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Ensemble, allons au-delà d’une culture du droit individualiste

Geoffrey Grandjean · Professeur de science politique à l’Université de Liège

Mise en ligne le 1er juillet 2022

La « société de recours » dans laquelle nous vivons traduit une vision individualiste du vivre ensemble. Il est pourtant possible de faire se rencontrer l’intérêt individuel et l’intérêt collectif. Pour y arriver, envisageons une culture du droit partagée, alimentée par le décentrage.

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Nous, citoyens, nous n’hésitons plus à contester les décisions prises par diverses autorités, en introduisant des recours, notamment devant les institutions juridictionnelles, pour faire valoir nos droits individuels. À titre d’exemple, la quantité de recours introduits après les décisions des conseils de classe a plus que doublé (1 084 pour l’année 2009-2010 et 2 302 pour l’année 2020-2021) concernant l’enseignement en Fédération Wallonie-Bruxelles, pour un nombre d’élèves quasi constant.

Nous vivons désormais dans une « société des recours » dont la caractéristique principale est la primauté de la justiciabilité. Ce qui compte dorénavant pour nous, citoyens, c’est la possibilité d’introduire des recours. Un exemple en matière d’enseignement illustre cette affirmation. Les élèves et les étudiants – voire peut-être surtout leurs parents – considèrent que la validité d’un résultat, et plus largement d’un diplôme, repose sur la possibilité de contester la décision attribuant un résultat ou un diplôme. Un risque guette alors ces élèves et ces étudiants : croire que l’apprentissage scolaire n’est qu’une affaire de contestation des jugements des conseils de classe ou des jurys de délibération tandis que l’apprentissage scolaire est surtout une affaire de savoirs, de savoir-faire et de savoir-être.

Une « société des recours »
individualiste

Geoffrey Grandjean, Pour une commune justice, Bruxelles, Centre d’Action Laïque, coll. « Liberté j’écris ton nom », 2022, 96 pages.

La société des recours traduit une certaine vision de la culture du droit que nous fabriquons quotidiennement. Il s’agit d’une vision individualiste dans la mesure où nous cherchons à faire primer nos revendications individuelles sur l’intérêt collectif. Cette primauté des revendications individuelles est-elle problématique ? Non et oui.

Non, car cela signifie que nous remettons sans cesse en question les décisions et actions de toute une série d’autorités, notamment politiques. Autrement dit, nous mettons toujours en doute la légitimité de ces autorités et, indirectement, la structuration hiérarchique et pyramidale de nos sociétés. En matière de libertés et de droits humains, cela veut dire que nous favorisons des fondements autonomes pour faire société. Les décisions et les actions doivent désormais être justifiées et, en aucun cas, elles ne peuvent être arbitraires. C’est un progrès révélateur dans l’organisation de nos systèmes politiques et sociaux.

La culture du droit qui s’écrit au quotidien doit voir au-delà des intérêts individuels.

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Oui, car cela signifie que nous pouvons être aveuglés par notre égoïsme alimenté par une vision strictement individualiste du vivre ensemble. Nous avons alors tendance à réduire les droits humains à des droits individuels que nous revendiquons dans une perspective personnelle. À cet égard, en 1988, Milan Kundera écrivait déjà que « le monde est devenu un droit de l’Homme et tout s’est mué en droit : le désir d’amour en droit à l’amour, le désir de repos en droit au repos, le désir d’amitié en droit à l’amitié, le désir de rouler trop vite en droit de rouler trop vite, le désir de bonheur en droit au bonheur, le désir de publier un livre en droit de publier un livre, le désir de crier la nuit dans les rues en droit de crier la nuit dans les rues »<sup>1</sup>. Mobiliser les droits humains dans une perspective purement individualiste ne garantit aucunement le vivre ensemble.

Quid de l'intérêt collectif ?

N’est-il dès lors pas temps de prendre un autre chemin, en nous rappelant que nous sommes tenus par des obligations envers le reste des citoyens et que nos revendications individuelles sont confrontées à une limite majeure : celle de l’intérêt collectif ? Plutôt que de vouloir directement contester une décision ou une action d’une quelconque autorité, ne pourrions-nous pas nous assurer que nos revendications individuelles vont à la rencontre de l’intérêt collectif ? Dans ce cas, en cherchant à défendre nos revendications individuelles, nous contribuerions aussi à agir dans l’intérêt des autres citoyens. Par exemple, si je conteste un résultat qui m’a été octroyé par un conseil de classe ou un jury de délibération, ne devrais-je pas procéder en deux temps ?

