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De la cité à la fac : l’échappée étudiante

Propos recueillis par Véronique Bergen · Écrivaine

Mise en ligne le 12 avril 2022

Bien des clichés et des stéréotypes qui entretiennent la vision réductrice et idéologique portée sur les jeunes issus de l’immigration vivant dans les banlieues populaires françaises volent en éclats. Au travers du portrait générationnel d’un échantillon d’une vingtaine d’anciens élèves qu’il a suivis de 2005 à 2015, Fabien Truong dévoile leurs parcours, leurs luttes contre les discriminations bien tenaces, leur rapport à la société, au religieux, à l’identité, à l’amour, leurs rêves de présent et d’avenir.

Photo © Shutterstock

Sociologue, professeur agrégé à l’Université de Paris 8, Fabien Truong est l’auteur de Des capuches et des hommes. Trajectoires de « jeunes de banlieue » (Buchet-Chastel, 2013) et de Loyautés radicales. L’islam et les « mauvais garçons » de la nation (La Découverte, 2017). Dans une nouvelle édition de Jeunesses françaises. Bac + 5 made in banlieue, il aborde le lien que nouent des jeunes issus des banlieues aux études, à l’école et aux enjeux de la vie active.

Que représente l’obtention du bac pour la plupart des jeunes de banlieue ? Quelles sont les promesses qu’il recèle et les désillusions qu’il engendre ? Et comment l’école, le lycée sont-ils perçus par la fraction des élèves que vous avez suivis ?

Les promesses sont immenses, et à la hauteur, d’une certaine manière, de ce que représente l’école et la « réussite » scolaire dans la conscience collective en France. D’un côté, c’est déjà un signe, voire un insigne, de réussite sociale vis-à-vis de la famille, des amis ou des voisins. Par exemple, 80 % des parents de ces anciens élèves avaient un niveau d’études inférieur à celui du bac. Il y a ainsi un mandat de réussite collective à travers l’école : obtenir le bac, c’est emmener sa famille et donner sens à des trajectoires migratoires où la souffrance physique et morale des parents ne signifie quelque chose que si les enfants sortent de leur condition. Le bac est célébré collectivement : on s’embrasse, on rit, on crie, on pleure après les résultats. Le sociologue Abdelmalek Sayad avait déjà très bien vu cette demande implicite faite à l’école dans les familles d’origine algérienne dès les années 1980. Ensuite, d’un point de vue individuel, ce diplôme a une fonction de réassurance et joue un peu comme un « certificat de conformité ». Avoir aujourd’hui le bac (notamment général) à 18 ans en France, c’est être… « normal » ! C’est un sentiment particulièrement habilitant quand on a appris à grandir dans le soupçon, avec la suspicion de n’être jamais assez « bien » ou « français » et que l’expérience du stigmate est un passage obligé pour se construire.

Quels sont les autres lieux, extérieurs à l’école, qui sont porteurs d’ambitions ou d’échappées vers un ailleurs ? Comment envisagent-ils la place de l’école à l’intérieur du système social ?

Fabien Truong, Jeunesse françaises. Bac + 5 made in banlieue, Paris, La Découverte, 2022 (1re édition 2015), 320 pages.

Fabien Truong, La taille des arbres, Paris, Rivages, 2022, 160 pages.

Il n’y a bien sûr pas que l’école – et ce qui est frappant, c’est de voir qu’elle ne prend tout son sens que lorsqu’elle est mise, justement, en relation avec ce qui se joue à l’extérieur et que des connexions s’établissent. Quand j’étais professeur au lycée, j’ai eu la chance d’enseigner les sciences économiques et sociales et donc d’aborder une discipline comme la sociologie dont les thèmes sont assez directement en prise avec ce que vivent les élèves. À rebours des discours pédagogiques un peu condescendants, j’ai alors pu mesurer à quel point il était possible de faire passer des connaissances supposément ardues à un public qui ne dispose pas toujours du capital culturel que l’on peut imaginer « prérequis ».

Quand ce qui se joue dans la salle de classe éclaire le quotidien et des événements dont les élèves ne conçoivent pas vraiment qu’on puisse les intellectualiser pour mieux les comprendre. À partir de là, les échappées sont nombreuses. À ce propos, en France, on ne parle sans doute pas suffisamment de ce que permet une pratique régulière du sport, en dehors de l’école, dans des familles pour qui la fin du mois est difficile. Toutes les visites dans des lieux extérieurs qui jurent avec la routine du « quartier » sont aussi autant de possibilités d’échappées, mais toujours également de potentielles expériences de puissantes violences symboliques. Une visite dans un musée parisien peut aussi bien être une « ouverture » véritable vers une forme d’altérité qu’un terrible rappel de la domination sociale. Cela dépend de comment, concrètement, s’opèrent la jonction et la transmission. Le décalage peut être une chance ou une simple opération de rappel à l’ordre ; j’ai pu en faire l’expérience récente lors de deux voyages, assez extraordinaires, au Viêtnam et en Nouvelle-Calédonie avec des lycéens et lycéennes de la ville de Saint-Denis, dont je raconte les soubresauts dans un récit littéraire.

