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La (bonne) colère d’Annie

Sandra Evrard · Rédactrice en chef

Mise en ligne le 11 janvier 2023

C’est l’histoire d’un temps que les moins de 20 ans n’ont pas connue, mais dont elles bénéficient : celle du mouvement MLAC qui a œuvré à légaliser l’avortement en France. Une histoire aussi subtilement que brillamment mise en mots et en images dans le long métrage Annie Colère. Une colère collective et constructive, qui fait avancer la société. Interview de la réalisatrice Blandine Lenoir.

Photo © Aurora Films

Pourquoi avoir choisi cette thématique portant sur l’accès à l’IVG ? C’est un sujet qui est dans l’air du temps au niveau de l’actualité, mais au cinéma, il est très peu traité.

Au-delà de la question de l’avortement, c’est surtout le MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception) qui m’a vraiment passionnée. C’est un mouvement politique qui est très original, parce qu’il n’a duré que dix-huit mois. Puis il a été oublié. J’avais envie de le mettre en lumière. C’était un mouvement mixte, c’est-à-dire composé d’hommes et de femmes, jeunes et vieux, médecins, non médecins, ce qui est très étonnant. C’était un service rendu aux femmes, immédiatement, sans condition. Et puis, son combat qui a été victorieux. L’avortement, bien sûr, est la question centrale du MLAC, mais c’est aussi la lutte collective, la désobéissance civile et le fait de raconter comment les lois s’arrachent de haute lutte que j’ai trouvé passionnants. Que cela n’arrive pas parce que des ministres se réveillent un beau matin en se disant : « Tiens, on va changer la vie des gens, ils ont l’air de souffrir. » Ça ne se passe pas comme ça. Le MLAC a mis le scandale sur le tapis, en déclarant au gouvernement : « Votre loi, personne ne la respecte. Regardez, on est tellement nombreux et nombreuses que vous ne pouvez pas nous mettre tous en prison. » Le fait qu’une méthode médicale devienne un instrument politique est intéressant.

C’est un combat oublié ?

Le récit historique, c’est un rapport de force. En France, on nous apprend la loi Veil, notamment, en oubliant de raconter que s’il y a une loi portée par cette ministre exemplaire qu’était Simone Veil, c’est parce qu’avant, il y avait eu dix-huit mois de lutte intense. Il est important de le rappeler. Je voulais vraiment rendre hommage à tous ces militants et militantes. Au moment où j’écrivais le film, l’avortement n’était pas du tout un sujet. Et d’ailleurs, tout le monde se foutait complètement de cette question. Et il a fallu que je convainque les financeurs que c’était bel et bien un sujet toujours d’actualité et un droit en danger. On avait du mal à me croire. Et puis, entre temps, badaboum !

Drame de Blandine Lenoir

FR • 2022 • 90’

En salle depuis le 11 janvier 2023

Au Sauvenière à Liège, à Imagix Tournai, au Platza Arthouse à Mons, au Quai 10 à Charleroi, et à l’Aventure et à l’UGC Toison d’Or à Bruxelles.

Quel regard portez-vous en effet sur la régression du droit à l’accès à l’IVG ? Je pense aux États-Unis, mais on a également une présidente anti-IVG au Parlement européen. Est-ce que l’Histoire prend un mauvais tournant ?

Roberta Metsola est tout à fait anti-IVG. Je pense qu’on a complètement cessé de lutter à ce sujet. Et moi la première ! Je suis née dans un pays où on avait le droit du travail, de la santé… Je ne me suis jamais posé de questions. Et donc la lutte a cessé parce qu’on pensait que c’était acquis. Je crois que c’est à partir de là que les droits ont reculé. Cela ne remonte pas aux faits récents aux États-Unis mais à une quinzaine d’années : en Italie, il est très compliqué d’avorter ; en Pologne, on n’avorte plus ; en Espagne, cette démarche est entravée, et en Allemagne, le tabou est énorme. Il n’y a pas besoin d’aller très loin pour voir que ce sont des droits qui sont en danger permanent. Il faut vraiment se souvenir que lorsque les droits des femmes reculent, c’est la démocratie qui est en danger. Toujours. Il faut rappeler que ces droits sont à préserver. Mais pour lutter pour défendre une loi, il faut connaître son histoire.

Précisément, est-il important d’inscrire le droit à l’IVG dans la Constitution française ?

Symboliquement, oui. C’est également important si l’extrême droite arrive au pouvoir, parce qu’on sait qui n’a pas voté pour la loi… C’est un symbole fort à envoyer à l’Europe. Après, il faudrait que les lois soient appliquées, surtout en France.

