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« La fragilité, le doute,
c’est ce qui fait
la beauté »

Sandra Evrard · Rédactrice en chef

Mise en ligne le 20 juin 2023

Dans "Last danse", la réalisatrice Delphine Lehericey nous emmène sur les traces d’une promesse faite par Germain, un retraité de 75 ans, à sa défunte épouse : danser pour perpétuer cette passion qu’elle portait en elle. Il rejoint donc la troupe de la chorégraphe La Ribot que sa femme fréquentait. Une troupe de danse contemporaine qui accepte tout le monde avec sa différence et sans discriminations. Au-delà de l’acte poétique, Germain, incarné à l’écran par François Berléand, nous émeut par cette fragilité que portent en elles les personnes qui ne sortent pas d’un moule conçu pour plaire à tout le monde.

Photo © Box Productions/Need Productions

 

Réaliser un film avec une personne âgée dans un monde obsédé par la jeunesse, c’est un fameux pari : pourquoi ce choix ?

Je suis très proche de mon grand-père, qui a 98 ans. Il est à la retraire depuis l’âge de 55 ans et il profite de son temps, ce dont je suis un peu admirative en fait. Il me fait marrer, c’est quelqu’un d’hyper vivant. Et je me suis fait la réflexion que les discriminations envers les personnes âgées n’étaient pas justes. Nous sommes tout le temps dans la performance, moi y compris : je suis workaholic, avec cette crainte perpétuelle de rater un truc. Nous sommes dans une forme d’hystérie, avec une société qui nous oblige à être dans l’action permanente, alors que les personnes âgées ne font « rien », ce qui n’est pas valorisé. Ensuite, j’avais très envie d’écrire une comédie ! En fait, c’est beaucoup plus facile de réaliser un drame qu’une comédie. Ce n’est pas facile d’être drôle, on ne sait pas si cela va fonctionner, il faut toujours être hyper attentif au rythme, au jeu du comédien, se demander s’il n’est pas en train de se complaire. Quand on raconte une blague et que personne ne rigole, cela se voit. Tandis que quand on ne fait pas pleurer les gens tout de suite, ils ne disent pas : « Tiens, je n’ai pas pleuré au cinéma ». La comédie, ce n’est pas fancy comme genre, ce n’est pas très prestigieux. Heureusement, c’est un peu en train de changer, avec des films en demi-teinte, on est en train d’inventer quelque chose de cet ordre-là. À ce titre, j’adore le travail de Ann Sirot et Raphaël Balboni.

Last Dance de Delphine Lehericey

Sortie en salle le 21.06.23

Vous dites que les personnes âgées ne font rien. Que recouvre ce « rien » ?

C’est en effet une question que je me suis posée en regardant mon grand-père. Car en réalité, on commence une deuxième vie après la retraite. On peut encore vivre une trentaine d’années, c’est énorme ! Et donc, j’avais envie de mettre en avant des gens comme ça, la façon dont ils se débrouillent avec leur existence, avec la vieillesse, avec leurs enfants qui sont inquiets pour eux. Ici dans le film, la famille est présente, mais il y a deux cas de figure : soit les personnes âgées sont abandonnées – car c’est flippant d’avoir un vieux à table –, soit c’est l’inverse, avec la peur qu’ils meurent, ce qui nous renvoie à notre propre angoisse. Le personnage de Germain, il a voyagé dans beaucoup de scénarios et d’histoires différentes, jusqu’à la pandémie où j’ai eu du temps pour me poser. Le scénario s’est alors écrit en 6 mois. J’ai aussi été touchée par la violence de cette époque où l’on donnait des ordres aux personnes âgées. Ils étaient en colère et c’est compréhensible, car quand on est vieux, on ne renonce pas pour autant à ses choix. Cela m’a rendue triste.

C’est une histoire tendre, touchante, mais qui soulève des questions par rapport à la place que chacun occupe dans la société ou la place que l’on ne donne pas toujours à la différence. Quelle serait celle que l’on pourrait donner aux personnes âgées ?

C’est un peu compliqué de répondre à cela, car personne n’est vieux de la même façon. Mes grands-parents sont restés dans leur maison jusqu’à leurs 93 ans, même s’ils sont aussi passés en maison de retraite. Mais la question est surtout celle du lien et de ce que l’on en fait. Quand on voit nos parents ou grands-parents vieillir, on se projette. Toutes les actions culturelles dans les maisons de retraite sont importantes. J’aime que la culture vienne aux gens, et que des mathématiciens par exemple, se mettent à faire du théâtre. Les lieux mixtes transgénérationnels, avec des enfants qui côtoient des aînés, sont également intéressants. Mais sans obligation, car on peut aussi se demander si les personnes âgées ont vraiment envie que l’on s’occupe d’eux, surtout les nouvelles générations qui sont plus autonomes. On a un peu l’impression que nous allons être vieux tous seuls d’ailleurs.

Diplômée des Arts du Spectacle à l’Université Paris X, issue du théâtre, Delphine Lehericey travaille d’abord comme comédienne et metteure en scène avant de se tourner vers le cinéma. En 2013, elle sort son premier long-métrage, “PuppyLove”, avec Solène Rigot et Vincent Perez. Après “Last Danse”, elle se consacre à sa première série, “Les Indociles”, adaptée de la bande dessinée homonyme de Pitch Comment et Camille Rebetez.

© Evrard Sandra

Le rapport au corps est aussi très présent dans votre film. Doit-on cela à votre expérience dans le théâtre ou la danse ?

