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Collages féministes :
action directe
par temps de pandémie

Julie Luong · Journaliste

Mise en ligne le 14 février 2022

Depuis le début de la pandémie, alors que l’espace public se déserte et se cadenasse, les collages sont devenus un mode d’action privilégié pour les militantes féministes. Alors que leurs manifestations usuelles sont perturbées par les fermetures de bureaux et l’annulation d’un grand nombre d’événements, les militantes de La Barbe activent d’autres champs d’action.

Photo : © Jeanne Fourneau/Hans Lucas/AFP

« Dans cinq féminicides, c’est Noël », « Votre morale nous tue », « Plus écoutées mortes que vivantes » : ces slogans sont ceux de Camille, Charlie, Claude et Cassandre (prénoms d’emprunt) qui nous ont donné rendez-vous un soir peu avant Noël. Ce n’est pas fait exprès, mais le bar est bondé d’hommes et nous rions davantage. Membres du collectif La Barbe Liège, les quatre trentenaires avaient jusqu’au premier confinement un mode d’action bien rodé pour dénoncer la sous-représentation des femmes dans l’espace public : envahir les lieux traditionnellement dominés par les hommes – assemblées générales, conseils d’administration, jurys, conférences1, remises de prix… – affublées de barbes postiches, et prononcer, hiératiquement, un discours félicitant les personnes présentes de résister à la féminisation en marche.

La Barbe ne s’indigne jamais franchement : elle use de l’ironie pour mieux singer les codes du pouvoir. Au lieu se moquer d’elles-mêmes comme les femmes ont si bien appris à le faire, les Barbues retournent l’arme de l’humour contre le patriarcat. « La répétition, la redondance, les effets de miroir et de superposition dans la mise en scène sont des idées chères à La Barbe. Elles rappellent les phénomènes de cooptation, d’auto-congratulation, de reproduction des élites qui fabriquent la domination masculine », explique La Barbe Liège sur son site.  « Nous allons à l’événement, nous payons notre place, et à un moment nous nous levons, nous montons sur scène et nous prenons le micro », raconte Cassandre. « L’une d’entre nous se charge de parler à la sécurité pour dire qui nous sommes et ce que nous allons faire. Cela se passe toujours dans le calme. » Ce qui ne signifie pas que ce soit du goût de tout le monde. Pas poli, mal élevé, trop sobre pour être ridicule, trop vrai pour être drôle : le collectif se fait parfois huer, comme ce fut le cas lors des Grandes Conférences liégeoises, qui recevaient ce soir-là Étienne Klein, énième invité masculin. « Pour certaines personnes », témoigne Charlie, « aller là où l’on n’est pas invitées, désirées, parler quand on ne nous le demande pas est déjà perçu comme de la violence. » Mais d’autres félicitent discrètement, applaudissent de soulagement, trouvent que même si elles y vont un peu fort, les Barbues ne sont pas loin d’avoir raison… « Le but ultime de La Barbe n’est pas d’installer quelques femmes de plus dans les clubs d’hommes régis par des hommes, créés pour des hommes. C’est de rendre visible la domination des hommes dans les hautes sphères du pouvoir, dans tous les secteurs de la vie professionnelle, politique, culturelle et sociale en ringardisant leurs codes, leurs valeurs, leur esprit de corps », développent encore les militantes.

collages_feministes

« Partout où les hommes se croient en terrain conquis, des femmes à barbe surgiront, arborant les attributs du pouvoir, jouant le jeu de la masculinité » : un brin collantes, ces Barbues ! 

© La Barbe

Sortir la nuit

Humour ravageur et mode opératoire méthodique : telle était la formule des militantes liégeoises jusqu’à l’arrivée du premier confinement. « On s’est vraiment retrouvées très démunies parce que notre seul mode d’action, soudain, n’était plus possible puisque tous les événements étaient annulés, alors que parallèlement, on savait que les violences contre les femmes allaient augmenter », se souvient Camille. Les Barbues décident donc, en dépit des restrictions de sortie et du couvre-feu, de passer au collage. Cette méthode inventée en 2019 par Marguerite Stern – militante féministe et ancienne Femen dont de nombreuses colleuses se sont désolidarisées en raison de ses propos jugés transphobes, islamophobes et de ses positions abolitionnistes – s’est d’abord développée à Marseille puis à Paris pour dénoncer les féminicides, en affichant dans les rues les prénoms, âges, et causes de décès des victimes. De simples lettres noires tracées sur des feuilles blanches A4 et collées les unes à côté des autres par des bandes de femmes opérant la nuit.

