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Des cheveux qui prennent toute la classe

Louise Canu · Journaliste

Mise en ligne le 23 novembre 2023

Début de cette année scolaire, une école de Charleroi a fait polémique en ajoutant un point à son règlement d’ordre intérieur : l’interdiction de coiffures « de type “rasta” ou tresses » pour les garçons. Derrière cette mesure, ce sont bien les garçons afro-descendants qui semblent ciblés. Si la direction a depuis fait marche arrière, certains parents estiment que ce point révèle un climat déjà peu propice à l’épanouissement des enfants non blancs.

Photo © SeventyFour/Shutterstock

« L’année prochaine, est-ce qu’on nous demandera de passer dans un bain d’eau de Javel pour être moins noirs ? » lance Joséphine1, du fond de sa cuisine, dans son coquet appartement de Charleroi. Pour l’heure, ce sont plutôt les petits plats dans les grands : du thé au jasmin avec ce qu’il faut de sucre et des biscuits qui fondent sur la langue pour accueillir Aïssata et Fatou. Toutes les trois sont mamans d’enfants poursuivant ou ayant poursuivi leur scolarité à l’Institut Notre-Dame de Charleroi. Leur point commun ? Tous ont essuyé des discriminations à l’école en raison de leur origine ethnique. Alors quand elles prennent connaissance de l’interdiction de « coiffures de type “rasta” ou tresses » pour les garçons, ça devient difficile à avaler. « Nous avons vu l’évolution : chaque année, il y a quelque chose de nouveau. » Selon les mamans, ce dernier point terminerait de parachever une « stratégie bien huilée » : « Cela vise nos cheveux, cela vise à nous exclure, nous, les Africains. »

Samba, le fils aîné de Joséphine, 17 ans, est arrivé à Notre-Dame en cinquième primaire. Ayant parfaitement conscience de la réputation stricte de l’école, sa mère précise d’emblée lors de l’inscription « le type de cheveux » de son fils. La direction ne s’y oppose pas, à la seule condition qu’il puisse les attacher. Mais son passage du primaire vers le secondaire, il y a deux ans, change la donne. On le somme de couper ses dreadlocks – d’abord jusqu’aux épaules, puis au menton, enfin aux oreilles. On va jusqu’à le convoquer dans le bureau du directeur, en compagnie du directeur adjoint et de la préfète. Rien de moins que ça, pour l’obliger à couper ses cheveux « jusqu’à ce qu’il soit impossible de les attacher ». Pas forcément familier de ce type de cheveux, un membre du corps éducatif demande même à ce qu’il les plaque. On friserait bien le ridicule, d’après Joséphine : « Plaquer comment ? Je veux bien qu’ils m’expliquent ! »

Une réaction « d’ordre pédagogique »

Les dreads empêcheraient-elles les élèves de poursuivre une scolarité normale ? « Oui », d’après Willy Kersdag, directeur de l’Institut Notre-Dame, qui avance une explication pour le moins originale : « Les professeurs se plaignaient que certains de leurs élèves, des espoirs sportifs de très haut niveau dont certains jouaient dans les équipes nationales, avaient des rythmes d’entraînement ultra-élevés et se cachaient derrière leurs cheveux afin de dormir en classe. » Après s’être assuré que l’on comprend bien que l’établissement est « ouvert à tous », le directeur poursuit ainsi : « Ces élèves faisaient un peu corps entre eux. Par leur coiffure, ils s’identifiaient par rapport aux autres de manière tout à fait différente, sortaient des normes de l’école et se mettaient en marge de l’application du règlement, ce qui peut paraître injuste pour les autres élèves. » En admettant que cela « peut paraître loufoque », le chef d’établissement estime que l’injonction « était, finalement, d’ordre pédagogique ».

