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Inscrire la pluralité
dans le monde musulman :
tout un défi !

Propos recueillis par Sandra Evrard · Rédactrice en chef

Mise en ligne le 7 avril 2023

Très active dans la défense de la laïcité et contre l’islamisme politique, Djemila Benhabib est aujourd’hui porte-parole du collectif Laïcité Yallah ! Son destin l’a emmenée sur différents continents : née à Kharkiv (Ukraine) d’un père physicien algérien et d’une mère mathématicienne Chypriote grecque, elle n’avait que 3 ans quand sa famille part vivre à Oran. L’histoire de l’Algérie, la montée de l’extrémisme religieux et la débandade politique bouleversent leurs vies à jamais, les poussant sur les chemins de l’exil. Portrait d’une infatigable militante pour qui l’ailleurs permet d’oser la liberté.

Photo © Shutterstock

En Algérie, au début des années 1960, il régnait encore un petit air d’euphorie, une envie d’ouvrir la voie à tous les possibles ?

L’Algérie ayant pris son indépendance en 1962, 15 ans plus tard, tout était encore à construire. Il y avait encore beaucoup de coopérants à l’Université et le mandat de mon père était d’« algérianiser » le département des sciences exactes, d’envoyer les gens étudier à l’étranger pour revenir formés et d’engager des personnes qui étaient parties avant l’indépendance dans des fonctions d’enseignement et de recherche. Parallèlement à cela, mes parents avaient des engagements politiques. Mon père était engagé auprès du parti de l’Avant-garde socialiste, un parti de gauche qui militait activement pour la démocratie et la justice sociale en Algérie.

Vous venez d’une famille de libres penseurs, n’est-ce pas ?

J’ai grandi dans une famille extrêmement ouverte, qui recevait beaucoup de monde, ça parlait avec passion avec des personnes venant de différents horizons, depuis des Chiliens, libanais, palestiniens, des gens exilés qui avaient dû quitter leurs pays. Ils chantaient, dansaient, refaisaient le monde. Il y avait en même temps une fermeture institutionnelle avec un gouvernement autoritaire, un parti unique, une radio unique, un militaire au pouvoir (Boumediene), et cela tranchait avec ma vie familiale : celle d’une liberté cachée, mais qui était possible. Et cela tranchait avec toute la sensualité et la beauté de l’environnement, car Oran est une ville vraiment magique. C’était une vie très complexe.

Quand avez-vous pris conscience que cela n’allait pas être simple d’être libres et engagés ?

J’ai compris très tôt le risque que couraient mes parents, car il y avait des militants qui étaient emprisonnés, ainsi que leur famille, il y avait la torture, on brisait les gens. J’avais compris qu’il ne fallait pas trop parler. J’avais conscience que tout pouvait voler en éclat rapidement. Puis, tout s’est durci avec l’arrivée du Front islamique du Salut (FIS), dès 1989. Tout est allé très vite. Une crise sociale a éclaté en 1988, et pour essayer de calmer le jeu, le président a décidé d’ouvrir le champ démocratique, à tous les partis, la gauche comme au FIS. Ils ont gagné les municipales dès 89. Après, cette fenêtre s’est très vite refermée, car le FIS jouait un double jeu : à la fois la carte institutionnelle et celle de la violence au travers de l’AIS, le GIGA, avec des enlèvements, des viols, des milices paramilitaires qui devaient s’occuper d’une catégorie de la population. Mes parents ont reçu une condamnation à mort de la part du FIDA (Front Islamiste du Djihad Armé) en janvier 1994. Mon père est parti et nous avons suivi. Je me suis d’abord établie en France, où mes parents habitent toujours, puis je suis partie vivre au Québec deux ans plus tard où j’ai passé vingt ans de ma vie.

Aujourd’hui que signifie pour vous la liberté ?

La liberté pour moi, c’est d’être consciente de sa fragilité et de son importance. C’est important de raconter d’où je viens, de pouvoir parler et de faire parler les autres, de s’exprimer dans l’espace public. C’est la liberté d’expression, de pouvoir être ce que je suis. J’ai donc un rapport à la liberté très charnel et très profond, car je sais ce que c’est d’en être privée.

Un passé tel que le vôtre rend-il plus aigu ce besoin de liberté ?

Oui, absolument. Aujourd’hui, on entend les Iraniennes ou d’autres femmes exilées qui attirent notre attention en nous disant : attention, il n’y a pas que chez nous que les libertés se délitent, certains signes ne sont pas positifs…

Djemila Benhabib, porte-parole du collectif Laïcité Yallah!

