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Laïcité à la sauce
néo-républicaine

Louise Canu · Journaliste

Mise en ligne le 13 novembre 2023

On lui aurait donné le Bon Dieu sans confession, ou presque. Le jeune Emmanuel Macron, encore ministre de l’Économie sous le gouvernement Hollande, qui se rêve calife à la place du calife, fait de la laïcité l’un de ses fers de lance. On a envie d’y croire, en 2016, lorsque le futur candidat aux élections présidentielles assène lors d’un meeting pour son nouveau parti : « Je ne crois pas qu’il faille inventer de nouveaux textes, de nouvelles lois, de nouvelles normes, pour aller chasser le foulard à l’université, pour aller traquer dans les sorties scolaires celles et ceux qui portent des signes religieux. Ce combat, ce n’est pas le combat de la laïcité contre une religion, puisqu’il faut la nommer, l’islam. » L’ancien candidat se démarque en se positionnant alors à contre-courant d’un discours renforcé depuis quelques années, lié à « la multiplication, depuis 2012, d’attentats perpétrés au nom de l’islam et parfois liés à l’État islamique (Daech ) ».

Une laïcité made in France

Stéphanie Hennette Vauchez, elle, est professeur de droit public. Elle publie Laïcité dans la collection « Le mot est faible » dans lequel elle décortique avec soin l’évolution juridique d’une laïcité made in France. Avec un constat : « Tordu dans tous les sens, mobilisé sur tous les fronts ou presque, le mot “laïcité” est comme essoré par le débat  public, qui lui en demande trop. » Rétrospective d’un essai qui prend le taureau par les cornes (et ça fait du bien).

Si la question laïque renvoie historiquement, durant le XIXe et une bonne partie du XXe siècle, à « “la guerre des deux France”,  d’une part, et la “guerre scolaire, d’autre part », l’affaire de Creil en 1989 engage la laïcité dans un virage à 180 degrés. Cette affaire – souvenez-vous de ces trois collégiennes exclues de leur établissement pour avoir refusé d’ôter leur voile – illustre les nouvelles tensions autour de la laïcité et du port de signes religieux dans l’éducation publique en France.

Le vivre ensemble, cette notion floue

Le début des années 2000 sonne le glas de la laïcité renvoyée à la question scolaire. En 2010, le Premier ministre François Fillon demande au Conseil d’État d’étudier les « solutions juridiques permettant de parvenir à une interdiction du port du voile intégral ». Mais parce qu’aucun principe juridique « ne permettait d’interdire spécifiquement le voile intégral (ni la laïcité, ni la dignité, ni l’égalité, ni la sécurité…) » la plus haute juridiction administrative française considérait que « seule une “conception renouvelée et élargie de l’ordre public qui serait défini comme les règles essentielles du vivre ensemble” permettrait d’officialiser la mesure ». Bingo : le Parlement vote la loi, qui stipule que le fait de cacher son visage dans l’espace public contrevient au « respect du socle minimal des valeurs d’une société démocratique et ouverte, rompt le lien social » et « manifeste un refus du “vivre ensemble” ».

Dès lors, le mot est asséné dans les médias, répété à l’envi au sein des établissements scolaires et présent sur toutes les bouches républicaines : la laïcité « invoquée toujours et partout, à la manière d’un couteau suisse du projet républicain » est devenue « la “condition” ou la “clef de voûte”, du “vivre ensemble” » d’une France démocratique bien comme il faut.

Le triangle non amoureux

La laïcité, en France, répond à trois principes (que vous connaissez sur le bout des doigts, si vous nous lisez régulièrement) : la séparation du séculier et du religieux, la garantie de la liberté de religion et la neutralité religieuse de l’État. Ensemble, ils forment ce que Stéphanie Hennette Vauchez appelle le « triangle de sens de la laïcité ».

Mais un point vient déséquilibrer ce « triangle de sens » : la neutralité elle-même, qui grignote du terrain sur les logiques de séparation (du séculier et du religieux) ainsi que de la garantie (de la liberté de la religion). Cette neutralité s’est, dans les faits, largement étendue : concernant d’abord les personnes publiques (l’État, les collectivités), elle s’impose désormais aussi aux personnes privées.

Alors que la loi du 15 mars 2004 interdit aux élèves de porter des signes religieux ostensibles dans les écoles publiques – qui ne concernait jusque lors que les fonctionnaires et représentants de l’État –, la notion de neutralité s’étend finalement jusque dans les sphères privées. À l’instar de la très médiatisée affaire « Baby loup » (2008-2013), dans laquelle une puéricultrice voilée s’est vue licenciée d’une crèche privée. À l’école, au travail ou dans l’espace public, les individus voient leur liberté d’exprimer leurs croyances peu à peu réduite par cette « hypertrophie des exigences de neutralité », estime Stéphanie Hennette Vauchez, qui nomme cela la « nouvelle laïcité ».

La laïcité instrumentalisée

La loi du 24 août 2021 (appelée aussi loi « séparatisme ») confortant le respect des principes de la République marque un « tournant sécuritaire » (dont l’autrice emprunte l’expression à l’historien Philippe Portier) dans la conception du vivre ensemble français.  En désignant les pratiques religieuses « qui peuvent être admises et celles qui doivent être combattues », Stéphanie Hennette Vauchez estime que l’autorité publique s’immisce désormais dans les affaires du religieux en disposant désormais d’un « pouvoir inédit de contrôle sur les organisations en charge des cultes ». La Ligue des droits de l’Homme et d’autres organismes « s’inquiètent sur le devenir d’une laïcité devenue aux yeux des pouvoirs publics un instrument de contrainte et de conformation ».

Si l’autrice rappelle l’importance et la richesse d’un projet républicain, elle pointe tout de même du doigt cette « hypertrophie de la neutralité », qui « repose sur et véhicule une conception simpliste du droit et des exigences d’égalité propres à la tradition républicaine : la loi doit être la même pour tous, mais elle peut vouloir ou devoir, précisément pour être égale, varier et s’adapter ». Se gardant bien de statuer sur le caractère islamophobe des politiques françaises, Stéphanie Hennette Vauchez met tout de même en garde contre les « effets discriminatoires » d’une nouvelle laïcité à la sauce néo-républicaine.

Stéphanie Hennette Vauchez, Laïcité, Paris, Anamosa, coll. « Le mot est faible », 2023, 112 pages.

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