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Vous dites?
Royaume solidaire ou société à deux vitesses ?
La jeunesse précarisée
ne peut attendre
Alain Moriau · Président de la Fédération laïque de l’Aide à la jeunesse (FLAJ)
Mise en ligne le 12 novembre 2025
Alors que la Belgique traverse une recomposition institutionnelle et économique sans précédent, la Fédération laïque de l’Aide à la jeunesse (FLAJ) et le Groupement des services publics agréés de l’Aide à la jeunesse s’inquiètent du recul progressif des politiques sociales au profit de logiques gestionnaires et budgétaires. La précarité ne cesse de s’étendre. Les familles, les jeunes, les travailleurs de première ligne en mesurent chaque jour les effets. Nous appelons à un sursaut collectif : celui d’une société qui investit à nouveau dans l’humain.
Photo © Roman Samborskyi/Shutterstock
Alors même que le gouvernement avait affirmé qu’aucune économie ne serait réalisée et qu’un renforcement des moyens était prévu, il prend aujourd’hui une mesure d’austérité déguisée en gelant le calcul de la subvention provisionnelle triennale pour les frais de personnel, ce qui revient dans les faits à une réduction de financement pour les services et leurs travailleurs.
D’autres décisions récentes comme la suppression du Fonds de participation et d’activation sociale, le plafonnement des aides sociales, la dégressivité accrue du chômage, la disparition du soutien au bien-être psychologique des jeunes aggravent encore la pauvreté infantile et fragilisent les familles. Ce n’est plus un simple manque de moyens, c’est un changement de paradigme. L’État social se désengage pas à pas, remplacé par une logique de contrôle et de conditionnalité.
Une pauvreté structurelle devenue norme
Les constats issus des diagnostics sociaux sont clairs : la précarité n’est plus un accident de parcours, mais un état permanent pour des milliers de familles. La Belgique compte aujourd’hui plus de 1,6 million de personnes vivant sous le seuil de pauvreté, dont un enfant sur cinq selon Statbel (2025). Derrière ces chiffres, des vies ordinaires se désagrègent sous le poids du coût de la vie et de la rigidité administrative.
Depuis la suppression du Fonds de participation et d’activation sociale, des milliers de familles ont perdu le soutien qui leur permettait d’assurer les besoins de base (repas équilibrés, matériel scolaire, activités culturelles). Pour Sophie, travailleuse à temps partiel et mère de trois enfants, cela signifie choisir entre le stage de son aîné et les fournitures de rentrée du cadet. Ce qui relevait hier de la prévention relève aujourd’hui de la survie. Comme tant d’autres, elle compose avec un système qui promet l’égalité, mais organise la débrouille.
Le gouvernement fédéral parle de « rationalisation ». La Fédération Wallonie-Bruxelles évoque une « prévention intégrée ». Sur le terrain, nous observons surtout la fragmentation : des politiques en silos, des acteurs sociaux qui improvisent avec des moyens en baisse, et des familles qui perdent confiance dans des institutions devenues trop lointaines.
Des politiques publiques en décalage avec la réalité
La Déclaration de politique communautaire 2024-2029 de la FWB annonce vouloir « favoriser une vision à long terme des politiques d’enfance, de jeunesse et d’Aide à la jeunesse ». Mais cette ambition se heurte à la rigueur budgétaire et au fameux trou de 350 millions d’euros identifié par le gouvernement (RTBF, 2025). Ce paradoxe, promettre la cohésion tout en réduisant les marges, illustre la dérive actuelle où la solidarité devient une variable d’ajustement.
Les travailleurs sociaux observent un déplacement massif des publics : ce qui relevait autrefois du chômage bascule vers les CPAS, avec des conditions plus strictes, des obligations et des évaluations permanentes. Pour les familles, c’est une perte de droits ; pour les jeunes, une perte de repères. Karim, 17 ans, grandit dans ce flou. Un père privé d’allocations, une mère dépendante du CPAS, et un avenir suspendu à une aide dont la continuité n’est jamais garantie. Cette tension se retrouve partout : CPAS surchargés, écoles sans éducateurs, services AMO contraints de refuser des demandes faute de place. Le travail social devient une course à la priorisation, alors qu’il devrait être un travail d’accompagnement.