Une performance plutôt qu’une dégradation, avec effet publicitaire massif. Largement relayés par les réseaux sociaux, les collages – peu coûteux et faciles à mettre en place – se sont rapidement répandus partout en Europe et jusqu’en Syrie, et élargis à des slogans féministes : « Aux femmes assassinées la patrie indifférente », « Prenez garde : la colère des femmes gronde », « Aux violeurs d’avoir peur »…  « À Liège, c’est une étudiante française qui a réalisé les premiers collages », raconte Charlie, qui l’a alors côtoyée. Dans le sillage d’autres collectifs de colleuses comme La Fronde à Bruxelles ou le Glue Gang à Liège, La Barbe a donc commencé au printemps 2020 à envahir les abribus, les parkings, les ponts et les bulles à verre… Tandis que les craintes montaient par rapport aux violences conjugales, elles ont dans un premier temps privilégié des messages de prévention tels que « Femme victime de violence, tu n’es pas seule. Appelle le 0800 30 030 » ou « Violence conjugale : il est interdit de sortir, mais pas de fuir ».

Qui s’y colle ?

La Barbe Liège comprend entre douze et quinze membres. Elle se veut un collectif inclusif, avec une présence LGBTQI+. Les militantes reconnaissent une certaine homogénéité sociale : âgées de 30 à 45 ans, elles se décrivent comme des intellos plutôt blanches et sans enfants. « Cette homophilie – c’est-à-dire le fait d’être avec des individus qui nous ressemblent – est aussi ce qui nous donne la force d’agir à l’extérieur », commente Claude. « Ça a l’air un peu léger, parfois, quand on raconte ce qu’on fait – et c’est vrai qu’on rigole bien –, mais ce n’est pas facile de monter sur une scène pour prendre la parole devant des personnes qui ne le souhaitent pas », explique Charlie. « Et puis, il y a tout un travail de fond sur les statistiques. On n’avance jamais aucun chiffre qui ne soit attesté, vérifié. » Claude poursuit : « Prendre la parole n’est pas si facile. C’est ce qu’on appelle le coût de l’expression : plus on cumule les discriminations, plus il est élevé. Pour un homme blanc, le coût de l’expression est bas. Mais pour moi qui suis femme, lesbienne et racisée, il est élevé. » Élevé également parce que les barbues-colleuses ont une autre vie, le jour. « Nous sommes nombreuses à travailler dans le secteur socioculturel. Or nous remettons aussi en question les lieux où nous travaillons », souligne Camille. D’où l’importance d’un anonymat préservé.

« Nous essayons de coller où l’on sera lues. Mais on tente quand même souvent d’éviter l’hypercentre et on fait aussi attention aux caméras », raconte Charlie, qui rappelle que la plupart des membres du collectif ont d’autres engagements militants et, de ce fait, une certaine connaissance des modes d’action directe et des précautions à prendre. Les colleuses savent cependant qu’elles ne sont pas à l’abri d’amendes administratives. « Quand on se fait prendre, il arrive qu’on relève notre identité. Le plus embêtant est lorsqu’on nous confisque notre matériel. Bien sûr, il y a des policiers dont on se méfie plus que d’autres : le Peloton anti-banditisme, par exemple. Mais jusqu’à présent, nous n’avons jamais eu d’ennuis sérieux », ajoute Camille.

Pour ces militantes qui luttent contre l’invisibilisation des femmes, la pandémie a imposé le collage comme présence malgré tout. « Comment fait-on pour intervenir quand tous les CA (conseils d’administration, NDLR) et tous les jurys se tiennent par visioconférence ? » interroge Camille. Certaines Barbues françaises ont déjà perturbé des réunions virtuelles, mais chaque fois brièvement, sans l’audience que donne une action « en présentiel ». « Le problème, raconte Claude, c’est qu’elles se font éjecter – déconnecter – très vite. » Alors pour atteindre le plus grand nombre, il reste la rue, la nuit. « Les périodes de crise ont toujours été des périodes de recul pour les femmes, mais aussi, parallèlement, des périodes de grande créativité, où l’on invente d’autres moyens d’agir », conclut Cassandre. Les Barbues liégeoises préparent d’ailleurs ce jour-là une nouvelle action, encore tenue secrète, pour faire entendre leur ironie tranchante. Une chose est sûre : il y aura du culot et du poil au menton.

  1. Le collectif a interrompu une conférence tenue par trois hommes le 10 octobre 2019 à la Cité Miroir à l’occasion des… 50 ans du CAL, mettant en avant le fait que seulement un conférencier sur trois était une femme, NDLR. Cf. « Salut la sororité ! Des Barbues dans le cénacle ?! », dans Salut & Fraternité, no 109, avril-mai-juin 2020.

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