À noter que les filles ne sont pas concernées par cette interdiction. Alors que ces dernières arborent des « tresses », leurs camarades masculins seraient quant à eux davantage sujets à des « types d’extravagance concernant leurs ornements capillaires », selon le directeur de l’école. Est-ce à dire que ces demoiselles ne tombent pas dans les bras de Morphée ? La direction a pensé à tout : les filles auraient plutôt tendance à « placer leurs tresses sur les côtés et pas devant les yeux », ne diminuant ainsi pas leur attention portée aux cours. Et puis, comme on ferme avec hâte les pages d’un livre ennuyeux, le directeur assène : « Je sais qu’on peut toujours parler de discriminations et de tout ce que l’on veut, mais nous n’imposons pas notre règlement d’ordre intérieur à ceux qui ne souhaitent pas venir. Adhérer à une école, c’est s’engager à respecter les règles qui sont instaurées en son sein. Un point, c’est tout. »

« Sortir de ce rapport de pouvoir »

Si la mesure paraît à première vue « neutre », car elle ne nomme aucun groupe social, n’en demeure pas moins que ce point précis du règlement « a un impact sur les jeunes hommes d’origine africaine qui, dans les faits, portent peut-être plus souvent ce type de coiffures. Indirectement, on vise ce groupe-là », estime Camille Van Hove, collaboratrice au service protection d’Unia (service public indépendant de lutte contre la discrimination). La démarche de la direction interpelle pour deux raisons : la mesure en elle-même et sa justification. D’abord, la mesure : « On peut déjà se poser la question : qu’est-ce qui est problématique dans le fait de “faire corps entre eux” ? Nous sommes face à des adolescents qui sont en construction de leur identité, et qui ont naturellement tendance à aller vers ceux qui leur ressemblent. Ce serait problématique si cela créait une sorte d’hostilité vis-à-vis des autres. Si tel est le cas, il y a certainement d’autres moyens de résoudre ces problèmes-là plutôt que d’interdire le port de ces tresses. » Ensuite, sa justification. « Si l’objectif est de dire : il faut que les élèves ne dorment pas en cours, on peut l’entendre. Mais les empêcher d’avoir des tresses pour qu’ils ne dorment pas, on ne voit pas très bien le lien. » D’autant plus que tous les élèves concernés ne pratiquent pas de sport à haut niveau, autre élément invoqué par l’école. Une manière de répondre à l’objectif aurait donc été de se demander pourquoi ces élèves dorment en classe : est-ce un emploi du temps trop chargé ? Faut-il penser à un autre type de collaboration avec les institutions sportives ?

Véronique de Thier, responsable politique de la Fédération des parents et des associations de parents (FAPEO), y va franco : « Si ça ne plaît pas aux parents d’élèves, ils n’ont qu’à aller s’inscrire ailleurs, c’est assez insupportable à entendre. C’est contribuer à faire jouer le marché scolaire, à sélectionner des publics, ce n’est pas une bonne chose. » L’école comme lieu métonymique des rapports de domination, une petite centaine d’années en sociologie nous a permis de bien saisir l’enjeu. Comment, alors, faire bouger les lignes ? « Il faut sortir de ce rapport de pouvoir, construire des réflexions entre les écoles et les élèves, construire des règles pour vivre ensemble. » Ce vivre ensemble passe nécessairement par la prise de conscience que l’éducation ne peut se réduire à un concept figé, de même que les élèves ne constituent pas un bloc monolithique quasi abstrait. Plus concrètement, la Fédération Wallonie-Bruxelles a publié cette année un guide pour l’élaboration collaborative d’un règlement d’ordre intérieur. Parmi les objectifs : promouvoir la discussion entre le corps éducatif et les élèves afin de repenser l’inclusion des diversités, et favoriser une réflexion autour des discriminations exercées sur les groupes minorisés.

