Là-bas

Accueil - Là-bas - Chypre sans frontière

Chypre sans frontière

Dario Antonelli · Journaliste

Giacomo Sini · Photoreporter

Avec la rédaction

Mise en ligne le 14 avril 2023

Sur l’île divisée par une zone tampon de l’ONU depuis 1974, malgré l’installation récente de barbelés à certains endroits le long de la ligne verte, jeunes et vieux s’unissent dans des projets de solidarité et de dialogue intercommunautaires. Un pied de nez aux discours de haine.

Photo © Giacomo Sini

Depuis le toit de l’association Famagusta Avenue Garage à Derýneia, on peut voir la mer. Le poste de contrôle se trouve à moins de 200 m au nord, et en quelques kilomètres, on arrive à Famagouste, dans la partie occupée par la Turquie. Irene Antoniou, Chypriote héllénophone de 28 ans, explique que les contacts entre les deux zones ne sont pas faciles : « Ici, ce n’est pas comme à Nicosie, personne ne passe le checkpoint pour prendre un café avec un ami. » Le projet est né il y a quelques années, avec le soutien des Nations unies et de la municipalité de Derýneia : « Il offre un espace pour différents types d’activités dans une perspective de solidarité intercommunautaire », explique Irène, « et nous collaborons étroitement avec d’autres associations comme l’Union des jeunes de Famagouste ». Ali Furkan Çetiner, Chypriote turc de 27 ans, fait partie de cette dernière : « Nous essayons de renforcer les liens entre les jeunes générations vivant de part et d’autre de la ligne verte1. » Mais les autorités politiques chypriotes font tout pour marginaliser les projets intercommunautaires, constate Irène : « Le gouvernement n’encourage ni ne perturbe ces activités. Elles sont autorisées officiellement, mais dans les faits, cela ne les rend pas possibles d’un point de vue logistique. »

Depuis 1974, après le coup d’État organisé par la junte fasciste d’Athènes et l’invasion militaire turque, la population de l’île est séparée et le pays est encore divisé de facto en deux entités étatiques. Au sud se trouve la République de Chypre, qui fait partie de l’Union européenne – bien qu’elle soit toujours en dehors de l’espace Schengen. Au nord se trouve la République turque de Chypre du Nord, reconnue uniquement par la Turquie et considérée comme une occupation par la République de Chypre. La division coïncide avec la ligne verte définie en 1963 par les Britanniques et le long de ses 184 km s’étend la zone tampon qui est depuis lors sous le contrôle de la mission des Nations unies à Chypre (UNFICYP).

La population de l’île est séparée et le pays est divisé de facto en deux entités étatiques. La division coïncide avec la ligne verte et le long de ses 184 km s’étend la zone tampon qui est maintenant sous le contrôle des Nations unies.

© Giacomo Sini

Un projet de solidarité intercommunautaire

La façade marquée de balles de l’ancien hôtel de luxe Ledra Palace domine la rue de la zone tampon de la capitale, qui est fermée aux deux extrémités par des postes de contrôle, bleu et blanc sur un flanc, rouge et blanc sur l’autre. De l’autre côté de la rue, au café Home for Cooperation, Salih Toksöz, 25 ans, attend le début de son service en tant que barista : « C’est absurde que les Chypriotes [des deux communautés, NDLR] se parlent en anglais », dit-il avec un demi-sourire, en posant sa tasse sur la table. « Personne ne fait l’effort d’apprendre la langue de l’autre. Pour nous, il ne s’agit pas seulement de maîtriser une langue, c’est aussi un moyen de rapprocher les communautés. » C’est l’idée qui sous-tend l’Association pour le bilinguisme à Chypre, créée en 2019, dont Salih est un membre actif. Le rapport à l’autre langue change selon les générations, d’après lui : « Mon grand-père connaît le grec de la rue, le dialecte, mais il ne peut ni écrire ni lire. Les enfants peuvent apprendre à vivre dans une nouvelle réalité. Lorsqu’ils sont ensemble, ils sont immédiatement amis même s’ils parlent des langues différentes. »

Salih, jeune Chypriote turcophone et membre de l’Association bilingue chypriote, enseigne le grec et le turc. Il considère la langue comme un outil important pour apprendre à se connaître.

© Giacomo Sini

Dans la grande salle de la taverne Pantelis de Pelathousa se déroule un festival bicommunautaire auquel participe également la chorale pour la paix Lena Melanidou qui, depuis vingt-cinq ans, réunit des femmes et des hommes des deux côtés de l’île et interprète des morceaux en grec et en turc pour donner une voix et une perspective concrète à la paix. Les choristes ont en moyenne entre 60 et 75 ans, la génération qui a le plus directement vécu la guerre. « Notre initiative bicommunautaire est la plus ancienne encore active », explique Costis Kiranides, l’un des membres fondateurs du projet. En attendant le début des chants, Christalla Tsiakli, la soliste, sort sur la terrasse. « J’ai rejoint la chorale en 2006 », signale-t-elle. « J’avais vu quelques concerts et je voulais faire connaissance avec les Turcs. Et puis, j’adore chanter ! » Elle avait 15 ans, le 14 août 1974, lorsqu’elle a été déportée de Palekythron, le village où elle vivait au nord de l’île. Elle raconte que le voyage en bus a été terrible : « Alors que nous traversions un village, nous avons été encerclés et menacés avec des pierres et des bâtons. Heureusement, le chauffeur a réussi à continuer. » À la chorale, Christalla a rencontré l’une des personnes qui ont tenté d’attaquer le bus ce jour-là : « Je lui ai demandé pourquoi il avait fait ça, il m’a répondu : “Ils nous ont dit que les Grecs étaient tous mauvais”. »

