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Balance ton job !

Guillaume Lejeune · Animateur philo au CAL/Charleroi

Mise en ligne le 21 décembre 2022

Au sortir de la première vague de Covid-19, de nombreuses personnes ont quitté leur travail, car elles n’y trouvaient plus de sens. Une vague de démissions sans précédent a ainsi commencé aux États-Unis et s’est répandue en Europe. La crise sanitaire a fait office de déclic et certains ont voulu se recentrer sur des valeurs essentielles comme l’humain ou l’écologie.

Photo © eamsBot/Shutterstock

Les économistes ont été étonnés. D’habitude en période de récession, le nombre de démissions diminue. Or ici, c’était l’inverse. Comment dès lors comprendre que les gens aient commencé à quitter massivement leur travail en 2020 alors que les perspectives étaient encore mornes ?

La déprise surprise

Les causes de ces grands départs sont multiples. Si certains choix peuvent s’expliquer par des raisons économiques : un meilleur salaire, de meilleures possibilités de gain, etc. La plupart des démissions qui ont marqué la période récente nécessitent que l’on sorte de l’économie pour pouvoir expliquer l’acte posé. La consternation des économistes tient alors au fait pourtant élémentaire que le travailleur n’est pas réductible à un homo œconomicus. Les raisons de ses choix peuvent être extérieures au monde économique.

La façon dont ce dernier se structure pose d’ailleurs des problèmes. En fait, la mise en avant de « métiers essentiels » par les médias durant la crise du coronavirus a montré que les secteurs vitaux étaient loin d’être les mieux rémunérés. Il est alors apparu clairement que le salaire n’était pas lié à l’intérêt d’un travail mais aux intérêts de la finance. Une entreprise cotée en bourse ne prend d’ailleurs pas ses décisions en fonction de ses salariés, mais en fonction de ses actionnaires. Les gains engendrés par les géants du commerce en ligne, par les big pharmas ou les géants du numérique ne sont jamais pour ainsi dire retombés sur les livreurs, les infirmiers ou les employés des GAFAM. Le travailleur a alors pris conscience de son aliénation. Trop souvent présenté comme n’étant pas indispensable, il a jugé impensable de continuer à jouer ce rôle.

Durant le confinement, la période de repos forcé qui a été vécue comme horrible pour ceux qui n’ont pas de chez-soi ou ceux qui ne se sentent pas chez eux à leur domicile, s’est accompagnée pour d’autres d’une certaine résonance avec l’environnement familial et naturel. Cela a permis à beaucoup d’employés de prendre conscience du stress et du rythme effréné engendrés par le travail. S’accorder un break est alors apparu comme une chose vitale, d’autant que les mises en quarantaines et les fermetures d’école rendaient évident un manque structurel de disponibilité pour les proches.

Les travailleurs et travailleuses ont aujourd’hui davantage conscience de l’importance de casser le rythme effréné du « métro, boulot, dodo ».

© DimaBerlin/Shutterstok

La faim du monde plutôt que la fin du monde

Le morceau de Beyoncé « Break my soul » fait office d’hymne à cette « grande démission ». Il y est question de libérer son âme et de se trouver de nouvelles bases. Il s’agit de s’affranchir des contraintes du travail, de cesser de stresser et de s’ouvrir à l’amour. Loin d’être la fin du monde, renoncer à son travail y est plutôt l’expression de la faim d’un monde. Mais sommes-nous égaux devant la possibilité de renoncer à un travail ? Dans quelle mesure pouvons-nous décider des choses ? La démission est-elle une option pour tous les individus ou seulement pour ceux à même de rebondir ? Par ailleurs, suffit-il de se libérer de quelque chose pour être libre ? Ne faut-il pas aller plus loin que revendiquer de nouvelles bases ? Comment les construire ?

À défaut de pouvoir répondre à toutes ces questions, nous nous centrerons sur la dernière. Pour construire un monde riche de sens, il faut déconstruire les anciennes formes et non seulement y renoncer. C’est à cet exercice que s’est prêté Laurent Lievens dont la démission de la Louvain School of Management en septembre 2022 a fait grand bruit. Dans la lettre ouverte1 qui accompagne son acte, son message est globalement le suivant : on ne peut accepter la prédominance de la raison instrumentale sur la raison critique.

