Là-bas

Accueil - Là-bas - Jinwar, le village des femmes qui ont vaincu le patriarcat

Jinwar,
le village des femmes
qui ont vaincu
le patriarcat

Alessia Manzi · Journaliste

Giacomo Sini · Photoreporter

Avec la rédaction

 Mise en ligne le 6 septembre 2022

Malgré la guerre civile qui secoue la Syrie depuis onze ans, un processus révolutionnaire est en marche dans le Nord-Est du pays. Les attaques d’Erdoĝan sont continues, mais cela n’a pas empêché la naissance de Jinwar dans le canton d’Al-Hasakah. Dans ce village, femmes et enfants vivent sous la bannière de la jinéologie, la science de la libération des femmes, tandis que la coexistence pacifique entre différentes cultures est défendue ardemment.

Photo © Giacomo Sini

« Quel âge a ma maman ? Tu as vu comme c’est beau ? » demande Ciya, un petit garçon plein d’entrain qui tisse des bracelets colorés accroupi sur un lit en fredonnant une chanson. « J’ai 28 ans et j’ai rencontré de nombreuses difficultés », explique Zeynep, de Gewe, au Kurdistan turc. Elle est assise en tailleur et verse du çay1 dans une théière en argent fumante. « À 15 ans, j’ai dû épouser un homme de vingt ans mon aîné qui ne me laissait pas sortir de la maison », raconte la jeune femme en posant un bol de bonbons sur le tapis rouge et bleu. « Ce n’est que lors de l’arrivée de Ciya que j’ai découvert comment naissaient les bébés. Je n’avais pas de vêtements, ni pour mon fils ni pour moi, et je le battais constamment, comme mon mari le faisait avec moi. Dans le fond, moi aussi j’étais une enfant. » Un voile de tristesse tombe un instant sur le visage de Zeynap. « Je me suis enfuie à Maxumur, dans le Sud du Kurdistan, et j’ai eu envie de mettre fin à mes jours pour tout le mal que j’ai subi. J’ai failli laisser Ciya à l’adoption, mais j’ai changé d’avis grâce au soutien que j’ai reçu d’amis que j’y ai rencontrés », se souvient Zeynep en regardant son fils avec amour. « Comment aurais-je pu abandonner une partie de mon cœur ? »

C’est à ce moment-là que Zeynep a appris l’existence de Jinwar, dans le Nord-Est de la Syrie, cet éco-village où femmes et enfants mènent une vie communautaire libre. « Quand nous sommes arrivés à Jinwar, Ciya pleurait sans cesse et je n’allais pas bien. Nous sommes partis pour revenir peu de temps après. Nous avons tout de suite su que notre place était au village », raconte Zeynep. « Ici, je me suis retrouvée, et je me vois telle que je suis et plus à travers le regard dénigrant d’un homme. Je sais que je peux me débrouiller par moi-même et j’ai de nombreux centres d’intérêt, comme le jardinage et la couture », explique Zeynep. « Je ne quitterai jamais Jinwar. Toutes les femmes méritent une seconde chance d’être heureuses. »

Une nouvelle vie de femmes indépendantes

Depuis une maison proche de celle de Zeynep, une femme parle fort. « Du calme avec cette pédale ! Voilà, c’est ça ! » s’exclame une dame aux cheveux enroulés dans un foulard bordeaux. Elle s’adresse à une fillette qui s’applique sur l’ourlet d’un rideau, entre les machines à coudre et les chutes de tissus colorés éparpillées dans cette grande pièce qui fait office de boutique de couture. « Le 8 mars 2017, nous avons posé la première pierre du village sur ce terrain. Un an plus tard, le 25 novembre, journée contre les violences faites aux femmes, Jinwar ouvrait grand ses portes », indique Amara, une jeune habitante du village. « Les maisons sont traditionnellement en terre cuite, pour être fraîches en été et chaudes en hiver. Ces trente bâtisses ont également été construites avec l’aide des habitants des villages environnants, à qui nous avons longtemps expliqué notre projet. »

Le mot « Jinwar », en kurmanji, signifie « pays des femmes » et s’inspire de « Jineolojî » : la science des femmes théorisée par le leader kurde Abdullah Öcalan, qui souhaite une société libérée du patriarcat. « Il y a dix ans, les femmes ont joué un rôle fondamental dans la révolution. À partir de ce moment, dans cette région du Moyen-Orient, beaucoup d’entre elles ont cessé d’obéir aux ordres de leur père ou de leur oncle. Elles demandent le divorce, elles étudient. Dans les Mala Jinê  – les maisons des femmes –, des réunions sont organisées pour résoudre les problèmes liés au genre », précise Amara.

Un réseau de Mala Jinê (maisons des femmes) a été créé dans la plupart des bourgades du Nord-Est syrien – dont Jinwar – pour permettre aux femmes de résoudre les problèmes qui les concernent.

© Giacomo Sini

« À Jinwar, nous sommes presque autosuffisantes. Nous cultivons des olives et des abricots, et nous avons créé une coopérative agricole qui offre également du travail à des personnes extérieures au village. Demain, nous ferons aussi du pain », poursuit Amara en marchant le long de l’avenue qui serpente entre l’école, la ferme et la clinique de médecine naturelle. Sur cette route poussiéreuse, trois petits garçons se disputent un vélo doré.

