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Du 1er mai
aux premiers « mais »

Guillaume Lejeune · Animateur philo au CAL/Charleroi

Mise en ligne le 1er mai 2022

Le travail, c’est la santé. Mais quand ce travail est excessif, il la ruine plus qu’il ne l’entretient. C’est pourquoi il est essentiel de penser des conditions de travail qui soient convenables. Parmi les différents aspects d’un « travail convenable », la durée occupe aujourd’hui une part non négligeable des débats. Historiquement, le temps de travail journalier était d’ailleurs au centre des manifestations dont le 1er mai se veut la commémoration. Il importe dès lors de saisir cette occasion pour prendre le temps de réfléchir sur les enjeux actuels liés au temps de travail.

Le travail s’oppose à l’oisiveté, laquelle est généralement considérée comme un vice. Mais il ne s’oppose pas à l’idée de pause ou de congé. Sans repos, le travail s’assimile à un supplice. Certains voient d’ailleurs dans le mot « travail » le lointain descendant du mot trepalium, un instrument de torture composé de trois pieux. Loin de plonger l’homme dans la déréliction, les moments de répit auraient un effet réparateur. Ils permettraient à l’homme de reprendre son souffle et d’échapper à la pression destructrice d’un travail écrasant.

Du travail sans fin aux loisirs sans faim

L’idée de repenser le rythme du travail, que ce soit en prônant l’imposition de congés payés ou en demandant une réduction des heures prestées journalièrement, est ainsi une constante de la lutte syndicale pour rendre au labeur sa vertu humanisante qu’il perdait dans le surtravail. Il n’est pas étonnant de retrouver ce leitmotiv dans les manifestations sanglantes qui eurent lieu à Chicago en mai 1886 et qui sont à l’origine de la date du premier mai comme journée internationale des travailleurs. L’objectif principal des manifestations de 1886 était de réduire les journées de travail à 8 heures pour les ouvriers. Il s’agissait alors de réagir à l’exploitation et à l’abrutissement qui lui était lié. À l’époque, les ouvriers travaillaient en moyenne 10 heures par jour et seul le dimanche était chômé. Les conséquences de ce surtravail ne touchaient pas seulement l’individu aliéné par ses tâches, mais l’ensemble de la société.

Quand on ne pense pas suffisamment le rythme de travail, on condamne, comme l’a bien vu Lafargue, les uns à un surtravail et les autres, la classe dominante, à l’oisiveté1. On crée une fracture sociale entre ceux qui ont le temps et ceux qui courent toujours. À cela, il faut ajouter qu’en répartissant mal la besogne, on crée un chômage structurel. Ce dernier est, lui-même, responsable de tensions entre les personnes inemployées et les travailleurs qui bien souvent les méprisent.

Depuis 1886, les choses ont toutefois changé. Les journées de travail tournent dans les pays démocratiques aux alentours de 8 heures par jour pour les salariés. Mais c’est dû au fait qu’on délocalise une bonne partie du travail à la chaîne dans des pays moins regardants sur les droits humains et les conditions de travail. En outre, cela ne tient compte que du travail salarié et non du travail au noir et du travail domestique. Par ailleurs, le fait qu’on limite dans les pays occidentaux la durée du temps de travail contractuel ne veut pas dire que les employés ont nécessairement plus de temps pour se poser. En effet, le temps de loisir est devenu un temps de courses. Celles-ci ne se réduisent plus à ces déplacements demandés par l’entretien du foyer. Elles se sont considérablement multipliées puisqu’à la subsistance du foyer se sont ajoutés les mille et une activités et les voyages qui ont pour vocation de maintenir occupés les gens. Comme le notait déjà Pascal, dans l’inactivité se dessinent l’ennui et, avec lui, l’horreur du vide, qui fait que l’on cherche à se divertir par tous les moyens2.

Dans le cadre d’un marché en expansion constante, cet attrait pour le divertissement a été vu comme une demande à laquelle une offre a bien vite répondu, provoquant un train de vie plein de vitesse et d’envies mais sans entrain.

Le constat de Russell selon lequel on produisait trop sans prendre le temps de consommer, trop occupé qu’on était à capitaliser son argent, est contestable3. Certes, on ne prend pas le temps de jouir de ce qu’on produit, mais ce n’est pas faute de consommer, c’est plutôt parce que l’on consomme trop. S’il y avait un déséquilibre entre la production et la consommation, la machine ne tiendrait pas. Si on ne prend plus vraiment le temps de jouir de ce que l’on fait, c’est parce qu’on est occupé à produire ou à consommer toujours plus. On consomme les loisirs sans même prendre le temps de ressentir la faim.

Surproduction et surconsommation vont de pair. Mais à force de courir sans s’arrêter, les uns et les autres attrapent des crampes. Les mises à l’arrêt, les burn-out, se multiplient. N’est-il pas urgent de repenser notre rapport au temps pour libérer du temps à la famille ou à la convivialité, et pour que le travail soit mieux réparti entre ceux qui en ont un et ceux qui n’en ont pas ?