Une bonne nouvelle, quand même : la direction a finalement choisi de rebrousser chemin. « Certains élèves en sixième secondaire, au basket, ont créé un comité avec une délégation, et sont allés expliquer au directeur pourquoi, naturellement, nos cheveux sont plus compliqués que les vôtres », explique Joséphine, la maman de Samba. De son côté, le chef d’établissement admet « avoir omis de consulter les élèves avant la diffusion de l’adaptation du règlement d’ordre intérieur » et leur promet qu’ils auront désormais « leur mot à dire avant le début de l’année scolaire ». Tout est bien qui finit bien ? Pas tout à fait.

À l’Institut Notre-Dame de Charleroi, l’interdiction de « coiffures de type ʺrasta » ou tresses » pour les garçons passe mal. Les élèves afro-descendants pointent du doigt des discriminations raciales.

© georgeoussab/Shutterstock

Les Blancs devant ?

Ce point de règlement s’ajoute à une liste longue comme le bras de témoignages dénonçant les pratiques discriminatoires de certains membres du corps enseignant au sein de l’Institut Notre-Dame de Charleroi. Il y a de cela quelques années, une enseignante a notamment administré une gifle à l’un de ses élèves franco-congolais. Bien que les parents aient porté plainte et que la police ait débarqué à l’école, elle réintègre l’établissement l’année suivante. À l’évocation de cette professeure, Pierre se tend, devient fébrile. Il garde encore les stigmates des violences perpétrées envers lui : « À l’époque, il avait une coupe afro, ses cheveux naturels. Elle l’attrapait par la touffe, le traînait par terre. Lui, il était traumatisé », se souvient Aïssata, sa maman. Quand il a su que sa cousine était à son tour dans la classe de cette prof, il a très mal réagi. « On ne comprenait pas. »

En 2020, seulement trois semaines après la rentrée, plusieurs mamans d’élèves adressent une lettre interpellante au directeur (de l’époque) de l’Institut Notre-Dame, à la Direction générale de l’enseignement obligatoire ainsi qu’à la Fédération Wallonie-Bruxelles. Les mères font part de leur « grande inquiétude ainsi que de [leur] mécontentement, face à ce [qu’elles pressentent] comme des actes racistes et discriminatoires » commis envers leurs enfants par cette même professeure – ayant depuis quitté l’établissement. La lettre témoigne en effet d’une ségrégation spatiale consciente et volontaire de la part de l’enseignante : les Blancs devant, les Noirs derrière. « Nous avons appris que Mme X a modifié la disposition des enfants en classe et nous constatons que, “par le plus grand des hasards”, tous nos enfants sont assis ensemble, à l’arrière de la classe. Nous ne sommes pas déraisonnables ; élève 1 est grand, élève 2 est grande, nous aurions compris s’il ne s’agissait que d’eux. Mais cette position n’est en rien justifiée en ce qui concerne les élèves 3, 4 et 5. D’où nos doutes quant aux critères ayant motivé ces changements de place… » Pour les parents, difficile de croire que la direction ignorait la nouvelle disposition de classe. « Un directeur se rend de temps en temps dans les classes, il n’est pas sans savoir ce qu’il s’y passe. Ça interpelle. »

Anna, d’habitude si souriante, n’arrivait plus à se lever le matin et rentrait la mine déconfite. Sa mère met d’abord ça sur le compte de « la phase avant l’adolescence », mais sent bien que quelque chose d’autre cloche. Décidant d’être plus attentive à ses notes, elle constate que sa fille, bien qu’elle obtienne d’excellents résultats, voit ses mentions se cantonner à de raisonnables « bien ». « J’ai demandé à la maman de sa meilleure amie [blanche, NDLR] de m’envoyer ses tests. Quand elle avait 6/10, elle avait la mention “Très bien”. Parfois même des émoticônes vertes. Je n’en ai jamais vu sur les copies de ma fille. Jamais. Ça, les autres mamans l’avaient tilté avant moi. » D’autres témoignages pointent également du doigt le manque de considération flagrant envers les élèves noirs : le refus de répondre à leurs questions ou d’entendre leurs remarques lorsque ceux-ci lèvent le doigt ; l’affichage sur le tableau d’un dessin offert par un enfant blanc tandis qu’un enfant noir a vu son dessin ignoré ; un manque d’empathie face aux bobos ou lors du retour à l’école après une absence pour maladie. Une autre professeure, quant à elle, n’hésitait pas à citer les élèves non blancs afin d’illustrer ses propos : « À l’époque de la civilisation grecque, des gens comme Aya ou Malik n’allaient pas à l’école. » Ce genre de traitement « reste gravé longtemps chez les enfants », rappellent les mamans présentes.