D’où la désobéissance civile ? Est-ce qu’elle est toujours aussi pertinente aujourd’hui et bien utilisée ?

Elle me semble être un très bon outil, mais il faut absolument qu’elle soit massive. Sinon, ça ne fonctionne pas. La désobéissance civile autour de l’IVG est née d’une manière extrêmement spontanée. Ce qui m’a passionnée, c’est que ce sont des gens qui sont entrés en politique, pas par théorie, ni par éducation. Il y a beaucoup de femmes qui sont allées aider pour aider, pour leurs sœurs, et qui sont entrées en solidarité totale. Elles ont aidé, trois mois, un an, quinze jours, peu importe. L’idée était : « Non, nous ne voulons plus qu’aucune femme ne souffre comme ça. » Ça me donne encore des frissons rien que d’en parler.

Il y a beaucoup de sororité qui ressort du film.

Au-delà de la sororité, pour moi, c’est une vraie solidarité.

« L’avortement est la question centrale du MLAC, mais c’est aussi la lutte collective que j’ai trouvé passionnante. »

Blandine Lenoir, réalisatrice de Annie Colère.

© DR

Vous préférez ce mot-là ?

Oui. Depuis que Monoprix fait des tee-shirts « sororité », je me méfie de cet effet de mode. Parce qu’il y en a qui récupèrent le féminisme à des fins commerciales et capitalistes, une fois de plus. Ce n’est pas ça, le féminisme, ce n’est pas du capitalisme. Donc, je dirais « une belle solidarité entre femmes et hommes ». Il y a des hommes médecins qui aidaient beaucoup aussi. Donc, ce n’est pas que de la sororité. Alors, c’est vrai que grâce à #MeToo, notamment, les femmes restent assez unies. Bien sûr, nos amitiés féminines sont extraordinaires. Je ne vais rien vous apprendre. Parfois, je plains un peu les hommes. Je trouve que leurs amitiés sont beaucoup moins fortes que les nôtres. Je trouve qu’ils peuvent se serrer les coudes, mais nous, on peut appeler à trois heures du matin des copines qui seront toujours là pour nous ; on a quand même ce lien très fort avec nos mères, nos sœurs.

À quoi cela tient-il ?

Je pense que c’est une construction sociale où, toutes petites, on nous apprend à penser aux autres. On observe nos mères, et on reproduit. J’ai toujours vu ma mère être très attentive à bien des personnes, beaucoup plus que mon père qui pensait plus à sa carrière. Et peut-être aussi parce qu’on est habituées à faire silence sur beaucoup de choses et à en parler entre nous.

Dans le film, au départ, la protagoniste a le soutien de son mari. Puis, petit à petit, on voit que toutes les habitudes et tous les comportements de style patriarcal resurgissent dans les discussions, tant avec le mari qu’avec les médecins. Comment percevez-vous aujourd’hui les relations entre les femmes et les hommes ? Se regarde-t-on toujours en chiens de faïence ou est-on dans quelque chose de plus apaisé, dépendamment des générations ?

Je pense qu’il y a un truc générationnel, vous avez raison. Je vois des jeunes gens vraiment très ouverts, tant des jeunes femmes que des jeunes hommes, qui aiment beaucoup questionner toutes ces relations de domination. Parmi les gens plus âgés, il faut avoir envie de remettre en cause ce comportement. Je connais des hommes de 50 ans qui disent : « Oh là là, quand je pense à la manière dont je me comportais il y a vingt ans, j’ai honte. » Et d’autres pour qui il est trop compliqué de remettre en question tout cela. Personnellement, il y a des choses que je n’accepte plus. C’est-à-dire que je peux avoir des amis qui me disent : « Je ne comprends pas pourquoi tel événement est un scandale, explique-moi. » Alors je peux expliquer. Et puis, si la personne commence à comprendre, je peux vraiment développer. En revanche, s’il y a une résistance, alors tant pis. Je ne suis pas là pour t’éduquer, ça me prend un temps fou. J’en ai marre. Je peux dire : « Va lire tel livre » ou « Renseigne-toi ». Mais il y a des choses que je ne veux plus entendre.

Il y a une sorte de trop-plein pour les femmes aujourd’hui ?