Durant la pandémie, les gens regardaient beaucoup de spectacles à la télévision. C’est clair que quand on a du temps, on consomme de la culture. Et je me suis dit qu’il fallait raconter une histoire où se mettre en mouvement de création avec d’autres gens peut alléger la fatalité, comme celle d’un deuil. Je viens en effet du spectacle vivant ; j’ai travaillé avec des danseurs contemporains, que ce soient des professionnels ou des amateurs, et les catégories se mélangeaient. J’ai l’impression que l’art de la danse était plus approprié à mon projet, car il est plus démocratique. Tous les chorégraphes ne sont pas dans cette démarche, car certains ne travaillent qu’avec des danseurs professionnels, qu’avec des corps qui entrent dans les cases de ce que l’on imagine être un danseur professionnel, soit un corps jeune, mince, musclé. Heureusement, j’ai aussi croisé beaucoup de chorégraphes attentifs à donner la chance à tout le monde de monter sur scène, quel que soit son profil, même les corps handicapés, atrophiés, malades. Ce sont des démarches géniales, car quand on tombe malade, l’une des plus grandes angoisses, c’est ce changement corporel, la douleur à supporter. C’est vrai que la danse permet de ne plus être coupé de son corps. Il y a une générosité, car une fois que l’on vit de son métier, c’est cool de partager ce que l’on a appris. La culture n’est pas rentable et ne doit pas l’être, mais on en a besoin, ainsi en va-t-il de la poésie, de la littérature, des choses réussies comme ratées, des choses fragiles…

Vous avez travaillé avec la chorégraphe La Ribot. Ce fut apparemment un véritable coup de foudre professionnel pour vous. Pourquoi ?

Parce qu’elle adore les gens cassés, fragiles, justement. Elle-même est au contact de sa propre fragilité, de son questionnement. Elle n’est jamais arrivée quelque part, elle ne se pose pas, elle se cherche, ronge le même os. Le doute peut être une force incroyable. Et elle est hyper drôle ! Au départ, je voulais juste qu’elle m’aide à écrire les scènes de danse et qu’elle m’épaule avec les acteurs et avec l’actrice qui jouerait son rôle. Mais quand je l’ai rencontrée, je l’ai trouvée tellement fantastique que je me suis dit qu’il fallait que je la filme. Et comme j’avais fait du documentaire avant, j’étais à l’aise pour casser cette machine un peu lourde du tournage et de la laisser faire, d’improviser.

François Berléand, le principal protagoniste du film, vous a-t-il inspirée d’emblée ?

Berléand, tu lui dis : « Tu danses » et il danse ! C’est un clown, en fait, et je voulais un acteur avec un côté burlesque. Il y avait un enjeu physique. Et j’ai choisi que le protagoniste principal soit un homme et non pas une femme, car si c’était le mari qui était décédé, il n’y aurait pas de film. La femme, elle fait son deuil et elle s’en sort, elle aurait continué son spectacle. En fait, ce qu’il y a de beau à raconter, c’est qu’il s’en sort grâce aux gens qui l’entourent. Et ces personnes-là, ce sont les femmes. Il a fait une promesse à son épouse et c’est ensuite une chorégraphe qui l’emmène. Puis si c’était une femme qui était restée, personne ne serait venu cuisiner pour elle… C’est d’ailleurs la dernière génération d’hommes avec laquelle on peut rire du fait que ce sont les femmes qui font tout pour eux.

La Ribot est chorégraphe, danseuse et artiste. Son œuvre, apparue au sortir de la transition démocratique dans l’Espagne des années 1980, a profondément modifié le champ de la danse contemporaine. Solo, explorations collaboratives, recherches avec des amateurs, installations et images en mouvements présentent dès lors les facettes d’une pratique protéiforme, qui ne cesse de mettre en jeu le droit du corps.

© Box Productions/Need Productions

Vous êtes particulièrement attirée par l’imperfection, les traits particuliers ou hors du commun des gens ?

Je crois que je suis arrivée au cinéma par magie. Je n’ai pas fait d’école du cinéma, alors je souffre parfois du syndrome de l’imposteur. Mais je trouve que la fragilité, le doute, c’est ce qui fait la beauté, la poésie. J’aimerais transmettre cela à mes enfants, afin qu’ils ne soient pas dans la performance. Car ce n’est pas la réussite qui nous rend heureux, mais ce que l’on fabrique. J’adore fabriquer, mais après, c’est plus dur de vendre. Ce sont des projets qui prennent des années. Ce sont toutes les étapes et la relation aux gens qui sont dans le processus qui m’intéressent. Cela me procure beaucoup de bonheur quand on me dit : « C’était un beau tournage. »

Ce film, c’est aussi un peu un plaidoyer pour une société plus inclusive, pas seulement par rapport à la vieillesse, mais aussi aux corps en surpoids ou différents. La société doit-elle changer ?

Oui, on est complètement cons avec nos comptes Instagram ! Je trouve tous les corps passionnants. Déborah Lukumuena, la superbe femme noire obèse dans le film a accepté tout de suite ma proposition bien que ce soit un petit rôle, en me répondant : « Je veux que l’on me voie ! » Et pour La Ribot aussi, c’était une évidence, car ses danseurs sont déjà inscrits dans cette diversité. Heureusement, les choses sont en train de changer, et cela fait vraiment du bien !

Il a tourné sous la direction des plus grands réalisateurs. François Berléand nous épate aujourd’hui dans cet inattendu rôle de papy danseur.

© Box Productions/Need Productions

Vous êtes Belgo-Suisse, née en France. Que vous inspire le surréalisme ?

On trouve dans ces petits pays une forme « d’absurdie », de complexe qui donne une fragilité par rapport aux grands pays comme la France, qui est très intéressante. Nous sommes plus solidaires, plus attentifs par rapport aux autres. Nous sommes plus sympas ! Et même l’industrie du cinéma est beaucoup plus inclusive et plus humaine.

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