« Père de lait » : une histoire de solidarité

Une propagande toujours présente dans la société, selon Costas Christodoulides. « Quand j’ai dit à mon neveu que j’allais chanter avec la chorale, savez-vous ce qu’il m’a dit ? “N’y va pas, ils peuvent te tuer !” » Ses mains s’agitent quand il parle. « Les discours de haine envers les Turcs sont encore légion à l’école. Le nationalisme domine, mais si nous arrêtons de nous réunir, ils en profiteront pour fermer définitivement la frontière, et ils rendront aussi la vie plus difficile aux migrants et aux demandeurs d’asile. »

Dans le hall, un homme imposant aux longs cheveux noirs danse avec une femme beaucoup plus jeune que lui, le sourire aux lèvres. « J’ai deux pères », dit la danseuse nommée Birgül Kılıç. « Le biologique et Andreas », dit-elle en jetant un regard à son partenaire. « C’est mon Süt Babam. » Littéralement, « père de lait » en turc. Andreas Efstathiou, né dans une famille de langue grecque, était soldat pendant la guerre de 1974. Pendant trois mois, il a livré à un soldat du Nord le lait sans lactose dont son enfant avait besoin pour survivre et qui n’était pas disponible dans la zone contrôlée par les Turcs. « C’était très dangereux », se souvient Andreas, « mais dans la vie il faut faire quelque chose de bien. »

« Le bureau de l’UNFICYP à Pýla joue un rôle clé », explique Therapoulla Kalatha, officier de la section des affaires civiles. La guerre n’a pas bouleversé le village, qui est sous contrôle de l’ONU depuis 1964 et se trouve à proximité de la zone de souveraineté britannique, à laquelle on a toujours pu accéder des deux côtés. C’est pourquoi Pýla a été pendant des décennies le seul point de rencontre et de passage informel, mais aussi et surtout un lieu de contrebande. Dans une telle situation, les projets bicommunautaires sont importants : « Presque toutes ces initiatives sont aujourd’hui soutenues par les Nations unies, mais la volonté de construire la paix entre les deux communautés était déjà présente dans la société dès le lendemain de la guerre. L’UNFICYP est arrivée plus tard », poursuit l’officier. Au sujet des initiatives récentes de construction de barrières le long de la ligne verte par les autorités du Sud, la cheffe d’équipe UNPOL du poste de Pýla Giulia Bosco déclare : « Nous sommes conscients du problème, mais on n’a pas de sentiment de fermeture ici. »

Therapoulla Kalatha, officier de la section des affaires civiles de la Force des Nations unies chargée du maintien de la paix à Chypre, est en poste à Pýla, un village situé dans la zone tampon où cohabitent les deux communautés de Chypre, les turcophones et les hellénophones.

© Giacomo Sini

La République de Chypre n’a jamais érigé de barrières le long de la ligne verte, ne la considérant pas comme une frontière entre États, mais seulement comme la limite des zones sous le contrôle effectif du gouvernement. Depuis 2021, ce dernier a cependant commencé à placer des barbelés le long de la ligne de démarcation en prétendant vouloir stopper l’immigration illégale, et il a passé des accords avec Israël pour mettre en place une surveillance par des moyens technologiques inédits. « C’est une nouveauté totale pour Chypre de considérer la ligne verte comme une frontière extérieure », constate Corina Drousiotou, coordinatrice du Conseil pour les réfugiés. « Beaucoup s’inquiètent du fait que nous nous dirigeons vers un renforcement de la division, et les migrants semblent n’être qu’un prétexte. » Dans tous les cas, la division paraît être l’affaire de tous. Le journal chypriote Politis a récemment rapporté que dans les zones d’Akáki et de Peristeróna, les fils barbelés installés par une entreprise basée en Grèce auraient été fabriqués en Turquie.

L’importance de la perspective intercommunautaire

Parmi les personnes les plus touchées par les politiques de division, on trouve les jeunes générations du Nord, fort isolées. « Le plus gros problème que nous rencontrons à Famagouste », raconte Ali, « c’est l’impossibilité de maintenir un groupe fixe de personnes. Beaucoup partent à l’étranger ou même simplement à Nicosie pour travailler, et aucun tissu social ne se crée. » C’est aussi pourquoi il semble important d’ouvrir les horizons : « Nous pensons qu’il est préférable d’intervenir dans une perspective intercommunautaire, et non plus seulement bicommunautaire », explique Mustafa Öngün, de la section des affaires civiles de l’ONU. « Parce qu’à Chypre, on trouve également de petites communautés arménienne et maronite libanaise, mais aussi parce que la présence de nouvelles communautés de migrants est désormais un fait. » Selon une étude menée par un syndicat d’enseignants, dans les écoles primaires du nord de l’île, seuls 50 % des enfants parlent turc.

Dans le jardin du Ledra Palace, ceux qui participent aux ateliers de rencontre linguistique organisés par l’association Hàde! sont tous très jeunes. « Apprendre l’alphabet est déjà un grand pas », s’exclame quelqu’un de la table des débutants en grec. Les conversations et les débats sont sur le point de commencer. Les rencontres Let’s Mingle, lit-on dans la convocation, « permettront des échanges qui ne se font pas habituellement au quotidien entre des personnes qui veulent se réapproprier la zone tampon et donner vie à une Chypre sans frontière ». La discussion est ouverte.

  1. Zone démilitarisée contrôlée par l’ONU et qui sépare le nord et le sud de Chypre, NDLR.