La marchandisation rampante du social
Nous observons avec inquiétude l’imposition d’une culture managériale dans le secteur de l’Aide à la jeunesse. Les mots ont changé : les jeunes deviennent des « bénéficiaires », les usagers des « clients », les actions sociales des « projets » soumis à des indicateurs de performance. Cette approche, inspirée du monde de l’entreprise, ignore la lenteur, la confiance, l’incertitude… pourtant au cœur du travail socio-éducatif.
Les coupes budgétaires touchent jusqu’à la santé mentale : la suppression de la subvention bien-être psychologique des jeunes prive les CPAS de plusieurs millions d’euros destinés à prévenir l’isolement et la dépression. Isabelle, 19 ans, sortie de l’Aide à la Jeunesse et logée seule, aurait pu bénéficier d’un groupe de soutien collectif. Faute de financement, ce projet n’existe plus. Le discours sur la « résilience » ne suffit pas quand les structures de prévention disparaissent. L’État vante la « responsabilisation individuelle », mais dans une société où les conditions de vie se dégradent, cela revient à abandonner les plus faibles sous couvert d’efficacité.
Une chaîne de prévention et de protection sous tension
Chaque réduction d’un outil social en amont se traduit par une urgence en aval. Quand un CPAS ne peut plus financer un kit scolaire, c’est un service AMO qui doit rattraper un décrochage. Quand une allocation est suspendue, c’est une famille qui bascule dans la précarité et un placement des enfants dans une institution de l’Aide à la jeunesse qui devient quasi inévitable. Cette logique de court terme met sous tension l’ensemble de la chaîne de prévention. Ce constat se traduit aussi dans les services mandatés. Selon les chiffres récents du secteur de l’Aide à la jeunesse, seulement près de 14 % des jeunes placés retournent dans leur famille après un passage en institution. Ce pourcentage, qui tend à la baisse, n’est pas un indicateur de réussite, mais bien le signe d’un essoufflement du système. Les services résidentiels et d’accompagnement, épuisés par le manque de moyens et la saturation des places, ne peuvent plus assumer pleinement leur rôle (offrir une aide spécialisée, ponctuelle et supplétive, en relais temporaire du milieu familial). Ce glissement traduit une crise de sens au cœur même du dispositif d’Aide à la jeunesse, et la solidarité publique, naguère filet de sécurité, devient un labyrinthe de conditions.
L’angle mort de la jeunesse dans les réformes institutionnelles
La réforme de la prévention, telle qu’évoquée dans la Revue des dépenses publiques 2025, risque de réduire les missions éducatives à des objectifs mesurables (indicateurs, bilans, taux d’insertion). Comme d’autres fédérations, nous y voyons un risque d’érosion du secret professionnel et de conditionnement de l’aide à des critères administratifs.
Dans un quartier populaire d’une grande ville, un groupe de jeunes traîne sur une place rénovée. Leur présence dérange, les autorités locales demandent donc aux services AMO d’intervenir. Plutôt que de les disperser, les travailleurs sociaux s’assoient avec eux, parlent de l’école, d’avenir, de tout et de rien. De ce dialogue naîtra un projet participatif de graff collectif. Cette approche, patiente et horizontale, ne rentre dans aucune grille d’évaluation. Mais c’est là que commence la prévention, dans la rencontre et pas dans la gestion. Notre position est claire : on ne construit pas de confiance sous injonction de résultats.
Des femmes seules en première ligne
Les réformes actuelles touchent d’abord les femmes précaires. Les mères seules, souvent en emploi à temps partiel, sont les premières à subir le manque de solutions d’accueil pour enfants. Le travail fragmenté, les horaires atypiques et l’absence de crèches accessibles rendent impossible toute stabilité économique. Ces situations, loin d’être marginales, alimentent la spirale de la pauvreté transmise de génération en génération.