On ne peut tolérer que les programmes de gestion évacuent les sciences humaines – les cours de philosophie, de psychologie, etc. – au bénéfice de cours qui ne sont utiles qu’à la perpétuation le business as usual. À l’heure où il nous faut changer de paradigme, on ne peut tolérer une science qui promeut un système écocidaire et ne donne aucun outil pour acter un changement dont on a besoin. Il faut abandonner les structures qui n’évoluent pas et cultiver l’esprit critique, l’idée que les choses puissent être autres.

La démission n’est pas ici seulement l’abandon d’une mission particulière, c’est surtout l’indication qu’il y a un problème dans la transmission. Que transmet-on comme valeur dans les universités ? Dans son travail ? S’il y a une vague de démissions, c’est en partie parce qu’on ne veut plus perpétuer un système qui va droit dans le mur.

Lorsque les valeurs du monde professionnel dans lequel il évolue ne lui corresponde plus, le travailleur est libre de s’en défaire, avec ou sans filet.

© eamsBot/Shutterstock

Moins de silences, plus de résilience

Sous prétexte de gains et de profits, l’efficacité a été le paradigme économique dominant. Il est temps maintenant, comme le fait valoir l’essayiste américain Jeremy Rifkin, de changer de paradigme. Il faut substituer à l’efficacité la résilience, cet art de rebondir2. La résilience est toutefois un terme ambigu. Certains recourent à cette idée pour dire que les individus, face aux crises à répétition, doivent prendre sur eux. La résilience servirait alors à étouffer la contestation. Plutôt que de remettre en cause les conditions de travail, il s’agirait d’opérer un travail sur soi. Mais la résilience peut aussi se penser à un niveau macro. On peut, à l’instar de Jeremy Rifkin, considérer que c’est la société qui doit se montrer résiliente, opter pour des solutions durables, adopter le principe de précaution, etc.

Sous prétexte de gains et de profits, l’efficacité a été le paradigme économique dominant. Il est temps maintenant, comme le fait valoir l’économiste Jeremy Rifkin, de changer de paradigme. Il faut substituer à l’efficacité la résilience, cet art de rebondir2. La résilience est toutefois un terme ambigu. Certains recourent à cette idée pour dire que les individus, face aux crises à répétition, doivent prendre sur eux. La résilience servirait alors à étouffer la contestation. Plutôt que de remettre en cause les conditions de travail, il s’agirait d’opérer un travail sur soi. Mais la résilience peut aussi se penser à un niveau macro. On peut, à l’instar de l’essayiste américain Jeremy Rifkin, considérer que c’est la société qui doit se montrer résiliente, opter pour des solutions durables, adopter le principe de précaution, etc.

Si la société ne le fait pas, on peut lui signifier qu’on refuse de s’inscrire dans le modèle qu’elle met en place. La démission est alors un acte fort qui s’opère au nom de motifs supérieur. On pourrait, sur le modèle de la désobéissance civile, parler ici de démission civile, voire de démission civique. Les personnes qui démissionnent prennent la licence de ne pas toujours être ceux qu’on licencie. Elles disent « non » au nom d’un monde meilleur.

Aujourd’hui plus que jamais, il importe de pouvoir dire non. À l’instar de la nouvelle campagne d’Amnesty International – « Protestons ! » – il faut faire entendre sa voix. La démission, quand elle est motivée par des valeurs supérieures, est une forme de « non », un refus de participer à un modèle périmé, de prendre part à une relance qui ne fait que répéter les mêmes injustices. Le « non » se fait alors sur la base d’une vision positive, d’une vision plus juste des choses.

Démissionner, c’est dire non.

© Najmi Arif/Shutterstock

Ce « non » peut prendre la forme d’une démission, mais il peut aussi prendre bien d’autres formes : le boycott, la désobéissance civile, la déconnexion, etc. Il appartient à chacun de cerner les points où ses valeurs sont en porte à faux et où il est en mesure d’agir. Le refus d’un certain modèle économique peut prendre place dans le cadre du travail, mais cela peut tout aussi bien concerner la sphère des loisirs, de la consommation ou de l’épargne. Dans ce renoncement, sans nécessairement aller jusqu’à risquer sa sécurité financière, on s’expose au regard des autres et aux peurs qui nous poussent à perdurer dans des routines vides de sens. Certaines peurs sont toutefois plus légitimes que d’autres. Il importe alors de réfléchir sur nos craintes pour libérer en nous une capacité à reprendre en mains notre destin.