Une escale qui dure

« D’Afrin, je suis allée à Shahba pour rejoindre le mouvement de libération », se souvient Jîyan, assise en plein air dans son jardin. « Puis j’ai intégré la Mala Jinê de Qamishlo, j’ai suivi quelques cours de l’académie, et j’ai décidé d’aller à Jinwar. J’attendais les documents que mon frère doit m’envoyer pour partir en Allemagne. Je n’étais pas habituée au village. » Finalement, Jîyan choisit de rester à Jinwar et, en peu de temps, elle s’occupe des jardins qui embaument et devient la gérante du magasin du village, jusqu’à ce qu’elle soit arrêtée à la frontière irakienne. « J’étais en route pour une rencontre de jinéologie en Europe. J’ai été libérée récemment », commente la femme. « Je n’irai plus en Allemagne. Je ne pourrais pas laisser Jinwar derrière moi. »

Une voix s’échappe d’un bâtiment dans lequel l’atelier de théâtre met en scène un spectacle contre les violences faites aux femmes. « La liberté appartient aux femmes, mais dans certaines familles, elle n’existe pas ! Si elles sont unies, les femmes sont plus fortes que les hommes », déclame une fille aux cheveux tressés, prenant la parole devant un mur couvert des visages des combattant.e.s tombés lors les affrontements contre Daech et la Turquie.

Mère et fille en route vers la liberté

« Dans ma famille, à Alep, il n’y avait pas de différences entre moi et mes frères. Puis tout a changé quand j’ai dû épouser mon cousin à 18 ans », se souvient Rojida2 en plaçant le plateau avec la cafetière turque entre les canapés du sol de son foyer. « Se marier ici est obligatoire, mais j’ai perdu ma liberté dans la maison familiale de mon mari. Je faisais le ménage et je ne pouvais pas parler », ajoute la femme de 32 ans autour d’une tasse de café. « Je voulais m’enfuir, mais Shler, ma fille, est née. Je suis restée pour essayer d’obtenir le divorce. Mon mari n’a pas accepté, alors on s’est enfuies. On s’est réfugiées dans une maison protégée et puis on est arrivées à Jinwar », commente Rojida. « Nous prenons des cours d’anglais avec Shler. On est bien ici. »

C’est l’heure du dîner. Deux jeunes filles étendent une nappe au centre d’une petite pièce et apportent des assiettes pleines de dolma, les célèbres rouleaux de feuilles de vigne. « À Jinwar, nous vivons avec des femmes kurdes, arabes et yézidies La lutte des femmes kurdes, qui comprennent l’oppression de leurs sœurs, concerne la liberté de chaque femme dans le monde. C’est pourquoi nous espérons que l’exemple de Jinwar puisse être suivi partout, afin que les femmes soient soutenues pour sortir de la violence », ajoute Amara. À Jinwar, le ciel ressemble à une couverture d’étoiles et le vacarme des tirs nourris et de l’artillerie brise le silence de la nuit dans les vallées proches du village.

À Jinwar, les femmes sont presque autosuffisantes grâce à la création d’une coopérative agricole.

© Giacomo Sini

Zones occupées

À quelques kilomètres de là, depuis les territoires syriens occupés par Erdoĝan en 2019, des milices liées aux Turcs et l’armée d’Ankara frappent quotidiennement la ville de Tel Tamr et les villages proches de la rivière Khabour, le long de l’autoroute internationale M4. « Le contexte patriarcal de la société a initialement rendu difficile la présence des femmes aux côtés des hommes combattants », explique Zilan Tal Tamr, commandante des YPJ – Unité de protection de la femme – du conseil militaire de Tel Tamr, qui fait partie des Forces démocratiques syriennes. « En tout cas, la communauté a rapidement accepté ce processus, et aujourd’hui nous sommes l’une des composantes les plus présentes dans la lutte contre l’occupation», poursuit la commandante. « Dans le Nord-Est de la Syrie, les femmes sont actives dans toutes les sphères sociales, pas seulement militaires, et elles se battent pour l’égalité des sexes qui favorise l’ensemble du processus révolutionnaire », souligne Zilan.

La région de Tel Tamr est peuplée de chrétiens syriaques et assyriens, Kurdes et arabes qui ont été massacrés en 2015 lors de l’avancée de l’État islamique. La ligne de front n’est qu’à quelques kilomètres de la colline surplombant la ville. « À une certaine époque, il y avait plus de trente églises parmi les centres habités de la région. Ils sont aujourd’hui détruits ou inaccessibles en raison des attaques quotidiennes. Il ne reste que le plus ancien, où les Assyriens de la région se rassemblent pour les célébrations », explique Nabil Warda, porte-parole des Gardes de Khabour, des milices assyriennes. « Nous avons donné refuge à cinquante familles fuyant les villages attaqués par les Turcs. Ils veulent anéantir la présence syriaque-assyrienne de la zone, nous sommes prêts à protéger toute la communauté jusqu’à la dernière goutte de sang », conclut Warda.

Le ciel devient rose sur Jinwar et la brise fraîche du couchant effleure les épis de maïs jusqu’à ce qu’ils se mêlent aux champs labourés qui se perdent vers la frontière turque et les silhouettes des hautes montagnes. « Je suis révolutionnaire. En tant qu’étudiante en sociologie et étant née ici, je connais bien les problèmes du Moyen-Orient », confie Rojda en caressant Lucy, une petite chienne. « Nous menons le même combat que le peuple kurde mène depuis plus de cinquante ans pour sa liberté. Si une “ville de femmes” peut naître de Jinwar, c’est la preuve qu’il est possible de vaincre le patriarcat. Et ce modèle peut être répandu ailleurs, transformant le monde en un lieu de paix et de sororité. »

  1. Thé turc.
  2. Les prénoms de la mère et de la fille ont été changés à leur demande.

Partager cette page sur :