© Sandra Evrard

En effet, vous avez à cœur de rappeler que les atteintes aux libertés fondamentales existent en Occident également. Pourquoi ?

J’ai vécu vingt ans de ma vie au Québec, j’ai un peu vécu en France et depuis trois ans en Belgique et je peux témoigner des limites de la liberté d’expression. Par exemple, quand on est une musulmane, on ne peut pas, dans certains quartiers bruxellois, s’habiller comme on le souhaite ou boire un café durant le ramadan. Ce sont des libertés banales, mais elles cessent de l’être dès lors que l’on comprend l’enjeu véhiculé autour de ces libertés-là. Car ne pas faire le ramadan, c’est offrir une posture différente qui implique de pouvoir s’incarner dans une pluralité dans le monde musulman. C’est tout un défi ! Et ce n’est pas encore banal. Le jour où ça le deviendra, à ce moment-là, je pourrai dire qu’il n’y a plus rien à conquérir. Mais nous en sommes loin, il y a encore des libertés à conquérir. Il y a aussi l’enjeu de la solidarité internationale. Comment peut-on être libre, sans la liberté des autres, des femmes iraniennes, afghanes, saoudiennes ? Il y a ce travers dans les démocraties, de faire passer de l’aliénation pour de la liberté. On nous dit que cette question du voile n’est que secondaire, qu’il s’agit d’une liberté individuelle, d’un choix, d’un droit. Or, il s’agit d’une façon légère d’ancrer cette problématique.

Que peuvent faire les démocraties pour aider ces femmes ?

Quand on réfléchit de manière rétrospective à la manière dont les pays démocratiques entretiennent des relations avec les pays du Moyen-Orient ou d’Afrique, on se rend très vite compte qu’ils ont misé sur deux acteurs principaux : des régimes autoritaires et les islamistes. Par exemple, en Tunisie, en Égypte, en 2011, après le retrait des leaders de l’époque, ce sont les Frères musulmans qui sont entrés en scène. Et avec cette approche binaire : soit le régime ou les Frères, on oublie toute la vitalité de ces sociétés. La société civile, les démocrates ne sont pas suffisamment soutenus.

En Iran, qui est une théocratie, il y a des signaux à envoyer au régime qui est qu’il est le problème et qu’il ne fera jamais partie de la solution. Ils sont au pouvoir depuis 43 ans et il est illusoire de songer qu’il y aura des réformes !

Pourrait-on envisager une déstabilisation provenant des États occidentaux, comme lors de la chute du Shah, ou ce scénario est-il choquant à vos yeux ?

Cela me choque ! Je n’attends pas de la part des Occidentaux qu’ils fassent les choses à notre place, mais qu’ils arrêtent de soutenir, soit les régimes en place, soit les islamistes, car ils continuent à les soutenir.

Faut-il passer par le levier économique finalement ?

Il n’y a pas que le levier économique, il y a aussi le politique. Et notamment celui que l’on peut utiliser ici. Car ces régimes et ces groupes-là ont des relais dans les pays occidentaux et ils sont légitimés par des partis, souvent de gauche. C’est complexe. La non-reconnaissance vient aussi d’une posture politique et il faut avoir une certaine hauteur pour le faire ; et ça, malheureusement, ce n’est pas encore fait. L’ensemble de ces régimes ont des relais ici et on le voit très bien avec les régimes marocain et turc qui jouent ici comme s’ils étaient dans leur cours.

Les recours introduits par le juge Claise vont-ils donc dans le bon sens ?

Évidemment, il était temps ! Et ce n’est que la face émergée de l’iceberg. Car combien sont-ils à entretenir des relations de proximité avec ce type de régime ou les islamistes? Il faut être clair dans nos positions et soutenir les démocrates. Ce n’est pas facile, mais c’est possible. Il n’y a pas de fatalité : les régimes en place, les islamistes ne constituent pas une fatalité. Il faut envisager une rupture avec eux sinon il n’y aura jamais d’alternative.

Quel regard portez-vous aujourd’hui sur l’Algérie ?

Il y a eu une certaine ouverture, mais à présent, le président ferme des radios, emprisonne des journalistes, nous sommes à nouveau dans une dérive que l’on pensait dépassée en Algérie. On recule vraiment. Cela va dans le mauvais sens. Comme en Tunisie. Je ne peux pas envisager une ouverture démocratique avec ces régimes, il faut renouveler le paradigme démocratique.

« Il y a eu une certaine ouverture en Algérie, mais à présent, le président ferme des radios, emprisonne des journalistes, nous sommes à nouveau dans une dérive que l’on pensait dépassée. Cela va dans le mauvais sens. »

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