Pour prendre un exemple très concret : j’ai découvert que j’étais une fille… enfin, que je faisais partie de cette population-là, par le regard extérieur des hommes dans la rue quand j’avais 11 ans, parce que des hommes qui avaient l’âge de mon père parlaient de mes seins qui commençaient à peine à pousser. Je n’avais même pas eu le temps de m’approprier mon propre corps que déjà on me faisait comprendre qu’il ne m’appartenait pas ! Et je marchais le dos courbé, honteuse, sans comprendre vraiment cette injustice qui me faisait mal. Et je vois la jeune génération de filles, quand elles se font siffler dans la rue, il y en a quand même beaucoup qui vont envoyer balader les hommes assez violemment. Donc je pense que le temps de l’acceptation est terminé. Et que beaucoup d’hommes sont aussi choqués que les femmes de l’attitude de ces hommes-là, sauf que ce sont ces derniers qu’on entend le plus. Ce qu’il faudrait maintenant, c’est que les hommes réagissent aussi dans la rue quand ils en voient d’autres embêter de très jeunes filles. Que tous ces hommes se révoltent à leur tour. Ce serait formidable.

Les IVG et réunions du MLAC servaient aussi à informer et à éduquer les femmes, dans une atmosphère de grande solidarité.

© Aurora Films

La réappropriation du corps de la femme est un sujet récurrent chez vous. Cela vient de cette prise de conscience vers 11 ans, de ces regards qui font qu’on n’arrive pas toujours à s’approprier son corps ?

C’est ça, mais ce fut le cas de tout temps. Quand j’ai fait mon premier court métrage à 25 ans, en réalisation, un membre du jury m’a dit : « Ton film était tellement bien ! J’ai cru que c’était un homme qui l’avait fait. » C’est un exemple parmi d’autres. Être toujours ramenée au fait que j’ai un utérus. C’est hallucinant ! Je pense que les hommes blancs ne sont pas tout le temps ramenés à leur genre. Il en découle que je traite beaucoup de la question du corps des femmes, mais je tourne aussi autour de la question de l’égalité. Je suis une femme blanche, c’est donc certainement ce que je maîtrise le mieux. Si j’étais un homme noir, je parlerais plus du statut des hommes noirs, je pense. En tout cas, je parle d’un endroit que je connais.

Par conséquent, la convergence des luttes vous inspire-t-elle ? Le fait que ce soit les minorités ou les femmes ?

Oui, bien sûr. C’est évident. Le féminisme, l’anticapitalisme et l’écologie, c’est la même chose : c’est une lutte contre une espèce de patriarcat dominateur qui détruit tout sur son passage. J’ai vraiment cette impression-là. Depuis le temps que nous voyons les hommes au pouvoir, j’aimerais bien savoir ce que cela donnerait avec des femmes noires ou lesbiennes. Serait-ce vraiment différent ? Je n’en sais rien, mais là, on voit la planète massacrée, les guerres, l’exploitation des enfants… c’est abominable.

Ce qui ressort aussi dans le film, c’est la douceur. Il y a presque une sérénité lors des scènes d’avortement. C’est à contre-courant de ce que l’on dit, de ce que l’on nous montre, présentant toujours cet acte-là comme quelque chose de douloureux, pénible. Pourquoi ces partis pris ?

Pour de nombreuses raisons. Déjà parce qu’au MLAC, l’avortement était mis à sa juste place : arrêter une grossesse non désirée est un soulagement avant d’être traumatisant ou quoi que ce soit. Ensuite, c’était non douloureux, on parlait aux femmes, on en profitait pour les éduquer. Ce moment, ce geste médical, devenait aussi un geste social, puisqu’on leur parlait de leur corps, de contraception, de sexualité. C’était vraiment un magnifique moment de solidarité, de prise en compte de ce que les femmes sont. Dans mon film, il y a six avortements. Plus que dans toute l’histoire du cinéma, pour dire un peu le tabou, vu que cela concerne quand même une femme sur trois. C’est toujours représenté de manière violente, ce qui est justifié, puisque jusque-là on parlait beaucoup des avortements clandestins. Cela participe donc à stigmatiser, et l’acte, et les femmes qui avortent. Je pense qu’aujourd’hui, en 2023, quand une femme va avorter et qu’elle n’a dans sa tête que ces images-là, extrêmement violentes, cela participe au traumatisme. Imaginons aller à l’hôpital, avoir un rendez-vous rapidement et être reçues par des médecins accueillants, il n’y a rien de traumatisant. Je pense que ce qui est traumatisant aujourd’hui dans le fait d’avorter, c’est de mettre deux mois à obtenir un rendez-vous parce qu’il n’y a pas de place à l’hôpital, d’être reçue par un médecin qui vous fait clairement comprendre qu’il n’est pas d’accord avec l’acte et qui vous fait culpabiliser, etc. Ça, c’est traumatisant.

