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« J’ai commencé ma vie et mon combat au Québec ! »

Vinciane Colson · Journaliste Libres ensemble

Avec la rédaction

Mise en ligne le 11 avril 2023

Ensaf Haidar est originaire d’Arabie Saoudite, pays où son mari, le blogueur Raif Badawi, récemment sorti de prison, est toujours sous étroite surveillance. Exilée au Québec avec leurs trois enfants, Ensaf milite inlassablement pour conscientiser le monde au sort de Raif, condamné pour blasphème et pour rappeler l’importance de la liberté d’expression. Également engagée en politique dans son pays d’accueil, l’exil lui permet d’ouvrir de nouvelles perspectives d’action.

Photo © Shutterstock

Vous affirmez : « En Arabie Saoudite, on a vraiment conscience du prix de la liberté. » Pour vous, il y a vraiment un prix à payer ?

Oui, malheureusement, je paie cher ce prix. Et je trouve que le prix augmente chaque fois plus. Le premier prix que j’ai payé pour ma liberté, c’était de quitter mon pays et d’y laisser mon mari. Quand Raif a été condamné, j’ai quitté les pays arabes pour aller vivre au Canada, toute seule avec mes trois enfants. Leur père leur manque depuis 2011 et vice-versa.

 

Revenons un peu sur ce qui s’est passé il y a un peu plus de 10 ans : quand Raif a commencé à écrire son blog, était-il conscient que cela pouvait être dangereux pour lui, pour vous ?

Non. Selon nous, c’était impossible que Raif aille en prison pour avoir écrit un blog qui parle de la liberté d’expression et d’opinion. Il n’est pas contre le pays. Il est contre le système et la police religieuse, la muttawa. Il respecte les règles du gouvernement, mais pas les règles religieuses. C’est différent. Raif a écrit son blog en 2006, 2007. Puis, en 2008, on lui a interdit de sortir du pays et il a reçu une convocation devant le tribunal, mais on ne savait pas ce qu’il y avait derrière ce problème et ce que cela allait engendrer.

Quand il a été arrêté, c’est lui qui vous a poussé à fuir et à essayer de chercher cette liberté ailleurs ?

Non. En fait, lorsque Raif a reçu l’interdiction de sortir du pays, parallèlement, sa famille et la mienne ont affirmé qu’elles étaient contre ce qu’il avait dit, contre la liberté d’opinion. Il y avait donc un problème de sécurité pour moi et pour les enfants, puisqu’en Arabie Saoudite un grand-père a plus de pouvoir sur ses petits-enfants que leur propre mère. J’ai quitté le pays pensant que Raif allait nous rejoindre. Il m’a dit : « T’inquiètes. Qu’est-ce que j’ai fait ? Je n’ai rien fait ! J’ai juste écrit un blog, c’est tout. Pars avec les enfants, comme ça je serai plus libre pour régler toutes ces choses. Et puis je vous rejoins.  Maximum un mois et je vous rejoins. »

Quand vous avez quitté le pays. Vous avez été directement au Canada ?

Non, je suis allée en Égypte et puis au Liban. Mais c’était difficile d’y parler de liberté d’opinion, parce que ce sont des pays et des mentalités proches, c’était risqué. J’ai donc demandé aux Nations Unies de m’aider. Ils ont envoyé notre dossier dans plusieurs pays et le premier qui a répondu, c’était le Canada. En 2013, le jour d’Halloween, nous étions au Canada. Bien sûr, c’était difficile, il y avait la barrière de la langue, le plus jeune de mes enfants n’avait que six ans. J’étais sans famille, sans vêtements, dans un pays inconnu et très lointain. Mais par chance, nous avons été accueillis dans une petite ville et nous y avons été très bien intégrés. Ils nous ont adoptés facilement. J’ai commencé ma vie et mon combat au Québec !

Comment avez-vous réussi à garder le contact avec Raif ?

C’est lui qui appelle. Ce sont des appels très courts. On n’a pas de discussion familiale ou de couple. Il a passé dix ans en prison et nous pouvons juste échanger des : « Ça va ? – Ça va bien. » C’est juste ça. On n’a pas de vrais contacts. C’est un téléphone public. Maintenant qu’il est de retour à la maison, c’est déjà mieux qu’avant, mais cela reste virtuel… La question, c’est : allons-nous rester en virtuel encore 10 ans ? Il ne peut toujours pas quitter le pays durant dix ans. C’est difficile à accepter !

Ensaf Haidar est aujourd’hui engagée en politique au Québec, en plus de son militantisme pour la défense de la liberté d’expression. 

© Evrard Sandra

Il y a un film qui vient de sortir où on vous a suivie pendant huit ans. On y voit que vous, vous gardez espoir. Mais vous sentez que lui perd ou a perdu une partie de son espoir ?

Raif est coincé entre quatre murs, dans les mêmes routines, il ne voit jamais l’extérieur. Ma chance, c’est que je suis quand même libre. Même si je ne suis pas complètement libre puisque je pense mille fois avant de parler, mais les gens sont autour de moi, ça bouge. Je voyage et je rencontre des personnes et cela permet de garder de l’espoir. Et Raif qui, je le répète n’a rien fait, a perdu l’espoir. Je le comprends et j’accepte son point de vue. Je dois être courageuse pour lui redonner cet espoir.