Dans un premier temps, je pourrais ainsi me demander si mes savoirs, savoir-faire et savoir-être étaient à la hauteur de l’épreuve passée. Si c’est le cas, je pourrais alors interroger, dans un second temps, la manière dont j’ai été évalué, en cherchant à prouver que le résultat me porte préjudice et, surtout, qu’il porte également préjudice aux autres citoyens. Pensons par exemple à un professeur qui attribue des résultats de façon arbitraire. En contestant le mien, je fais d’une pierre deux coups puisque je défends un double intérêt : individuel et collectif. Faire se rencontrer les intérêts individuel et collectif favorise consécutivement une culture du droit partagée.

Pour une culture du droit partagée

La rencontre entre les intérêts individuel et collectif est possible à la condition d’accepter le décentrage. Qu’est-ce à dire ? Se décentrer consiste à accepter que nos revendications individuelles ne soient pas au centre des préoccupations sociales et qu’il puisse être judicieux de faire un pas de côté. Ce faisant, nous admettons que les revendications des autres citoyens peuvent avoir une égale importance aux nôtres. Nous préconisons donc, à l’instar de la promotion d’une commune justice, une métamorphose de la culture du droit, qui ne doit plus uniquement renvoyer à l’affirmation des droits individuels mais qui doit également désigner la construction d’une citoyenneté, envisagée par le prisme de l’intérêt collectif. Nous n’affirmons pas que la collectivité « écrase » les individualités. Au contraire, les individus comptent dans une société, qui n’existe qu’à travers ceux qui la composent. Ceux-ci sont ainsi les mieux placés pour favoriser le vivre ensemble.

Égalité théorique...

Plus fondamentalement, la promotion d’une culture du droit partagée nous invite à fonder l’organisation de nos sociétés sur la base du principe d’égalité. Le chemin est toutefois encore long avant d’y arriver. En effet, nous sommes nombreux à nous répéter : « Ma liberté s’arrête où commence celle des autres », certains considérant que cette formule est la condition sine qua non pour vivre ensemble. Pourtant, cet adage est trompeur. Il pose en effet une question majeure qui n’est jamais formulée : qui décide que la liberté s’arrête là où commence celle de l’autre ? Qui décide plus précisément de cette limite ?

Pour garantir l’égalité, la Justice doit privilégier l’intérêt collectif.

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... et domination de fait

Imaginons deux personnes pour lesquelles cette question se pose. Qui, entre les deux, va décider que la liberté de l’un s’arrête là où commence celle de l’autre ? Les idéalistes répondront que la solution est commune et que c’est d’un commun accord que les deux personnes concluront de la limite de leurs libertés. Les réalistes nous diront que c’est en fait une autorité supérieure qui décide à la place des deux personnes. Les cyniques rétorqueront que c’est le plus fort qui impose sa limite à l’autre. Quelle que soit la réponse, derrière cette formule se cache en réalité un puissant mécanisme de domination. Ce n’est en effet pas d’un commun accord que la limite est fixée. Dans notre société actuelle, les personnes qui mobilisent cette formule pour justifier le vivre ensemble acceptent qu’un rapport de domination s’établisse entre les citoyens. Il y aura toujours un dominant ou un groupe de dominants qui décideront où s’arrêtent leurs libertés et celles des autres.

Cette formule est donc profondément inégalitaire car elle laisse la détermination de la limite à certains individus qui l’imposeront aux autres. La culture du droit individualiste ne fait qu’accentuer cette vision inégalitaire en faisant croire à tous les citoyens qu’ils sont maîtres de la limite à imposer à autrui. Si tous les citoyens pensent cela, alors il n’est plus possible de vivre ensemble. En proposant une culture du droit partagée, une – forte ? – dose d’égalité est réintroduite puisque cela nous pousse tous à évaluer les limites de nos libertés et droits individuels à l’aune de l’intérêt collectif. De ce point de vue, c’est en nous que réside la force de déterminer le sens de l’intérêt collectif et du vivre ensemble. La culture du droit partagée s’inscrit donc dans une perspective égalitaire et autonome.

Si nous arrivons à faire ce pas de côté, gageons que nous pourrons, ensemble, aller au-delà d’une culture du droit individualiste en nous rappelant sans cesse que nous sommes tenus par des obligations envers les autres citoyens.

  1. Milan Kundera, L’Immortalité, Paris, Gallimard, 1990, p. 206.

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