La désobéissance civile autour de l’IVG est née d’une manière extrêmement spontanée.

© Aurora Films

Est-ce qu’en France, la place des plannings familiaux est toujours aussi importante par rapport à ce type d’interventions ?

Oui, mais les subventions ne sont pas assurées, elles baissent, tout comme le nombre de plannings familiaux : 180 ont fermé en quinze ans. Parfois, il faut parcourir 300 km pour en trouver un, ce qui est compliqué quand on est lycéenne ou mère de trois enfants sans permis de conduire, ou qu’on ne peut pas manquer le travail… L’accès libre et gratuit à l’avortement inscrit dans la loi n’est pas réel dans les faits. Des maternités sont aussi concernées, et, quand les maternités ferment, c’est un centre IVG qui ferme. Sans parler des médecins militants qui prennent la retraite. Et dans la jeune génération, il n’y a pas que des médecins progressistes, hélas !

C’est le même phénomène en Belgique. Comment expliquer ce manque de relève parmi les jeunes générations ?

Je pense que ça vient du cursus de médecine. C’est-à-dire que c’est un acte qui, je crois, est évoqué pendant deux heures à l’école, qui n’est pas du tout valorisé. Les médecins sont valorisés pour accompagner des accouchements, des PMA, mais pas l’avortement. En plus, ces soins sont mal tarifés à l’hôpital et ne sont donc pas rentables. Je pense que la solution provient de l’école de médecine : n’importe quel gynécologue-obstétricien devrait signer un accord indiquant que s’il réalise des accouchements, il procédera également à des avortements. C’est de la santé des femmes qu’il s’agit. Et si vraiment ça ne fonctionne pas, parce que je pense qu’on ne peut pas forcer un médecin, les sages-femmes sont tout à fait volontaires pour le faire. Elles s’occupent de la santé des femmes, de leurs accouchements, de leur rééducation du périnée et elles sont également tout à fait d’accord de s’occuper des interruptions de grossesse. Il n’y a pas de problème, mais il faut les payer en conséquence. Parce qu’il faut arrêter de charger en responsabilité les sages-femmes, qui font déjà six ans d’études, pour les payer trois fois moins que des médecins. Ce n’est pas logique. La solution serait peut-être dans la revalorisation de ce métier.

Pour réaliser ce film, vous avez été épaulée par une chercheuse. A-t-elle analysé toutes ces problématiques ?

Elle a passé cinq ans avec des anciens et anciennes du MLAC : médecins et non-médecins. Elle a écrit une thèse de 800 pages qui est vraiment passionnante. C’est une époque qu’on n’a pas connue, il fallait donc vraiment essayer de comprendre toute cette énergie politique. C’était passionnant. On a également rencontré beaucoup d’anciennes du MLAC. C’était une transmission extraordinaire.

Le titre du film c’est Annie Colère. Une colère dirigée contre quoi ?

C’est la colère d’Annie face à l’injustice. Son avortement extraordinaire, mais parce qu’elle était encore acculée à ce silence imposé aux femmes, elle n’a pas su aider sa voisine qui en est morte. Au-delà de la maltraitance, l’avortement dans les années 1970 était une réelle injustice sociale, car les riches allaient dans les grandes cliniques et les pauvres n’avaient que les aiguilles à tricoter. C’est ma colère à moi, aujourd’hui, de cette société, de ce gouvernement qui ne prend pas assez au sérieux la santé des femmes et des enfants, puisque l’éducation des enfants part aussi un peu en cacahouète en ce moment. Je crois que la colère peut être très constructive : elle permet de s’unir, et c’est avec la colère collective qu’on arrive à faire avancer la société. C’est donc une belle colère. J’espère que c’est ça que l’on ressent. J’ai été habitée d’une colère joyeuse en réalisant le film. Et avec mes actrices et mes acteurs, on avait l’impression de rétablir une vérité historique qui avait été oubliée. Ma grande joie, c’est que les anciennes du MLAC qui ont vu le film l’adorent et trouvent que tout y est. Pour moi, il était très important de leur rendre hommage, de leur rendre justice. Parce que si, aujourd’hui, nous sommes en mesure de décider d’avoir des enfants ou non, c’est tout de même grâce à ces personnes. C’est énorme. Elles ont vraiment transformé la société. C’est donc possible. Avec la colère, on peut faire de grands pas, mais il faut être plusieurs.

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