Le plafonnement des aides sociales frappe de plein fouet les familles monoparentales. Marie, mère de deux enfants, a vu son revenu d’intégration réduit parce qu’elle partage un logement avec sa sœur. Le système la considère comme « cohabitante » et lui retire une partie de son droit, alors qu’elle subvient seule aux besoins de ses enfants. Ce genre d’absurdité administrative illustre la violence silencieuse des réformes actuelles : punir la solidarité familiale au lieu de la soutenir.
Selon l’Observatoire de l’enfance, 43 % des familles monoparentales en Belgique vivent sous le seuil de pauvreté. Le manque de milieux d’accueil (crèches, haltes-garderies publiques…) pousse de nombreuses mères à choisir entre emploi et présence parentale. Là encore, la prévention passe par la politique. Investir dans l’accueil, c’est prévenir la pauvreté des enfants.
Pour une politique de prévention ambitieuse et cohérente
Prévenir, c’est investir dans le long terme. C’est refuser la logique du court terme électoral pour construire une société solidaire et éclairée. Nous plaidons pour :
• Un refinancement structurel des services de l’Aide à la jeunesse, au-delà des appels à projets ponctuels ;
• Une articulation réelle entre les politiques de jeunesse, d’enseignement, de logement et d’emploi ;
• Le respect du secret professionnel et du caractère non mandaté du travail préventif ;
• Une reconnaissance salariale et statutaire des travailleurs sociaux.
Les services mandatés, qu’ils soient résidentiels (SRG, SRU…) ou d’accompagnement (SASE…), ne sont pas épargnés. Confrontés à des prises en charge de plus en plus lourdes, à des séjours prolongés faute de relais extérieurs et à des retours familiaux non préparés, ils subissent la même tension structurelle que les services de prévention. Leur mission première, celle d’une intervention spécialisée et temporaire, se dilue dans la gestion d’urgences chroniques.
Ce constat plaide pour une politique cohérente entre prévention et protection, où chaque service dispose des moyens d’assumer sa fonction spécifique : prévenir, protéger, accompagner, sans devoir compenser les carences d’un autre maillon de la chaîne.
Nous soutenons l’idée que la prévention ne coûte pas, elle évite les coûts futurs. Chaque euro investi dans le soutien à la jeunesse prévient des dépenses futures bien plus lourdes au niveau de la santé au sens large, de l’aide sociale, de la justice, ou bien encore de l’hébergement.
Pour une refondation solidaire des politiques sociales
Les services de l’Aide à la jeunesse, qu’ils agissent en prévention, en accompagnement ou en protection, sont aujourd’hui confrontés à une crise commune : celle d’un État social épuisé et désinvesti. En effet, on ne peut que constater que l’État social belge se fragilise. Sous couvert d’efficience, il glisse vers une logique de délégation et de privatisation des solidarités. Or, une démocratie se juge à la manière dont elle protège les plus vulnérables.
L’Aide à la jeunesse, comme les CPAS, est l’une des premières lignes d’un même front, celui de la dignité humaine. Fragiliser notre secteur, c’est rompre la chaîne de prévention et reporter sur les générations futures les fractures que nous refusons de réparer aujourd’hui. Dans une optique gouvernementale de penser à l’avenir de nos enfants plus qu’à notre propre présent, cela ne peut que faire échos.
La FLAJ et le Groupement des services publics appellent à une refondation solidaire des politiques sociales : un service public fort, des droits sociaux individuels, un financement structurel de la prévention, une valorisation du travail des secteurs de l’Aide à la jeunesse bien sûr, mais aussi de la jeunesse, de la culture, ou encore de l’éducation permanente par exemple. C’est le prix d’une démocratie qui ne se contente pas de soigner les conséquences, mais s’attaque en profondeur aux causes.
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