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Gérer l’intercultu(r)el
au sein des
systèmes éducatifs

José-Luis Wolfs · Chef du service des sciences de l’éducation de l’ULB

Mise en ligne le 2 décembre 2022

Pour mieux comprendre différentes conceptions du vivre ensemble, parfois implicites, sous-jacentes à différents choix en matière éducative, rien de tel qu’une grille de lecture. À l’origine de celle-ci, on trouve une publication du Conseil de l’Europe qui oppose à l’assimilation et au communautarisme une troisième voie : un modèle dit « d’intégration et de gestion de la diversité culturelle » dans un cadre commun qui est celui des droits humains.

Photo © BlurryMe/Shutterstock

À partir du Livre blanc sur le dialogue interculturel1, nous avons tenté de définir, sur un axe sémantique opposant les deux pôles contrastés que sont l’assimilation et le communautarisme2, plusieurs cas intermédiaires selon la priorité accordée au commun (tendance centripète) ou à la diversité (tendance centrifuge), comme le montre le tableau ci-dessous3. La priorité accordée au commun peut être motivée par plusieurs principes, tels la cohésion sociale, l’universalisme, l’égalité, etc. La priorité accordée à la diversité peut l’être, par exemple, en référence au principe de liberté de conscience ou au nom d’une demande de reconnaissance de caractéristiques particulières, etc.

Conceptions idéales typiques du vivre ensemble

L’adjectif « inclusif » peut prendre des sens différents, « acceptation des différences » et/ou « recherche d’un bien commun au-delà des intérêts particuliers ». L’expression « universalisme d’indifférenciation » a été construite en symétrie avec celle de « pluralisme différentialiste ».

Assimilation

Survalorisation du commun, au sens d’une identité conçue comme unique et commune, par exemple à l’échelle d’un pays, et dévalorisation de la diversité ; souhait en particulier que les personnes issues d’autres cultures renoncent à leur culture d’origine et adoptent la culture dominante du pays d’accueil. Les différences sont perçues comme des faiblesses ou des menaces pour la cohésion sociale. Sous ces formes extrêmes, on peut citer par exemple le cas  des enfants inuits arrachés à leurs familles et scolarisés dans des pensionnats religieux au Canada.  

Universalisme d’indifférenciation

Contrairement au cas précédent, les différences culturelles et/ou de convictions sont admises au sein de la société, mais il est attendu qu’elles ne s’expriment pas dans l’espace public institutionnel4. Cela implique qu’il soit demandé non seulement aux agents et agentes de la fonction publique mais dans certains cas aussi aux usagers et usagères dans l’espace public institutionnel (par exemple les élèves à l’école) de s’abstenir de tout signe manifestant une quelconque appartenance religieuse, politique, etc. Cette posture présuppose l’idée d’un dédoublement entre le citoyen et la personne, entre une logique civique et une logique civile.

Elle entend également privilégier ce qui est commun et général plutôt que ce qui est particulier et elle tend à concevoir l’égalité de traitement au sens d’une indifférence aux différences. À ces considérations peut s’ajouter aussi l’idée que l’école a pour rôle d’émanciper l’élève par rapport à ses appartenances individuelles et notamment vis-à-vis de possibles formes d’aliénation ou d’obscurantisme liées à son milieu d’origine. En France, par exemple, la laïcité sous sa forme « républicaine » plutôt que « libérale »5 illustre cette conception du vivre ensemble.

Universalisme inclusif

Tout comme l’universalisme d’indifférenciation, l’universalisme inclusif suppose un effort de décentration et la recherche d’un bien commun, d’un intérêt général au-delà des intérêts particuliers. Toutefois, contrairement à l’universalisme d’indifférenciation, l’universalisme inclusif n’exige pas d’effacer les singularités ou les signes d’appartenance. Cette posture entend favoriser le commun et l’inclusion par la recherche de principes supérieurs qui unissent les êtres humains, au-delà de leurs différences. L’exemple le plus emblématique est celui de la référence aux droits humains et à l’ensemble des valeurs qu’ils véhiculent (dignité de la personne, liberté, égalité, État de droit, pluralisme démocratique, fraternité entre les peuples, etc.). C’est typiquement la conception majoritairement portée par le Conseil de l’Europe qui valorise la diversité culturelle et convictionnelle, mais à l’intérieur d’un cadre commun à référence universaliste défini par la Convention européenne des droits de l’homme.

Pluralisme inclusif

Le pluralisme et de la diversité au sein d’un monde commun sont valorisés, au nom, par exemple, de valeurs telles que le respect, l’ouverture et la tolérance, en considérant éventuellement aussi que la diversité des opinions et des cultures est en soi une source de richesse (un peu comme le principe de la biodiversité) qui doit être reconnue et valorisée. On considère que tous et toutes peuvent vivre ensemble, par exemple au sein d’une même école, sans être séparés, en acceptant les différences (personnelles, culturelles, d’opinion, d’apparence, etc.) et en se respectant. La valorisation de la diversité et de l’inclusion passe principalement par les échanges interpersonnels plutôt que par la référence à des principes généraux, comme dans le cas de l’universalisme inclusif.

