Libres, ensemble
« Brisons le silence
autour de cette violence »
Propos recueillis par Vinciane Colson · Journaliste « Libres, ensemble »
Avec la rédaction
Mise en ligne le 18 juillet
Toutes les quatre minutes, dans le monde, une petite fille subit une excision. En Belgique, malgré une loi interdisant la pratique, on estime que 23 000 femmes ont déjà subi une mutilation génitale et que 12 000 petites filles risquent d’en subir, notamment cet été lors du retour au pays pour les vacances. Sensibiliser aux séquelles psychiques et physiques de l’excision pour y mettre fin définitivement, c’est le combat de Halimata Fofana. Elle est auteure, réalisatrice et marraine d’une campagne lancée par le Groupe pour l’abolition des mutilations sexuelles féminines (GAMS).
Photo © Klemen K. Misic/Shutterstock
Vous avez été excisée à l’âge de 5 ans au Sénégal. Cela vous a-t-il marquée à vie ?
La mutilation que j’ai subie lors de vacances est un souvenir gravé en moi, et je mourrai avec cette trace. C’est quelque chose que je ne peux pas oublier, je l’ai vécue alors que je n’étais qu’une enfant, sans que l’on m’explique quoi que ce soit. Ce fut une déflagration.
À l’époque, on ne vous a pas prévenue avant et cela n’a pas été un sujet de discussion après non plus ?
Pas du tout, ni avant, ni pendant, ni après. Rien. Aucun mot n’a été posé.
On vous a laissée avec vos souffrances, d’atroces souffrances.
Halimata Fofana, À l’ombre de la cité Rimbaud, Monaco, Éditions du Rocher, 2022, 232 pages.
Je tiens à le rappeler : l’excision se fait à vif, sur le corps d’une petite fille, avec un couteau, une lame de rasoir ou un tesson de bouteille. Pouvez-vous imaginez la douleur ? Elle est énorme, incommensurable, impossible à décrire avec des mots tellement elle est forte. Au-delà de l’acte, ce qui est très difficile à comprendre, alors que l’on est encore une enfant, c’est que l’on ne peut pas faire confiance à ses parents. Parce que ce sont eux qui nous amènent chez l’exciseuse ! C’est très difficile à digérer.
Violation brutale de l’intégrité physique et morale des petites filles, l’excision a des conséquences directes violentes sur leur vie de femme.
© Shutterstock
Aujourd’hui, de nombreux pays qui ont interdit l’excision, et pourtant la pratique perdure. À l’approche des vacances, on sait que 12 000 filles, en Belgique, risquent d’être excisées. Qu’est-ce que cela signifie ? Que cela reste ancré dans les traditions et que rien ne bouge ?
Dans certains endroits, ça change. Vous avez raison, il y a des pays qui ont des lois, mais après il faut faire appliquer la loi, c’est toute la difficulté. Et les changements s’opèrent dès que les filles vont à l’école. Le problème, il est là. Parce que, souvent, les mères, quand elles répètent l’excision, c’est qu’elles-mêmes n’ont pas eu accès à l’instruction. Et la seule chose qui leur reste, c’est l’éducation qu’elles ont reçue. C’est également la tradition. Et la peur qu’elles ont, c’est de perdre ce qui les constitue. Mais dès que les filles vont à l’école, elles prennent conscience de leur corps et elles font le lien entre ce qu’elles éprouvent dans leur corps, dans leur chair et l’excision. Souvent, les femmes qui n’ont pas eu accès à l’instruction ne font pas le lien entre les deux mois. Quand je discute avec certaines femmes, je dis : « Ben, les problèmes que t’as eus à l’accouchement, c’est lié à l’excision. » Elles me disent : « Ah, bon ? » Parce qu’elles ne font pas la connexion.
Et on se rend compte que dès que les filles vont à l’école, elles font moins d’enfants et elles ne répètent pas sur la génération qui suit. Pourquoi on parle encore de la question de l’excision ? Parce que malheureusement, il y a encore des petites filles qui subissent cela. Les petites filles dont on parle, elles sont belles. Elles sont nées en Belgique, donc elles sont belges. Nous avons tous le devoir de protéger ces petites filles. Elles ne viennent pas du fin fond… non, elles sont Belges. C’est pareil, elles sont Françaises. Le problème est là, il faut nous regarder avec notre identité qui est propre. Moi, je suis née en France. J’ai davantage vécu au Canada qu’en Afrique, donc on ne peut pas me renvoyer en disant : « Mais ça, c’est là-bas ! » Non. Et je rappelle qu’il y a des excisions qui ont été faites à Paris. Je connais des filles qui ont subi ça à Paris, à Londres. Il n’y a pas de raisons que ça ne se passe pas en Belgique.
D’ailleurs, la loi en Belgique interdit ces excisions. Et pourtant il y a très peu de personnes qui portent plainte. En France, il y a eu quelques cas. Mais est-ce que vous, vous encouragez les femmes à porter plainte ? Avec la difficulté liée au fait de porter plainte contre ses parents ?
