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Dérives sectaires : plus nombreuses et diffuses

Anaïs Pire · Déléguée « Étude & Stratégie » au CAL/COM

  Mise en ligne le 13 juin 2023

Après des années minées par le manque de moyens et le manque de coordination entre les services de l’État, la lutte contre les organisations sectaires semble reprendre du souffle. Les nouveaux effectifs assurés à la Sûreté de l’État par le gouvernement fédéral lui permettraient de se remettre au travail en la matière, comme en témoigne le dernier plan d’action de l’institution. En effet, le suivi de ces organisations ne figurait plus parmi ses priorités depuis 2015, la lutte contre le terrorisme et le radicalisme ayant pris le pas sur le reste de ses missions.

Photo © Shutterstock

Une annonce bienvenue, alors que le constat est unanimement partagé : la menace que constituent les dérives sectaires n’a jamais disparu. Loin des représentations populaires, le phénomène sectaire se décline aujourd’hui selon de très nombreux modèles, de l’organisation structurée « classique » aux groupes virtuels plus informels, de la doctrine religieuse aux promesses de bien-être ou aux théories complotistes. Sa dangerosité est pourtant la même lorsque ces mouvements mènent à l’extrémisme, à la violation des droits humains et à la commission d’infractions pénales.

Les années 1990 signent l’irruption du phénomène sectaire dans l’actualité, et par-là, dans l’agenda politique belge. Dans un contexte marqué notamment par les suicides collectifs de l’ordre du Temple solaire ou l’attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo perpétré par des membres de la secte Aum, le législateur belge se saisit de la problématique des sectes en établissant une commission d’enquête parlementaire. Cette dernière rend un volumineux rapport en mai 1997. Parmi ses recommandations figure la création d’un observatoire des sectes, centre indépendant chargé d’étudier le phénomène, d’organiser un centre de documentation, d’assurer l’accueil et l’information au public et de formuler des avis et des recommandations. Dans cette perspective, le Centre d’information et d’avis sur les organisations sectaires nuisibles (CIAOSN) est fondé en 1998.

Pas de liste des sectes en Belgique

Contrairement à ce qui est parfois imaginé, le CIAOSN n’établit pas de liste des organisations qui seraient considérées comme sectaires. La commission d’enquête parlementaire avait bien mis au point un tableau synoptique listant 189 associations en son temps, mais elle préfaçait ce dernier en indiquant qu’il ne s’agissait ni d’un jugement de valeur ni d’une prise de position de la commission quant au caractère sectaire ou dangereux de ces associations. Ce tableau avait en outre été écarté par la Chambre des représentants lors de l’adoption du rapport.

Deux raisons permettent d’expliquer l’absence d’un tel registre. D’une part, il s’agirait d’une atteinte aux libertés de conscience et d’association, protégées par la Constitution, puisque certaines convictions seraient ainsi mises à l’index. D’autre part, l’évolution du phénomène sectaire rendrait cette liste perpétuellement incomplète ; en 2005, le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin, confronté à cette même question en France, constatait déjà « la formation de petites structures diffuses, mouvantes et moins aisément identifiables, qui tirent parti en particulier des possibilités offertes par l’Internet », et qui échapperaient donc à une inscription sur la liste.

Des dérives impunies

Fonder une secte ou y participer étant l’expression de droits fondamentaux, l’État ne peut intervenir que quand la secte est nuisible, c’est-à-dire lorsqu’elle « se livre à des activités illégales dommageables, nuit aux individus ou à la société ou porte atteinte à la dignité humaine », selon les termes de la loi du 2 juin 1998. La lutte contre les organisations sectaires se base dès lors sur les infractions qui seraient commises dans ce cadre. Il pourrait s’agir par exemple d’escroqueries, d’exercice illégal de la médecine, voire de coups et blessures ou de viols.

Si ce principe permet de respecter les libertés individuelles, une insuffisance du dispositif pénal était déjà dénoncée dans le cadre des travaux de la commission d’enquête parlementaire. En effet, les crimes et délits existants ne permettaient pas de rendre compte des dérives liées à certaines pratiques sectaires, et particulièrement les situations de déstabilisation mentale. La lutte contre ces organisations se trouvait ainsi dépourvue d’une assise solide pour saisir une part importante de leur caractère nuisible, tant pour les individus que pour la société.

Fonder une secte ou y participer étant l’expression de droits fondamentaux, l’État ne peut intervenir que quand la secte est nuisible. L’abus de la situation de faiblesse d’un individu devient ainsi un délit.

