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La communauté d'abord

François Finck · Délégué «Europe & International» au CAL/COM

Mise en ligne le 30 mai 2022

Une grande ambition traverse cet ouvrage : faire connaître au public francophone la philosophie de l’école nord-américaine appelée en anglais communautarian, que l’auteur traduit judicieusement par le terme « communautarienne » pour éviter le terme souvent péjoratif de « communautariste ». Les sept chapitres (4-10) consacrés chacun à présenter la pensée d’un auteur contemporain sont précédés d’une introduction sur la notion de communauté, d’un chapitre sur « le grand ancêtre » Aristote, et sur la philosophie libérale, représentée par John Rawls. Ils sont suivis d’un dernier chapitre portant notamment sur la lecture de ces auteurs par Barack Obama et d’une conclusion.

Les auteurs présentés sont d’une grande diversité, ce qui rend l’ouvrage informatif et bienvenu. Cependant, sa structure conduit à un effet d’énumération, rendant la lecture parfois fastidieuse. Il aurait été utile d’ordonner les chapitres par tendance, ou école. En effet, la principale qualité de La philosophie communautarienne américaine est de montrer que celle-ci est très riche et diverse : de McIntyre, philosophe qui s’inspire de la tradition médiévale de Thomas d’Aquin, et qui affirme le rôle essentiel de la communauté pour la moralité individuelle, à Michael Walzer, fondateur de Dissent, la revue de référence de la gauche américaine, qui se définit comme un « socialiste démocratique », en passant par Amitai Etzioni ou Benjamin Barber, critiques de la mondialisation néolibérale. En outre, le style manque de clarté, voire peut être confus, et est à certains moments plus pamphlétaire qu’analytique ou pédagogique. Les références sont parfois inexistantes (ex. : aucune référence à Boudon, pourtant cité dans le titre d’une section, page 229) ou vagues (par exemple, page 220, note 1 « de nombreuses conférences disponibles sur le Web… »). Par ailleurs, malgré ce qu’annonce le sous-titre, il est assez peu question de laïcité dans cet ouvrage. Seul le chapitre sur Charles Taylor aborde le sujet du port de signes religieux par des agents publics. En réalité, la philosophie communautarienne s’oppose surtout au libéralisme, pas forcément à la laïcité. L’auteur semble parfois assimiler libéralisme, universalisme et laïcité, comme autant de facettes d’une philosophie occidentale moderne qui nierait l’importance des liens communautaires et de la diversité des modes de vie, ce qui est pour le moins erroné.

Pierre Ansay expose de manière convaincante que la philosophie communautarienne américaine s’oppose au libéralisme tel que pratiqué aux États-Unis, c’est-à-dire dans ses versions économiques « néo » et « ultra ». On retrouve nombre de critiques de l’anomie de la vie moderne causée par la destruction des liens sociaux par le capitalisme sauvage, surtout dans le chapitre sur Michael Walzer, sans doute un des meilleurs de l’ouvrage. Cependant, en portant la critique – souvent pertinente – sur les excès du libéralisme économique, l’ouvrage passe un peu à côté de sa cible désignée, le libéralisme politique à la Rawls, qui, comme le reconnaît l’auteur, n’a que peu de choses en commun avec l’ultralibéralisme. Par ailleurs, la confusion entretenue entre libéralisme, universalisme, laïcité… n’aide pas à la clarté du propos. Par exemple, Kant est décrit comme un ancêtre du projet libéral dans une page qui présente ensuite des exemples contemporains de marchandisation et de règne extrême de la loi du marché, ce qui conduit l’auteur à jeter le projet émancipateur des Lumières avec les eaux glaciales du bain ultralibéral… Ainsi est introduit le terme d’« humanisme néolibéral », ce qui est, nous semble-t-il, une contradiction dans les termes, en tout cas fort éloigné de l’humanisme laïque.

L’analyse de l’influence de certains auteurs communautariens sur la pensée politique du président Obama est fort intéressante, mais notons qu’Obama ne s’est pas enfermé dans des revendications communautaristes. Au contraire, il a insisté sur l’aspect universaliste et l’union de l’ensemble de la « communauté politique » pour réaliser des avancées sociales. La conclusion comporte des aspects autobiographiques, qui transparaissent parfois déjà dans les chapitres. Le propos assimile souvent athée, laïque, libéral, individualiste… de manière un peu simpliste. Les pages sur la critique féministe de la pensée communautarienne, développée par Suzanne Moller-Okin et Nancy Fraser, sont très pertinentes, mais ce sujet aurait mérité davantage de discussion que deux pages en conclusion. Une structuration du livre par grands thèmes aurait permis de confronter utilement la pensée communautarienne à d’autres courants de pensée qui s’emparent de thématiques similaires.

Notons que les propos sur le port de signes religieux, notamment du voile islamique, s’en prennent à une laïcité présentée comme excluante et surtout comme le pendant du libéralisme. En réalité, le libéralisme, surtout dans sa version économique « ultra », s’accommode très bien du port de signes religieux sans aucune limite, tant l’argumentation en sa faveur repose sur une vision illimitée de la liberté individuelle. Au contraire, la laïcité promeut une neutralité de l’État garante de la cohésion sociale, dans un sens plus « communautarien » au sens américain que libéral. Enfin, dans la préface, la belle présentation de l’auteur côtoie une attaque en règle et polémique contre l’universalisme, et l’invocation des déclarations racialistes de Houria Bouteldja par le préfacier. Cela peut laisser à penser que l’ouvrage a une orientation, pour le coup, clairement communautariste, alors qu’il est plus nuancé. En un mot, malgré ses faiblesses au niveau de la structure et du style, La philosophie communautarienne américaine a le mérite de faire connaître au public francophone ce courant philosophique d’une grande richesse.

Pierre Ansay, La philosophie communautarienne américaine. Laïcité, diversité culturelle et reconnaissance des traditions communautaires, Bruxelles, Couleur Livres, 2022, 240 pages.

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