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Kaléidoscope migratoire :
au cœur du chaudron humain

Interview d’Edgar Szoc

Propos recueillis par Sandra Evrard · Rédactrice en chef

Mise en ligne le 14 novembre 2022

En 2019, près de 10 000 hébergeurs.es ont accueillis un migrant chez eux, avec au total quelque 50 000 nuitées passées au chaud, à la place de la rue. De ces rencontres improbables, Edgar Szoc a construit un récit qui nous plonge dans la subtilité des rapports humains qui s’ébauchent dans de telles circonstances. Un kaléidoscope de moments vécus et partagés, emplis de questionnements. Une vision sans concession, mais exempte de jugement. Belgium, Best Country raconte ces tranches de vie au Théâtre de Poche jusqu’au 26 novembre.

 

Dans votre scénario, qui décrit les relations humaines qui se tissent lorsque des familles accueillent des migrants, il est question de codes de l’accueil. Et c’est finalement cette approche, ce mot inadéquat dans une telle situation, qui sont déconstruits au fil des dialogues. C’est un parti pris, une manière de nous plonger dans l’indicible ?

Oui, c’est une situation tellement improbable, à laquelle on n’a pas été préparé, que l’on aimerait qu’il y ait des codes. Mais il n’y en a pas et il faut faire avec, avec la communication interculturelle, avec ces gestes qui ne veulent pas dire la même chose y compris les expressions faciales. Puis, nous sommes dans une situation asymétrique, il y a clairement une personne qui donne et l’autre qui reçoit, qui aimerait rendre, mais ne sait pas comment. Chacun imagine les attentes de l’autre.

 

Les règles, les codes ne sont-ils pas aussi imposés par les structures de nos sociétés, par l’État, n’est-ce pas cela qui rend aussi les choses difficiles ?

Je pense qu’au contraire, cela les a facilitées, car nous avions un ennemi commun. C’est d’ailleurs la violence de cet ennemi commun qui a rendu possible ce qui s’est passé, c’était allé trop loin. Je pense que c’était tellement inacceptable que certaines personnes qui ont ouvert leurs portes n’étaient pas vraiment des personnes habituées à cela. Mais il y a eu l’exemple des premiers hébergeurs et le reste s’est enclenché. Les responsables de la Plateforme pour les réfugiés ont d’abord lancé un mot d’ordre : « plus d’enfants et de femmes au parc (NDLR Parc Maximilien où les migrants dormaient à Bruxelles) ». Et ils ont rapidement trouvé des familles d’accueil. Puis cela a été « plus personne au parc », et tout cela est arrivé ainsi, en le faisant.

 

Dans la pièce, quelqu’un dit à un moment : « comme il n’y a pas de mots pour décrire les hébergés, il n’y a pas de mots pour décrire ce qui se passe ; ça résume bien ce qui se déroule lors de cette expérience d’accueil ?

Oui, tout à fait, c’est très indicible et j’essaye de montrer dans la pièce qu’il y a eu autant de situations d’hébergements que de familles d’accueil. Je ne sais plus combien de personnes ou de groupes nous avons accueillis avec mon ex-compagne, mais c’était à chaque fois différent. Cela s’est toujours bien passé, mais il y en a avec lesquels nous n’avons pas lié de relation particulièrement forte et dont nous n’avons plus de nouvelle et d’autres avec lesquels nous sommes toujours en contact, certains avec lesquels nous avions créé une relation tellement forte que nous avions pensé louer une voiture et les aider à passer la Manche. C’est le cœur de la pièce : il faut témoigner de cette expérience si forte qui s’est produite, de cet élan extraordinaire, mais en même temps, on n’a pas vraiment les mots pour le dire. Je l’exprime plusieurs fois dans le scénario : on ne sait même pas si la personne que l’on accueille a vraiment le nom qu’il dit avoir, s’il vient vraiment du pays dont il affirme venir, on marche dans des zones d’incertitudes, et malgré tout cela, se créent des relations, des émotions.

Belgium, Best Country d’Edgar Szoc

> 26.11.22 au Théâtre de Poche (Ixelles)

Edgar Szoc est Président de la Ligue des droits humains, ancien chroniqueur à la RTBF, professeur et dramaturge.

© Svonock

La pièce montre aussi les motivations diverses des accueillant.e.s, sans concessions, parfois de manière un peu caustique, même si c’est sans jugement.

Oui, il y a eu une certaine mode à un moment. Mais ce que je trouve intéressant, et c’est le point commun entre tou.te.s, c’est qu’il y a eu une forme de solidarité humaine, car on ne laisse pas des gens dans le froid. Chez beaucoup de personnes, chez ma mère notamment, cela s’est accompagné d’une certaine politisation et même d’une forme d’expertise. Ma mère est devenue spécialiste du droit des étrangers et, elle qui n’a jamais été fort engagée politiquement, l’est devenue à ce moment-là, ça a donc aussi transformé les gens. Il y avait une grande diversité dans les profils et motivations des accueillant.e.s, mais il y a aussi eu, chez beaucoup, une certaine transformation personnelle. C’est quelque chose qui les a profondément bouleversés, transformés, généralement en bien.

 

Une des protagonistes de la pièce s’interroge sur les limites. C’est un sujet que l’on aborde peu finalement lorsque l’on évoque l’accueil de migrants ou de réfugiés. C’est pourtant crucial afin d’éviter des drames humains, de se connaître, voire de pouvoir dire non.