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Protéger les personnes vulnérables

Par la suite, plusieurs propositions de loi sont déposées en ce sens. Le processus aboutit à l’adoption de la loi du 26 novembre 2011 sur l’abus de la situation de faiblesse des personnes. Son champ d’application excède dès lors les organisations sectaires nuisibles, puisque le but du législateur est d’ériger en infraction le recours aux « menaces, intimidations, pressions morales commises intentionnellement sur une personne vulnérable pour obtenir d’elle un acte déterminé ». Contestée au motif qu’elle serait contraire aux libertés fondamentales – et spécialement à l’égard de mouvements religieux minoritaires –, la loi est finalement validée par la Cour constitutionnelle en novembre 2013. Cette dernière juge que le législateur a bien aménagé un équilibre entre le respect des droits fondamentaux et la protection des personnes vulnérables, qui est un objectif légitime et même une responsabilité de l’État.

L’abus de la situation de faiblesse d’un individu devient ainsi un délit. Pour être punissable, il faut que l’auteur connaisse la situation de faiblesse physique ou psychique de la victime et qu’il ait abusé de cette situation pour la conduire à des actes portant atteinte à son intégrité physique ou mentale ou à son patrimoine. Un gourou exploitant la vulnérabilité de ses adeptes pour les pousser à rompre tout contact avec leurs proches, à ne plus s’alimenter, à lui remettre tous leurs revenus… serait donc coupable d’abus de faiblesse. Plus encore, le fait de soumettre la victime par le biais de « pressions graves ou réitérées ou de techniques propres à altérer la capacité de discernement » est une circonstance aggravante de l’infraction. Si cette circonstance ne vise de nouveau pas uniquement les organisations sectaires nuisibles, il est clair que de telles manipulations s’y rencontrent tout spécialement.

Dérives sectaires 3.0

À défaut de statistiques spécifiques, il n’est pas possible de connaître précisément le nombre de dossiers qui auraient été traités par la justice sur base de cette infraction, voire d’autres infractions, dans un contexte sectaire. Pourtant, dans son dernier rapport, la Miviludes, pendant français du CIAOSN, souligne une augmentation générale des signalements (+ 33 % entre 2020 et 2021). Ceux-ci concernent également des associations ou des communautés bien différentes de celles qu’elle avait déjà épinglées par le passé, comme l’Église de scientologie ou les Témoins de Jéhovah. Des dérives sectaires seraient constatées dans le domaine du développement personnel, de la vente multi-niveau ou encore de la santé et du bien-être avec l’apparition de « dérapeutes » tels que le Français Thierry Casasnovas ou le Belge Jean-Jacques Crèvecœur. Pour la plupart, leur mode d’action est avant tout virtuel, sur la base notamment d’un « marketing digital » maîtrisé, mais avec des conséquences bien concrètes sur leurs adeptes : emprise mentale, rupture avec le milieu familial et social, exigences financières exorbitantes, adhésion à des discours antisociaux, etc.

Le phénomène sectaire tel qu’il existe aujourd’hui dépasse donc le cadre qui avait été établi à la fin des années 1990, où seuls les groupements à vocation philosophique et religieuse étaient visés. La mission du CIAOSN est encore déterminée par ce cadre de référence, mais au vu de la diversification des domaines d’action, cette définition est-elle toujours pertinente ? La reprise active du travail en cette matière par la Sûreté de l’État permettra sans doute de répondre à cette question.

Il est de la responsabilité des pouvoirs publics de prendre en charge les organisations sectaires nuisibles, tant en ce qui concerne la protection des personnes qui en sont victimes que la lutte contre les atteintes aux droits fondamentaux et à la sécurité de l’État et des institutions que ces organisations peuvent entraîner. À l’heure où l’extrémisme, la désinformation, la défiance à l’égard de la science ou de l’État de droit remettent en question le projet de société démocratique, il doit s’agir d’une mission prioritaire.

Le phénomène sectaire tel qu’il existe aujourd’hui dépasse donc le cadre qui avait été établi à la fin des années 1990, où seuls les groupements à vocation philosophique et religieuse étaient visés. La mission du CIAOSN est encore déterminée par ce cadre de référence, mais au vu de la diversification des domaines d’action, cette définition est-elle toujours pertinente ? La reprise active du travail en cette matière par la Sûreté de l’État permettra sans doute de répondre à cette question.

Il est de la responsabilité des pouvoirs publics de prendre en charge les organisations sectaires nuisibles, tant en ce qui concerne la protection des personnes qui en sont victimes que la lutte contre les atteintes aux droits fondamentaux et à la sécurité de l’État et des institutions que ces organisations peuvent entraîner. À l’heure où l’extrémisme, la désinformation, la défiance à l’égard de la science ou de l’État de droit remettent en question le projet de société démocratique, il doit s’agir d’une mission prioritaire.

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