Pleins et temps plein

Un temps plein tourne en général autour de 38 heures. Mais cela ne prend pas en compte le temps de trajet pour se rendre du domicile au travail. Le magazine Forbes estime en France à 37 minutes la durée du trajet pour rejoindre son lieu de travail depuis son domicile4 et ce temps ne cesse de s’allonger. Depuis 2012, on est tenu en Belgique d’accepter un emploi jusqu’à 60 km de chez soi. La loi stipule qu’un « emploi convenable » ne peut dépasser 4 heures de trajet par jour. Mais si les trajets prennent 3h45 par jour, on est loin de la journée de 8 heures, on avoisine les 12 heures hors de chez soi…

Qu’en est-il du chômeur à qui on propose un emploi à 55 kilomètres dans une zone peu desservie ? Il doit ou bien prendre son mal en patience dans les transports en commun ou bien investir dans une voiture. Or, pour acheter sa voiture, pour l’entretenir, il lui faudra du temps et de l’argent. Dans ces conditions, le temps lié à son travail inclura, outre les heures prestées et le temps des trajets, le temps lié au fait de se donner les moyens de ces trajets (prospection en vue de trouver une voiture, entretien de celle-ci, règlement de tout l’administratif lié à la voiture, etc.). Entre le plein d’essence et l’essence de la plénitude se dessinent ainsi toutes ces externalités, tous ces coûts qu’on ne prend pas en compte et qui pourtant sont déterminants. Une fois que ces investissements (en termes de temps et d’argent) dépassent un certain seuil, le moyen qui est censé ouvrir de multiples opportunités apporte plus de problèmes que de solutions5.

L’idéal serait de relocaliser un maximum le travail ou de minimiser les coûts de trajet en transports en commun ou la mobilité douce (le vélo étant la solution préconisée par Illich). Le télétravail constitue également une des possibilités. Depuis la récente crise de la Covid, de nouveaux travailleurs ont d’ailleurs droit à un jour de télétravail par semaine, et d’autres, comme les fonctionnaires pour qui le télétravail avait déjà été introduit, peuvent télétravailler jusqu’à 3 jours par semaine. Mais ce télétravail brouille les pistes entre le travail et le privé (la famille, les loisirs, etc.). Si, à la base, cela permet à l’employé d’économiser le temps d’un trajet aller-retour, cela peut toutefois le mettre dans l’inconfort de travailler dans un endroit inapproprié. Il s’ensuit que, de plus en plus souvent, les employés seront poussés à répondre à des mails ou à consulter leur agenda en dehors de leurs heures de travail, qui auront, du coup, tendance à se répandre comme une tache d’huile. Le problème est tel que le législateur a trouvé bon de formuler un droit à la déconnexion. Les fonctionnaires fédéraux ne pourront ainsi plus être appelés après 17 heures6.

Quand le travailleur est « out »

S’il est couché sur papier, le droit à la déconnexion n’est pas pour autant nécessairement d’application (en particulier dans le privé), de sorte que la disponibilité au travail menace l’équilibre de notre univers familier. Le burn-out pointe alors. Mais il existe d’autres pathologies liées à un travail qui occupe trop d’espace dans le temps, le bore-out en est une. Il s’agit de cet ennui qui envahit des employés obligés de prester un certain nombre d’heures alors qu’ils n’ont rien à faire.

Le bore-out, l’inaction subie, et le burn-out, l’hyperactivité incontrôlée, ont en commun d’être liés à un travail dont la durée n’est pas suffisamment réfléchie. Dans un cas, le travail déborde sa durée officielle, dans l’autre il lui est inférieur. On peut ajouter encore le cas du brown-out, ce malaise qui fait que les tâches à effectuer ne font pas sens. Le travail occupationnel lié au fait qu’il faut bien travailler s’assimile à du temps gâché inutilement qui pourrait, hors du travail, être investi dans des activités porteuses de sens.

Réduire ou moduler ?

Des débats existent pour réduire le temps de travail. Certaines administrations wallonnes proposent ainsi de passer à une semaine de 4 jours sans diminution de salaire et sans augmentation quotidienne de la durée de travail. Mais cela reste exceptionnel. Ce dont il est plutôt question aujourd’hui, c’est moins d’une diminution du temps de travail que d’une plus grande modularité. Une récente loi belge permet d’ailleurs pour l’employé de répartir ses heures de travail sur 4 jours quand cela est possible pour son entreprise7. L’un des buts avérés de cette mesure est d’adapter le temps de travail à la multiplicité des situations familiales. En particulier, les personnes qui ont une garde alternée pourront consacrer plus de temps à leur(s) enfant(s) la semaine où ils ou elles en ont la charge. En contrepartie, ils travailleraient plus quand ils ne les auraient pas. Les personnes qui le souhaitent pourraient aussi moduler leur temps de travail sur une semaine en fonction de leur convenance. Dans la mesure où une telle disposition est à discrétion de l’employé, on ne peut que s’en réjouir. Mais, sans compter qu’une telle modulation n’est pas possible pour tout type de fonction, cela laisse entier le problème de la durée globale du temps de travail.

  1. Paul Lafargue, Le droit à la paresse, 1883.
  2. « Ennui. Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir. » Pascal, Pensées, fragment 622 (Louis Lafuma).
  3. Bertrand Russell, Éloge de l’oisiveté, 1932.
  4. Audrey Chabal, « Trajet domicile-travail. Les salariés attendent des solutions de leur entreprise », 17 octobre 2018.
  5. Sur tout cela on lira, I. Illich, Énergie et équité, Paris, Arthaud Poche, 2018. Les travaux de Jean-Pierre Dupuy qui s’inscrivent dans la même mouvance sont également de premier ordre.
  6. Belga, « “Droit à la déconnexion”: les fonctionnaires fédéraux ne pourront plus être appelés après 17h », 4 janvier 2022.
  7. Jean-Pierre Stroobants, « La Belgique en route pour la semaine de 4 jours… contre des journées de travail plus longues », dans Le Monde, 17 février 2022.

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