Compétences vs déterminants sociaux

Ces témoignages, s’ils visent un établissement particulier, ne sont pas inhérents à celui-ci. La Belgique figure parmi les mauvais élèves de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) en matière de discriminations à l’école. Si Unia reçoit bon nombre de signalements allant dans ce sens, le plus compliqué reste néanmoins de « pouvoir les prouver juridiquement », explique Camille Van Hove. Déjà, en 2018, l’institut de lutte contre les discriminations publie son « Baromètre de la diversité : enseignement »2. Le rapport souligne en particulier que les notations et les conseils de classe ne se fondent pas uniquement sur les compétences des élèves, mais sur les déterminants sociaux de ces derniers. Ainsi, profs et directions sont soumis à des biais inconscients qui orientent leurs décisions selon l’origine sociale, ethnique et le genre de l’élève. Sans grande surprise : les élèves blancs et issus de classes sociales favorisées sont généralement les mieux lotis.

En conséquence ? « Un premier danger est que les discriminations s’intériorisent chez les enfants, qui se disent : “Je suis noir, je dois donc faire davantage mes preuves que les autres.” Le deuxième danger est qu’ils perdent confiance et se disqualifient eux-mêmes. Enfin, il se peut qu’ils finissent par ne plus voir les discriminations, car c’est leur quotidien. » Les répercussions sur les corps et les parcours sont nombreux : anxiété, psychosomatisation, marginalisation, baisse de l’estime de soi, décrochage, déclassement scolaire, etc. De plus, la difficulté des enfants à identifier les situations problématiques – ou à en parler avec des adultes de confiance – ainsi que la complexité de l’appareillage administratif peuvent amener les familles à l’incompréhension, voire à l’inaction.

Comme le rappelle Camille Van Hove, « les profs sont des figures d’autorité au sein de l’école ». Le comportement du corps éducatif oriente ou (in)valide de fait les comportements des élèves entre eux. S’il n’existe pas de solution unique ou toute faite dans la lutte contre les inégalités raciales en milieu scolaire, les enseignants doivent être sérieusement formés afin de mieux saisir les enjeux autour des réalités quotidiennes des élèves minorisés. Une sensibilisation régulière aux inégalités est d’autant plus cruciale que celles-ci ne disent pas toujours leurs noms. Profitant de la difficulté à les nommer, voire du silence qui les entoure, les discriminations se logent confortablement dans les interstices de notre système scolaire. Parce qu’elles savent bien qu’il y a encore du pain sur la planche, les mamans de Notre-Dame assurent qu’à la moindre alerte elles se tiendront désormais « debout ».

Écho parlementaire

Alors que nous bouclions ce numéro, la députée Margaux de Ré rappelait, sur son compte Instagram, qu’il ne s’agit pas uniquement « d’une histoire de coiffure » : « Quand un.e jeune se fait exclure d’une institution de l’État à cause de son identité culturelle, il s’agit d’une manifestation de racisme structurel. » La présidente de la Commission égalité a posé le dossier sur la table du Parlement, dès le lendemain de sa publication, le 9 novembre.

  1. Les prénoms des enfants et mamans ont été modifiés.
  2. Unia, « Baromètre de la diversité : Enseignement », 2018.

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