, vous alliez au Davidsfonds2 et vous lisiez le journal qui correspondait à votre croyance, selon la logique des piliers. Si vous n’étiez pas catholique mais libéral, vous vous rendiez au Willemsfonds3 et vous lisiez un autre journal. La diversité et les façons de voir notre monde étaient beaucoup plus limitées qu’aujourd’hui. C’était aussi le cas dans mon enfance. Quand j’étais en secondaire, un élève sur mille était musulman. En d’autres termes, mon école n’était pas un environnement hétérogène. En une ou deux générations, la société s’est fortement diversifiée, et cette diversité concerne non seulement les personnes, mais également les points de vue. Avec la mondialisation, la planète est devenue un village, entraînant une plus grande complexité des interactions. La question clé aujourd’hui est la suivante : comment gérer la complexité, les frictions et les diverses perceptions du monde qui ne cessent de croître ?

Quel regard d’historien et de criminologue portez-vous sur la complexité du réel ?

Grâce à mon bagage, je sais à quel point notre propre cadre de référence et notre vision du monde sont importants pour comprendre notre comportement. Les gens ne réagissent pas nécessairement à ce qui est vrai, mais à ce qu’ils pensent être vrai. Nous le voyons très clairement tout au long de l’Histoire. Si vous croyez qu’au sein d’une société il existe des races supérieures, comme la race aryenne, et des races inférieures, telles que la race juive, c’est problématique. Après tout, vous vous considérez comme rationnel, dans les limites d’un cadre de référence absurde. Si vous croyez actuellement que la Terre n’est pas une sphérique mais plate, vous n’allez probablement pas faire naviguer un bateau le long de ce disque parce que vous éprouvez la peur rationnelle que votre embarcation disparaisse. Cela me semble complètement irrationnel, car j’ai une vision du monde différente, mais ce que vous croyez détermine votre comportement. C’est pourquoi il faut prêter attention aux cadres de référence toxiques ou hostiles. Sur la base des nombreuses connaissances historiques, nous avons la responsabilité de tirer les leçons du passé et de mieux les gérer aujourd’hui.

Criminologue et historien, Christophe Busch est directeur de l’Institut Hannah Arendt pour la diversité, l’urbanité et la citoyenneté.

© Joke Goovaerts

La polarisation est-elle toujours négative ?

En fait, la polarisation est la focalisation sur les pôles, sur les extrêmes. Cela peut être très menaçant si cela a une connotation toxique. Mais cela peut aussi être très enrichissant, surtout dans un contexte démocratique avec une interprétation légitime. Des voix claires et même radicales remettent en question le statu quo, et elles seules favorisent le changement social. Il est crucial d’apprendre à faire la distinction entre la polarisation démocratique et la polarisation toxique. Pour revenir à l’époque de ma grand-mère, il y avait des partisans et des opposants au droit de vote des femmes en Belgique. À quoi sert la démocratie ? À fournir un espace libre et des boîtes à outils. La liberté d’expression est un outil qui permet à la démocratie de croître et de s’épanouir. Pouvoir se positionner, avoir une opinion sur le droit de vote et la partager a contribué à nourrir le débat et à avancer vers le changement. La polarisation en revanche revêt un caractère toxique quand elle fige les personnes dans des groupes qui s’opposent, « eux » contre « nous ». Dans ce cas, il est facile de sombrer dans une logique guerrière selon laquelle l’autre devient l’ennemi. Le tissu social de la société en souffre. Nous sommes tous dans le même bateau, mais si vous pensez que certains individus doivent en sortir, il y a un problème. Apprendre à faire cette distinction est crucial pour mieux envisager la polarisation.

Si vous remarquez qu’une conversation glisse vers une polarisation toxique, par exemple à cause d’une idéologie d’extrême droite, comment y faire face de la meilleure façon possible ?

Il est bon de garder à l’esprit que tout le monde a le droit d’avoir un avis. Les opinions se fondent parfois sur des faits, mais ce n’est pas souvent le cas. Ce qui est particulièrement important, c’est de ne pas contrer ni contre-attaquer immédiatement. Vous êtes alors dans une discussion pour/contre avec une dynamique de rapport de force. Il est bien plus efficace de demander à cette personne ce qu’elle veut dire exactement. Il arrive dans certains cas que les gens s’expriment de façon brutale ou qu’ils répètent des informations provenant des réseaux sociaux. Lorsque vous posez des questions, vous invitez votre interlocuteur à réfléchir à ses arguments. À partir de ce processus de réflexion, de ce dialogue, vous pouvez commencer à apporter de la nuance et de la complexité. Vous pourrez ainsi prendre conscience que la personne en face de vous a sa propre histoire, son propre cadre de référence. Ensemble, il est possible de créer une réalité partagée.

Comment éviter la polarisation toxique ? Lorsque vous posez des questions, vous invitez votre interlocuteur à réfléchir à ses arguments.

© Fizkes/Shutterstock

  1. Cet article est une adaptation en français de « Over democratische polarisatie. Niet bedreigend, maar verrijkend. Interview met Christophe Busch », paru dans deMens.nu Magazine, 13e année, no 2, mis en ligne le 24 avril 2024. Il est publié ici avec l’autorisation de son autrice et de deMens.nu.
  2. Le Davidsfonds est une organisation catholique de Flandre fondée à Louvain en 1875 et dont le but est de promouvoir la culture flamande dans les domaines de la littérature, de l’histoire et de l’art.
  3. Le Willemsfonds est une organisation culturelle flamande d’obédience libérale fondée en 1851.

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