Aujourd’hui, vous êtes devenue une vraie militante pour la défense de la liberté. Est-ce que petite, en Arabie Saoudite, vous vous imaginiez un jour dans cette position et petite, étiez-vous consciente en Arabie Saoudite, du peu de liberté que vous aviez ? Et qu’il y avait un autre monde ailleurs, avec plus de liberté pour les femmes, notamment ?

Pour être honnête, quand j’étais jeune, la liberté c’était juste ce que je voyais à la télé, parce qu’on a grandi avec les émissions et les films de certains pays arabes où je trouvais que les femmes étaient libres parce qu’elles ne portaient pas le voile ou qu’elles pouvaient conduire, qu’il y avait de la mixité dans les écoles ou à l’université. Je me demandais : Pourquoi nous ne sommes pas comme ça ? Aujourd’hui, je peux décider de ce que je veux mettre, ce que je veux faire dans ma vie, je peux parler librement, donner mon opinion et je comprends que c’est ça la liberté et pas juste retirer son voile. La liberté, c’est un grand mot et c’est différent pour chacun.

L’Arabie Saoudite a assoupli quelques règles récemment, par exemple en autorisant les femmes à apprendre à conduire, à pouvoir fréquenter les stades. Est-ce que ce sont vraiment les signes d’une vraie évolution vers plus de liberté ou c’est juste de l’enfumage ?

Non, ce sont de vrais changements. Je vois que les gens sont plus libres. Mais qui, au fond ? Ce sont les gens qui ont déjà une ouverture d’esprit. Parce qu’il y a encore beaucoup de famille et beaucoup de filles qui n’en bénéficient pas. On ne peut pas dire que tout le pays soit ouvert. Les règles évoluent, mais pas forcément les mentalités, la culture, les traditions ne changent pas facilement.

Quel regard vous portez sur ce qui se passe en Iran, en Afghanistan ? Est-ce que vous avez l’impression qu’en Arabie Saoudite, des femmes seraient prêtes à sortir dans les rues, comme ça peut se passer en Iran, par exemple ?

Je pense que c’est différent, parce que les femmes saoudiennes ont toujours grandi avec la tradition, la culture ancestrale, le voile qui est comme un costume. L’Iran était auparavant un pays libre qui s’est tout à coup refermé. Donc non, je ne vois pas les femmes saoudiennes dans les rues pour l’instant, surtout qu’elles bénéficient d’un peu plus de liberté, cela se modernise, c’est plus ouvert, les femmes ont le droit de conduire, de voyager toutes seules, d’avoir leur carte d’identité. Elles ont beaucoup plus de droits qu’il y a 10 ans.

Comment expliquez-vous que malgré cette évolution, on refuse encore à Raif de quitter le pays ?

C’est pour ça que je conserve l’espoir que, peut-être, il y aura du changement dans la condamnation de Raif et qu’un jour ils annuleront les condamnations. J’espère toujours.

“J’espère qu’il y aura du changement dans la condamnation de Raif et qu’un jour ils annuleront les condamnations”.

© Shutterstock

Vous affirmez que les menaces sur la liberté d’expression sont également d’application en Occident. De quelles menaces parlez-vous ?

La première menace, c’est sur la laïcité. Parce que les gens mélangent la laïcité et l’islamophobie. Tu peux être croyant, mais tu n’as pas besoin de montrer aux gens qui tu es ou t’exposer, je suis contre ça. Les religions, c’est dans l’intimité. Tu es libre d’être croyant, mais tu n’obliges pas les gens à faire comme toi. Pourquoi suis-je réfugiée dans un pays libre ? Pour avoir ma liberté ! Je dois respecter le système du pays où je suis accueillie. Ils m’ont acceptée, adoptée, puis je voudrais changer leurs règles ? Je trouve que c’est ridicule. On doit respecter le pays d’accueil, sa langue, ses règles, sa religion, sa culture, ses traditions. On doit s’intégrer. Ça arrive souvent que les gens viennent dans un pays libre et qu’ils y transfèrent les problèmes de leur pays d’origine. Je trouve que c’est inacceptable.

C’est ce qui vous a notamment poussé à vous engager en politique au Québec ?

Aux dernières élections, je représentais le peuple québécois, pour défendre leur langue, la laïcité, leur culture, c’est un devoir de faire ça. On ne peut pas venir de notre pays, puis obliger les gens à faire comme nous, avec nos traditions d’origine, dans leur propre pays. Je trouve que c’est bizarre.

Vos enfants grandissent donc au Canada, comment s’en sortent-ils ?

Je suis contente pour mes filles. Elles grandissent dans un pays libre. D’ailleurs, pour elles, cette liberté, c’est normal. Les femmes ont le droit de tout faire ici et ma fille a le droit de choisir ce qu’elle veut étudier, où travailler. Elle conduit, a le droit de se présenter en politique. Elle a le droit de faire les mêmes choses que font les garçons. Je suis très contente pour mes elles, mais aussi pour mes garçons. Je dis à mes enfants : « Vous êtes chanceux ! Vous vivez dans un pays libre. Vous faites ce que vous voulez. » Ils le méritent, ils sont vraiment adorables, ils sont intelligents, patients, courageux.

Comme leur mère !

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