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De la fatigue au sursaut démocratique européen

Thomas Chouters · Animateur philo au CAL/Namur

Mise en ligne le 14 mars 2022

La démocratie est fatiguée, nous dit-on. Nombreux sommes-nous à avoir cette impression que, quel que soit le résultat d’une élection, rien ne changera pour le peuple. Cette sensation, parfois, que nous ne vivons plus vraiment en démocratie correspond-elle à la réalité ? Cela dépend d’où l’on parle.

democratie

Souvent, les citoyens ne se sentent plus entendus ni représentés et les médias semblent toujours montrer les mêmes têtes comme s’il y avait une classe politique immuable qui aurait confisqué le pouvoir. Ce sentiment, exprimé à en rebattre les oreilles, que nos ministres et député.e.s sont déconnecté.e.s de la vie et des besoins des citoyens, s’exprime dans l’ensemble des démocraties.

Et puis, il y l'Ukraine...

Cette Ukraine qui démontre depuis trente ans qu’elle est habitée d’un enthousiasme démocratique. En 1991, le pays proclamait en effet son indépendance de l’URSS ; en 2004 ; il devait à nouveau se libérer de l’emprise de l’ancien « grand frère » russe en contestant puis en annulant des élections frauduleuses ; en 2014 encore, lors de la révolution de Maïdan, il s’est exprimé sur son orientation démocratique. Plus remarquable encore, ces sursauts démocratiques se sont produits malgré les tentatives de déstabilisations, de confiscation du pouvoir par la Russie voisine (ou peut-être grâce à elles ?), malgré l’annexion de la Crimée et la guerre dans l’est du pays. Ces ingérences s’inscrivent comme des rappels permanents pour le peuple ukrainien du choix qui est le leur : la démocratie ou l’autocratie.

En Ukraine, la démocratie n’est pas fatiguée. Elle vit, elle saute aux yeux, elle renverse les dominants et le peuple ukrainien sait – aujourd’hui avec une cruelle clarté – qu’il faut se battre pour obtenir la liberté et l’autodétermination. Car c’est bien ce dont il s’agit. Si Vladimir Poutine semble s’être lancé dans une guerre d’un autre temps, de celui où la richesse d’un État se mesurait à l’étendue de ses conquêtes territoriales, si Vladimir Poutine semble intéressé par les ressources minières, industrielles et céréalières de l’Ukraine, il ne faut pas se leurrer : au-delà des enjeux impérialistes-historiques ou économiques, le véritable nerf de la guerre actuelle est bien celui de la démocratie ou de l’autocratie. Car ces deux modèles politiques sont en compétition à l’échelle globale.

Un modèle imparfait mais puissant

L’Union européenne est en effet, malgré les critiques justifiées auxquelles elle prête parfois le flanc, un exemple réussi de multilatéralisme. Elle s’est dotée depuis la fin la Seconde Guerre mondiale d’organes de coopération inédits dans l’Histoire qui ont permis une longue pax europeana et une prospérité économique exceptionnelle.

Si l’on peut reprocher à l’UE de sembler privilégier sa mission économique et financière au détriment de ses autres grands axes politiques, restant sourde aux souhaits de certains d’une coopération plus profonde, fiscale et sociale par exemple, il faut lui reconnaître également des réussites dans le domaine de la recherche, de l’agriculture, de l’enseignement, de l’énergie, des infrastructures…

Ce modèle, d’une conciliation entre un idéal de globalisation et de démocratie, a des conséquences peu appréciées par certains. En premier titre : la souveraineté des États membres est limitée. Ils ne peuvent plus agir, une fois dans la famille européenne, comme le Léviathan théorisé par Hobbes. Au sein de l’Union européenne, entre les États membres, l’état de nature n’a plus cours. Et cette idée que la richesse – et donc la puissance – d’un État ne réside pas dans sa force de conquête ou dans son sous-sol constitue un exemple menaçant pour les régimes autoritaires de Russie, de Chine, du Pakistan, d’Iran, de Corée du Nord, du Brésil… (ceux-là mêmes qui s’abstiennent à l’ONU de condamner la Russie pour son attaque de l’Ukraine).

L’idée européenne que le développement peut passer par la paix, la coopération et la démocratie est également, sans surprise, l’ennemi commun des partis extrémistes et nationalistes qui poussent, partout dans l’UE, œuvrant à la réduction du droit européen. Ces mêmes partis dont les représentants encensaient hier encore Vladimir Poutine, d’ailleurs.

Une autre voie à préserver

Alors oui, la démocratie peut sembler lente, car elle est délibérative ; elle peut sembler tatillonne sur les mots, car elle est rationnelle ; elle peut sembler indécise, car elle recherche le compromis ; elle peut sembler faible, car elle tente de conjuguer droits et devoirs. Autrement dit, la démocratie peut sembler fatiguée en Europe… mais elle ne l’est pas en Ukraine.

Cette guerre nous montre que la démocratique Union européenne peut se réveiller, et prendre conscience de sa puissance, de la solidité de nos liens et de nos lourds textes de loi. Nulle menace d’expansionnisme occidental ici, la démocratie ne s’impose pas, ni par les armes, ni par les sanctions économiques. Mais la démocratie européenne existe et cet exemple suffit à défier et faire peur aux autocrates du monde. À leurs yeux, la faute de l’Ukraine est de donner l’exemple aux suivants.

Voilà pourquoi ce qui se passe en Ukraine, ce que vivent les Ukrainiens nous concerne, ici en Belgique et en Europe. Ce n’est pas parce que ce pays est le voisin de l’Union européenne ni pour ses champs, ses villes, ses autoroutes qui ressemblent aux nôtres. Ce n’est pas non plus son projet d’adhésion à l’OTAN qui inquiète Vladimir Poutine, malgré ses dires. C’est bien parce que l’Ukraine, comme l’UE, montre une autre voie possible pour les peuples du monde. Une voie que nous devons protéger.

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