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DystOpie
à portée de main

Amélie Dogot · Secrétaire de rédaction

Mise en ligne le 9 janvier 2023

« Juste avant de sombrer dans un sommeil ténébreux, un étrange sentiment se manifeste. Un sentiment de toute-puissance, comparable à une ultime impulsion de la chair avant que la mort ne s’empare de notre être. » Entre les rêves, les visions, les chants et une réalité aux contours de plus en plus flous, Lazare et Euridyce tentent, dans Les tout-puissants, d’échapper à la spirale annihilante du « capitalisme communicationnel informatisé » et à une société globalisée pervertie par les « milliardaires schizoïdes ».

Comme d’aucuns l’ont souligné avant nous, on classe un peu à tort ce livre dans la littérature de science-fiction. S’il flirte effectivement avec le roman d’anticipation par des éléments puisés dans notre époque – hypercommercialisation, domination du monde par les plus fortunés, omniprésence de l’intelligence artificielle et de la publicité, – et qui servent de base à une extrapolation glaçante de plausiblité, il n’évoque pas, dans le futur proche décrit, d’innovations scientifiques majeures et leurs éventuelles conséquences inconnues. En effet, l’intelligence artificielle fait déjà partie de notre monde réel depuis des décennies et les dangers qui découlent de l’utilisation non raisonnée, voire malveillante, qui en est faite sont, eux aussi, depuis longtemps déjà bien connus. C’est donc plutôt dans la cour de la dystopie que Mirwais Ahmadzai joue – avec le feu –, un peu à la manière d’un Leibniz qui, à la fin du XVIIe siècle, fut le premier à décrire le processus de la pensée humaine comme la manipulation mécanique de symboles. C’est justement à partir du recyclage, dans la culture urbaine commerciale, d’un symbole aussi ancestral que maudit que l’auteur nous entraîne. Où exactement ? Dans un Paris perdu dans la manipulation des célébrités en quête de followers où les foules ont rendu les armes de la résistance face aux démons du marketing insidieux.

Dans le monde si proche du nôtre inventé par l’auteur, l’« informatique ubiquitaire », cette « avancée phénoménale » a fait des ravages : « Les réseaux sociaux, la pornographie, les jeux vidéo, les jeux sur internet, l’achat compulsif en ligne, les start-up, l’information continue, les blockchains, le darknet, l’hypernet, la communication instantanée [ont] détruit l’espace psychique naturel des hommes », normalisant la propagation mondiale à des fins commerciales du swastika.

Artiste et musicien d’avant-garde qui a fait connaître la musique électronique au grand public, membre fondateur du groupe Taxi-Girl, producteur d’albums pour Madonna, Mirwais Ahmadzai signe un premier roman aussi hypnotique que des ondes sonores. Se rendant compte qu’il était « en train de [s]’éloigner des préoccupations du monde de la musique » et que « les gens ne comprenaient plus du tout ce qu’[il] racontai[t], il a, à 61 ans, voulu passer à une autre forme d’expression. La reconversion est sacrément réussie avec ce roman aux beats prenants, qui se situe au cœur des préoccupations de la partie du monde qui cherche encore les moyens de se défaire du joug du capitalisme.

Miarwais Ahmadzai, Les tout-puissants, Paris, Séguier, 2022, 272 pages.

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