« The Big Quit » ou « the Great Resignation » est d’ampleur indiscutable aux États-Unis : plus de 38 millions de personnes ont quitté leur travail en 2021. Le phénomène ralentit à mesure que le marché de l’emploi se détend, mais 4 millions de démissions sont encore enregistrées par mois.

© Ariya J/Shutterstock

Une peur sans « non »

Pendant la crise du coronavirus, la peur a dominé le monde humain. Dans les médias, ce n’était pas la vie, c’était la crainte de la mort qui occupait l’espace. Ce qui guidait les gens sur les réseaux sociaux, ce n’était pas l’amitié, mais la peur de la solitude. Les convictions fortes qui ont clivé l’espace public cachaient mal, quant à elle, la peur d’une autre vérité. Ce rôle prépondérant de la peur n’est pas anodin. Elle est en effet, sous la forme du stress, le premier facteur de diminution de l’immunité. Or, on le constate notre société est malade et la plupart des maux qui nous affectent : allergies, coronavirus, asthme, etc. sont liés à cette immunité. Le diagnostic de notre société est clair : on a peur !

Mais, dans la diversité des peurs qui nous assaillent, sait-on encore de quoi on a peur ? Le philosophe Heidegger distinguait la peur de l’angoisse. Celle-ci était d’autant plus radicale qu’elle n’avait pas d’objet. On craint d’autant plus une chose que l’on n’arrive pas à se la représenter. Ainsi en va-t-il de la mort, de l’Autre, etc. Le sentiment d’impuissance accentué par la perte d’un contrôle cognitif dessine les contours d’une peur sans nom.

Certains facteurs sociétaux, comme l’accélération de notre rythme de vie, contribuent à augmenter nos angoisses en nous privant du temps nécessaire pour penser, pour se représenter nos motifs de crainte. Quand ils voient un cafard ou un rat, beaucoup de gens paniquent. Leur système nerveux ne parvient pas à synthétiser les mouvements saccadés et rapides de ces animaux. D’une certaine façon, il en va de même avec les médias qui se sont métamorphosés en d’énormes cancrelats. Ils sèment la panique. Comment voir la prolifération d’informations et de publicités à laquelle on est confronté en permanence autrement que comme un cancer de la pensée ?

Il est sans doute vain de vouloir changer le monde à soi tout seul. Mais on peut refuser la logique de la peur. On peut refuser l’accélération. On peut par exemple faire le choix de ne pas s’aligner à la mode en achetant continuellement des vêtements dont on ne connaît ni l’origine ni la destinée. On peut refuser de s’esquinter en courant pour partir en vacances. On peut refuser le tourisme lointain, les sollicitations multiples d’une société du paraître. On peut enfin démissionner d’un emploi qui prend notre temps sans le remplir quand on a la possibilité d’un point de chute.

Tous ces refus ne permettent pas de sauver le monde. Mais, comme le rappelle Laurent Lievens, à la suite du poète Machado, « le chemin se fait en marchant »3. Ces refus permettent alors à tout le moins d’être en cohérence avec soi et de dégager du temps pour décider de ce vers quoi on veut aller. C’est un bon début. Comment pourrions-nous rencontrer l’Autre si on n’est pas au clair avec ses valeurs ? Comment pourrions-nous agir avec les autres en vue du bien commun contre ce qui le menace si on joue un rôle dicté par la peur ? Comment pourrait-on se faire confiance, quand la mauvaise foi domine ? Dans ce contexte de panique généralisée, le salut commence bien souvent par le fait de pouvoir dire non !

  1. Laurent Lievens, « Face à l’Écocide planétaire, mettre fin au business-as-usual : appel à la métamorphose urgente des sciences de gestion », lettre ouverte à la communauté universitaire, 7 septembre 2022.
  2. Jeremy Rifkin, L’Âge de la résilience, Paris, Les liens qui libèrent, 2022.
  3. Laurent Lievens, « Acte 2 d’une démission : la métamorphose, pas le greenwashing ! », billet de blog mis en ligne sur Mediapart, 27 novembre 2022.

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