Il y a un problème de loyauté, vous avez raison. Moi, j’ai subi une excision à l’âge de cinq ans, à un âge où une enfant n’est pas en mesure d’aller où que ce soit et est totalement dépendante de ses parents. Même si les victimes ne portent pas plainte, le ministère public, lui, peut attaquer les gens qui font subir ça aux enfants. Mais toute la difficulté, c’est de mettre des mots, parler, parce que l’excision continue, persiste parce qu’il y a le silence qui est autour de cette pratique. Moi, étant victime, je n’en parlais même pas à mes sœurs. Le tabou est tellement fort et la honte est tellement immense qu’on n’imagine pas mettre des mots là-dessus et encore moins dénoncer ses propres parents. Parce que malgré tout nous aimons nos parents. Et c’est ça toute l’ambivalence.
Halimata Fofana, Mariama, l’écorcée vive, Paris, Karthala, 2015, 168 pages.
Avec votre premier livre, Mariama, écorcée vive, vous avez, en 2015, jeté un pavé dans la mare et dénoncé cette excision. Le documentaire Nos corps excisés1 repose notamment sur des conversations avec votre mère où, petit à petit, on sent dans sa réflexion qu’elle évolue. Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’il est possible de changer les choses grâce à l’éducation, à la sensibilisation et à l’information ?
Oui, on peut changer les choses. Quand les filles et les femmes ne sont pas instruites, cela prend plus de temps. J’ai osé parler avec ma mère, mais le principal problème est là : c’est que l’on n’ose pas.
Au début, on sent bien que votre mère ne veut pas que vous utilisiez le terme « excision ».
Non, parce qu’on ne parle jamais de ça ! On n’ose même pas prononcer le mot. Donc, quand j’arrive avec mes gros sabots, elle me dit : « Mais, tais-toi ! Ne dis plus jamais ça ! » Parce que c’est quasiment le tabou ultime. Ensuite, au fil des conversations, on finit par parler.
Dans le film, on donne à voir quelques conversations, mais cela s’est déroulé sur un temps beaucoup plus long. Nous avons pu échanger, j’ai pu parler à ma mère des difficultés que les femmes rencontrent à cause de l’excision pendant l’accouchement. Ma mère ignorait que des femmes meurent en couche à cause de l’excision. Donc, le fait que je discute avec elle, que je lui en parle, lui a permis de prendre conscience de certaines choses. Quand je lui ai dit, lors d’une de nos conversations filmées : « Mais maman, moi je m’en souviens comme si c’était hier ! », elle a été choquée, parce qu’elle pensait que j’avais oublié. Mais comment aurai-je pu oublier ? J’avais 5 ans, un âge où on a quand même une mémoire vive. À partir de ce moment et jusqu’à mes 30 ans, au moins, j’ai vécu avec ça en tête.
Votre roman, À l’ombre de la cité Rimbaud, est en partie inspiré de votre vécu . Vous y racontez l’histoire de Maya, qui a subi une excision lors d’un voyage au Mali. Quand elle revient, elle ressent une forme de colère envers les adultes, envers ses profs, avec qui elle s’entend bien et pour qui elle a de l’admiration, parce que personne ne remarque rien. Qu’est-ce que vous auriez envie de dire aux professeurs, aux médecins, aujourd’hui, en Belgique, qui pourraient percevoir qu’une fille encourt un risque d’excision pendant les vacances ?
« Personne ne remarque » ou personne ne veut voir ? Est-ce qu’on ne cherche pas à détourner le regard ? Quand on voit une petite fille qui marche avec difficulté, un adulte qui peut-il pas se baisser et lui demander : « Mais qu’est-ce que tu as ? » N’est-ce pas son devoir, en tant qu’adulte ? En ce qui me concerne, à plusieurs reprises, on a préféré détourner le regard. Quand je suis retournée à l’école, j’avais du mal à marcher, comment croire que personne n’a rien vu ? Ce que j’ai compris alors, du haut de mes 5 ans, c’est que je n’ai pas le droit d’en parler, ni à l’intérieur ni à l’extérieur du foyer. Quand ils voient ses petites filles comme celle que j’ai été, les enseignants ont le devoir d’alerter. Quand il y a un risque d’excision, ils ont le devoir d’alerter. Aux petites filles qui partent soi-disant en vacances en plein milieu de l’année scolaire, il faut poser des questions. Il faut également échanger avec les parents. Si on veut que ça s’arrête, il faut mettre des mots sur l’excision. Il faut parler avec la mère, le médecin scolaire, le gynécologue. Je me souviens d’une femme médecin qui était très affectée par le fait que les sages-femmes n’osaient pas parler aux patientes ayant subi une excision. Vous rendez-vous compte ? Si la sage-femme trouve cela tout à fait normal, la mère risque de faire subir ce qu’elle a subi à sa propre fille plus tard. Il faut prendre les devants, ne pas attendre que la petite fille ait été excisée pour dire : « Oui, mais on a mis en place différentes choses pour réparer. » On peut sans doute prévenir, c’est le rôle de tout à chacun : les médecins, les sages-femmes, les gynécologues, les enseignants, les psys, les éducateurs, les profs. Et les politiques se doivent de protéger les enfants. Quand les parents sont défaillants, l’État est là pour protéger des petites filles. Mais sur la question de l’excision, l’État préfère regarder ailleurs, en disant : « Ça se passe loin, là-bas. » Il y a des petites filles à risque en Belgique. Et comme elles sont belges, les autorités publiques se doivent de les protéger.
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« À nos corps excisés », documentaire de Anne Richard, 2022, 58’.
Non à l’excision ! – Entretien avec Halimata Fofana
Libres, ensemble · 4 juillet 2023
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