Exactement, il faut pouvoir le reconnaître aussi. Il y a des gens qui se sont laissés déborder, qui se sont noyés là-dedans, parfois même financièrement, car quand on accueille beaucoup de personnes, les factures augmentent très vite. La Plateforme a essayé d’aider là où elle le pouvait, mais c’est sans doute la plus grande difficulté que de se dire : « Je vais le faire, mais avec mes limites ». C’est très difficile à gérer, car si tu dis à quelqu’un que tu héberges que dès le lendemain tu as envie d’être seul.e, mais que cette personne ne trouve pas de toit… C’est dur de se dire : « au nom de mon confort, je vais vous demander d’aller peut-être dormir dehors ». Cela dépend vraiment du rapport de chacun.e à ses besoins et à la légitimité de ses besoins. Au départ, nous accueillions pour de courtes périodes, mais nous étions aussi frustrés de ne pas pouvoir créer de véritable relation, ce dont nous avions envie. Mais quand on héberge quelqu’un durant deux ou trois mois, forcément, cette personne commence à faire partie de la famille.

La solidarité a fait bouger les lignes dans ce que l’on a appelé “la crise des migrants”. 

© Zvonock

Est-ce que le sentiment de devoir assumer un devoir de l’État était présent ?

Oui, très très fort. C’était un peu ambivalent d’ailleurs. Certain.e.s se disaient que nous ne devrions peut-être pas le faire, car c’était le rôle de l’État. En même temps, légalement, l’État n’y était pas obligé, car il ne s’agissait pas de demandeurs d’asile, mais de gens de passage dont le but était d’aller en Angleterre. Ceci dit, cette expérience pourrait donner lieu à des innovations sociales intéressantes pour les demandeurs d’asile qui pourraient plutôt être accueillis dans des familles que dans des centres Fedasil ou de la Croix rouge, grâce à ces réseaux de solidarité. Ce ne serait pas idiot qu’à terme cela s’organise avec des indemnisations de l’État et un encadrement. À l’époque, cela s’est fait juste avec les personnes de la plateforme, avec une certaine inconscience, une prise de risques, même si au total vu le nombre de nuitées, cela s’est vraiment bien placé.

 

Quel regard portez-vous quant à l’accueil des réfugiés ukrainiens qui a été plus favorable relativement à d’autres migrants ?

C’est facile d’être un peu cynique, même s’il faut l’être, par rapport au traitement fait ici par l’État, mais personnellement, j’ai plutôt tendance à dire que c’est un nouveau standard : on a montré que quand on veut, on peut. Que c’est faisable, que cela ne bouscule pas la société outre mesure par rapport à tout ce qui arrive pour l’instant, que ce n’est pas le fait d’accueillir des Ukrainiens qui pose problème. Donc plutôt que de m’attarder sur le passé et d’effectuer des comparaisons, j’ai envie de dire : voilà, c’est comme ça qu’il faut faire. Ce sont des situations qui sont amenées à se multiplier, notamment avec les réfugiés climatiques. Il va falloir réfléchir à des processus d’accueil à plus grande échelle. Mais on a montré qu’on pouvait le faire et c’est ça qui compte. Et on le fera la prochaine fois aussi même s’ils ne sont pas blancs.

Il va falloir réfléchir à des processus d’accueil à plus grande échelle.

© Zvonock

Parmi les 10 000 hébergeurs de 2019, il y avait beaucoup d’hébergeuses, comment expliquer ce fait ?

C’est compliqué de répondre à cela sans renforcer les stéréotypes du style « les femmes sont plus dans le care », mais sans doute qu’il y a un peu de ça aussi. C’est d’autant plus étonnant que la plupart du temps elles accueillaient de jeunes hommes. Déjà faire entrer quelqu’un chez soi que l’on ne connaît pas, ce n’est pas forcément rassurant, mais pour une femme seule, c’est un sacré geste. Ceci étant, ce n’était pas non plus la situation la plus courante, ce sont majoritairement des couples ou des familles avec enfants qui ont hébergé des hommes seuls, mais c’est vrai que souvent, c’était la femme qui était le moteur de l’initiative. Je continue à m’interroger là-dessus, je n’ai pas de réponse. Aujourd’hui, cet accueil se poursuit via les réseaux mis en place. Et la question reste criante avec la situation actuelle. Mais pour le coup, l’État est aujourd’hui responsable puisqu’il s’agit de demandeurs d’asile. L’État qui a quand même été condamné quelque 5000 fois pour ses manquements.

 

Pour conclure, finalement : la Belgique, pays solidaire ou pas ? Belgium best country ?

La Belgique non, les Belges oui. D’ailleurs Belgium best country, c’est eux, les migrants, qui le disent. Mais c’était surtout du fait de la population et pas du gouvernement et peut-être que la rigueur de l’ancien gouvernement était telle que cela a poussé les gens à réagir et à être solidaires.

 

En tant que nouveau président de la Ligue des droits humains, vous allez demeurer attentif à cette question ?

Certainement, c’est sûrement la question à laquelle on consacre le plus de temps et d’attention, mais ce qui me frappe le plus (car cela fait 16 ans que je suis au conseil d’administration), c’est que jusqu’il y a quatre cinq ans, la mission que l’on se donnait c’était d’effectuer des recours juridiques,  essentiellement devant le Conseil d’État et la Cour constitutionnelle. On gagnait et les modifications législatives entraient en vigueur, alors qu’aujourd’hui, les décisions ne sont pas suivies d’effets, malgré les astreintes. C’est choquant dans un État de droit, de voir comment l’exécutif s’assoit sur les décisions judiciaires. Ce n’est pas rassurant. Et ce n’est pas uniquement dans ce dossier-là d’ailleurs.

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