Pluralisme différentialiste

L’existence de différences est affirmée (sans que ces différences soient nécessairement toutes valorisées), mais conduit à la conclusion qu’étant donné ces différences, il vaut mieux séparer que réunir (par exemple dans des écoles pour filles et des écoles pour garçons, des écoles publiques et des écoles confessionnelles, des cours de religion et des cours de morale, etc.). Il peut y avoir plusieurs formes ou degrés dans ce différentialisme, comme la pilarisation à la belge et le multiculturalisme (par opposition à l’interculturalité, qui correspondrait davantage au cas 4)6. Cette conception s’apparente plus à l’idée de cohabitation qu’à celle du vivre ensemble.

Le communautarisme (au sens devenu commun)

Forme plus extrême de différentialisme et souvent connoté négativement, il évoque l’idée d’un enfermement ou d’un auto-enfermement dans une communauté particulière, un certain refus de l’altérité et/ou peu d’intérêt pour ce qui est commun au-delà de nos différences. Il peut éventuellement déboucher sur des ghettos, voire des ségrégations dans le cas où les divers groupes sont hiérarchisés7. Est exemplatif le cas de pays où l’enseignement serait uniquement aux mains de différentes communautés définies sur la base de critères ethniques et/ou religieux.

Ces conceptions idéales typiques du vivre ensemble mériteraient de plus amples développements, nuances et discussions qui dépassent les limites de cet article. Cette grille de lecture permet néanmoins plusieurs types de comparaisons dans le temps et dans l’espace. Ainsi, à titre d’illustration, la conception française de l’éducation tend à s’éloigner de plus en plus de la posture universaliste d’indifférenciation8 et, en Belgique francophone, l’évolution des conceptions de la neutralité et surtout le souhait, en particulier dans les milieux laïques, d’un cours commun de philosophie et citoyenneté commun à toutes et tous9 illustre l’éloignement qui ne cesse de se renforcer à l’égard de la posture pluraliste différentialiste qui était celle du pacte scolaire de 1958. Le thème de l’inclusion apparaît ainsi de plus en plus comme une préoccupation majeure dans les deux pays. Cette grille a aussi l’avantage de ne pas opposer simplement une conception universaliste à une conception pluraliste, mais de définir en leur sein différentes variantes selon la manière dont elles conçoivent le traitement de la différence et le thème de l’inclusion.

  1. Livre blanc sur le dialogue interculturel : « Vivre ensemble dans l’égale dignité », Bruxelles, Conseil de l’Europe, 2008.
  2. Même s’il est utilisé par le Conseil de l’Europe, le terme « communautarisme » n’en présente pas moins un caractère polémique et peu scientifique. Cf. Fabrice Dhume-Sonzogni, Communautarisme : enquête sur une chimère du nationalisme français, Paris, Demopolis, 2016.
  3. José-Luis Wolfs, Laure Tisseyre, Delphine D’Hondt et Julie Guillaume, « La formation des enseignants à la “neutralité” en Belgique francophone : les formateurs et formatrices partagent-ils une vision commune du “vivre ensemble” et de la “neutralité” ? Enquête exploratoire », dans Éthique en éducation et en formation, no 8, 2020, pp. 59-78.
  4. Laurent Bouvet, La nouvelle question laïque, Paris, Flammarion, 2019. Cet auteur distingue l’espace privé, l’espace civil et l’espace public institutionnel, dont fait partie l’école.
  5. Clémentine Vivarelli, « Conceptions de la laïcité à l’école publique française : les raisons du succès du libéralisme moral », dans Éthique en éducation et en formation, no 8, 2020, pp. 43-58.
  6. La notion d’intérêt général est présente également dans le pluralisme (inclusif ou différentialiste), mais se définit moins comme l’effacement des volontés particulières que comme la délibération entre les intérêts particuliers. Cf. Vincent de Coorebyter, « La citoyenneté », dans Dossiers du CRISP, no 56, 2022. Celle-ci peut prendre la forme, en particulier en Belgique, de compromis entre les élites des différents piliers. Cf. Hughes Dumont et Xavier Delgrange, « Le principe de pluralisme face à la question du voile islamique en Belgique », dans Droit et société, no 68, pp. 75-108. Il n’est pas sûr toutefois que ceux-ci aillent toujours dans le sens d’un intérêt général.
  7. Dès lors, on perçoit bien que l’adjectif « communautarien », utilisé dans la littérature scientifique, a un sens très différent. Un communautarien pourrait en effet adhérer à plusieurs des conceptions idéales typiques de ce modèle, à l’exclusion bien entendu de l’assimilation ou de l’universalisme d’indifférenciation.
  8. Clémentine Vivarelli, op. cit.
  9. José Luis Wolfs, Laure Tisseyre et Cécile Vanderpelen « “Éducation à la citoyenneté” et “enseignement des faits religieux” dans un contexte de diversité culturelle et des convictions : le cas de la Belgique francophone », dans Bruno Garnier, Jean-Louis Derouet et Régis Malet (éds.), Sociétés inclusives et reconnaissance des diversités : le nouveau défi des politiques d’éducation, Presses universitaires de Rennes, 2020, pp. 269-283.

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