Ancien prof de lycée, le sociologue Fabien Truong a suivi une vingtaine d’élèves de banlieues durant dix ans afin d’en dresser le portrait.

© Patrice Normand/Leextra

Comment certains de ces jeunes vivent-ils leur rapport à l’islam ?

Au-delà des discours idéologiques, il est intéressant de voir comment les jeunes qui se déclarent croyants bricolent, de manière individualisée, leur rapport à la religion. Il est très clair qu’ils vont chercher des éléments, pratiques et symboliques, qui répondent à des interrogations profondes, d’ordre esthétique, morale, sociologique, métaphysique… qu’ils ne trouvent pas forcément ailleurs. Par exemple, le lien aux prières journalières aide les étudiants à structurer leur rapport au temps (et donc à leur emploi du temps) quand c’est un vrai enjeu, comme à la fac. C’est une petite touche, qui avec tant d’autres, peut permettre de basculer vers de nouvelles formes de rapport à soi et au monde. Autre exemple : pour les garçons connaissant malheureusement une trajectoire délinquante prolongée et qui subissent immanquablement l’expérience du deuil, en ayant perdu un ami de mort violente, la religion peut aider à répondre à des questions essentielles sur la souillure, la culpabilité et l’injustice quand aucune autre institution sociale ne les accompagne psychologiquement… Il y a donc là beaucoup à dire et il est difficile de parler de « la religion » de manière hors sol comme sur de nombreux plateaux télévisés. Cela n’a tout simplement aucun sens.

 Au bout du bac +5, l’école fabrique des badges de dignité, des ressources intellectuelles, des titres scolaires et de la réflexivité.

© Shutterstock

Comment analysez-vous la persistance d’un décalage complet entre la stigmatisation subie par vos anciens élèves et leur investissement scolaire ?

Ce décalage s’explique pour deux raisons principales. D’abord, depuis 2005, la stigmatisation qui touche les quartiers populaires, la jeunesse issue de l’immigration, l’islam et les banlieues est croissante dans le champ politique et médiatique. Tous ces jeunes sont donc des objets politiques et sont toujours plus perçus depuis « l’extérieur » avant d’être considérés pour ce qu’ils sont ou ce qu’ils font réellement. Et puis cette stigmatisation s’ancre sur le fait que la mixité sociale à l’école est de plus en plus tardive : c’est le résultat du creusement des inégalités et de la relégation urbaine qui font que les quartiers populaires s’appauvrissent toujours davantage et sont sans cesse plus socialement et racialement ségrégés. Donc dans les faits, les personnes qui n’ont pas grandi en banlieue côtoient de plus en plus tardivement des personnes qui en sont issues. Les jeunes que j’ai suivis font aujourd’hui, la plupart du temps, la première expérience prolongée de l’altérité sociale à l’université. C’est très tard ! Les stéréotypes ont eu le temps de bien s’ancrer, de chaque côté des barrières sociales, et cela peut être violent. Après, il faut aussi parier sur le long terme. Si les quartiers populaires s’appauvrissent, c’est également parce que les personnes qui réussissent socialement et économiquement les quittent – et ces trajectoires sont aussi nombreuses. Dans la postface du livre, je reviens justement sur les parcours de ces jeunes alors qu’ils approchent la trentaine : ils ont tous et toutes valorisé leur diplôme, gagnent leur vie assez confortablement, ont souvent acheté un appartement, et on peut dire qu’ils sont ainsi très « intégrés », même si ce terme pose un certain nombre de problèmes qu’il ne faudrait pas éluder. En tout cas, on ne parle pas assez de cette réalité à bas bruit, invisibilisée. Cela explique aussi sans doute pourquoi tous les discours politiques xénophobes ou stigmatisants qui font toujours plus l’agenda sont en décalage avec une très large partie de la population qui ne vit pas la guerre de civilisation annoncée, si ce n’est par médias interposés. Cette focalisation traduit plutôt une forme d’entre-soi politico-médiatique qui est le produit d’un entre-soi social. Et on le sait, la sociologie politique le montre bien, les discours politiques racistes sont les mieux reçus dans les lieux où la présence de personnes issues de l’immigration est faible. On peut alors voir le verre à moitié plein ou à moitié vide. C’est sans doute à la fois terrifiant et, peut-être, un peu rassurant…

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