Du tajine à la frite

Pour vous parler de Belgica Biladi, j’ai envie de vous raconter l’histoire de Wahiba Yachou et de sa grand-mère Hena, qui en font la couverture. Une photo où transparaissent l’amour et la reconnaissance d’une petite-fille pour sa grand-mère, l’amour et la fierté d’une grand-mère pour sa petite-fille. Deux générations les séparent… Tout un monde. L’une est créatrice de contenus sur les réseaux sociaux. L’autre n’a appris à lire qu’il y a quelques années. Marocaine, Hena vivait en Algérie où elle s’est mariée à 16 ans, avant de quitter tous ses repères pour suivre son mari en Belgique. Elle a traversé nombre de difficultés, de bouleversements, de deuils, mais elle a fini par trouver sa place dans ce pays qui l’a accueillie. Au point qu’aujourd’hui, contrairement à de nombreux Marocains venus travailler dans les mines belges ou sur les chantiers dans les années 1960 et qui repartent finir leur vie au Maroc, elle souhaite être enterrée ici, près des siens. Wahiba, elle, fait partie de celles et ceux qu’on appelle les Marocains de la 3^e génération. Née en Belgique, elle se présente comme une citoyenne transfrontalière, ouverte sur le monde. Mais elle souffre des discriminations qu’elle subit toujours ici, de cette difficulté à trouver sa place entre la tajine et la frite : trop belge pour les uns, trop marocaine pour les autres. Une double identité qu’elle entretient comme une richesse, mais qui est parfois difficile à porter.

Le livre, paru à l’occasion des soixante ans de l’accord belgo-marocain d’échange de main-d’œuvre – et assorti d’une exposition et d’une série de podcasts –, est un bel objet éditorial, richement illustré et soigneusement mis en page. Mais c’est aussi un formidable outil de connaissance, qui croise rigueur scientifique et témoignages personnels. Une vingtaine d’expert.e.s, réunis sous la direction d’Ahmed Medhoune, Andrea Rea, Christophe Sokal et Fatima Zibouh, y retrace la longue histoire de migrations du Maroc vers la Belgique. Des premiers échanges d’étudiants du XIX^e siècle à l’engagement de soldats marocains aux côtés des alliés pendant les deux guerres mondiales, de l’arrivée des travailleurs dans les années 1960 à leurs combats pour les droits sociaux et politiques, Belgica Biladi raconte aussi la lutte contre les discriminations d’hier et d’aujourd’hui.

L’une des grandes forces de cet ouvrage collectif, c’est sa manière de faire une large place aux femmes. Les pionnières de l’immigration, souvent restées dans l’ombre, y sont mises à l’honneur : des femmes qui, comme Hena, ont tout réappris ici, qui ont tenu bon pour leur famille, et qui se sont ensuite engagées dans la vie associative ou politique.

Ponctué de témoignages d’artistes, d’écrivain.e.s, de poètes, de sportif.ve.s, d’hommes et femmes politiques, mais aussi d’entrepreneur.e.s, Belgica Biladi illustre la contribution des immigré.e.s marocain.e.s et de leurs descendant.e.s à la construction de la Belgique, son développement économique, ses évolutions sociales et politiques, et sa vie culturelle. Autant de parcours singuliers qui dessinent en creux une contribution collective.

Pas question pour autant de verser dans l’angélisme : les discriminations sont là, et le contexte politique actuel – avec la montée de l’extrême droite et les discours de haine contre le migrant, l’étranger, l’autre –, rend l’ouvrage plus que nécessaire. Mais Belgica Biladi choisit la nuance, la profondeur, l’attention portée à l’autre. Comme un contrepoint aux clichés. Comme une boussole. À l’image de Wahiba et de sa grand-mère, finalement : toutes deux libres, ensemble… malgré leurs différences.