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Avant la glorification
du moi

Anne Cugnon · Documentaliste au CAL/COM

Mise en ligne le 4 mai 2022

« La philosophie cultive la distance et l’étonnement, et doit rester vigilante devant les poncifs individualistes qui dominent notre époque », écrit Vincent de Coorebyter dans l’introduction de ce captivant essai où il nous convie à une réflexion sur notre conception contemporaine de l’individu au moyen d’une très érudite incursion dans l’univers médiéval des XIe-XIIIe siècles afin, non pas de nous « faire comprendre ce que nous sommes, mais bien de nous en étonner ».

Cette période, baptisée Moyen-Âge central, se caractérise par une très forte affirmation de l’Église. Dans ce monde immuable agencé par un dieu, l’humilité constitue un impératif. L’homme médiéval ne se définit pas par ses particularités, mais par sa conformité à un prototype dans une société hyper-hiérarchisée. Ce qui importe c’est la fonction qu’il remplit au bénéfice de la collectivité. Il reste strictement dans son rôle et se caractérise par son obéissance à l’autorité et son respect de l’ordre établi. Ce qui est neuf ou différent ne peut donc qu’apparaître suspect, signe éventuel de folie ou d’hérésie. Certaines formes de singularité, telle l’incroyance en matière religieuse, semblent alors tout bonnement impensables, rappelle l’auteur.

Au XIe siècle, tout indique que l’effacement de l’individu devant le collectif constitue la règle. Les traces dont disposent les historiens n’apportent aucune preuve d’individualité. Cela signifie-t-il pour autant son inexistence ou que toute affirmation de soi était sujette à répression ? Il faut se garder de tout anachronisme ou projection de notre acception actuelle de la notion d’individu. « L’étude du Moyen-Âge », écrit Jérôme Baschet, spécialiste en anthropologie historique, « est d’abord une expérience d’altérité, qui oblige à nous déprendre de nous-mêmes, à défaire nos évidences ». L’altérité radicale de l’homme médiéval est donc une hypothèse envisageable. L’émergence de la figure de l’individu aux XIIe et XIIIe siècles révèle que celle-ci est en effet très éloignée de notre conception actuelle. À cette époque, « les individus naissants » sont pour certains soutenus par un tissu social sans lequel ils ne pourraient s’affirmer, tels les artisans créateurs. Pour d’autres comme les chevaliers ou les marchands dont les missions évoluent, provoquant une crise de sens, il s’agit d’y faire face au sein de leurs groupes sociaux respectifs. Si elle est incontestable, cette (re)naissance de l’individu ne doit cependant pas être surestimée, indique l’auteur. Elle ne concerne qu’une couche privilégiée de la société au sujet de laquelle existent quelques sources écrites. La majorité de la population, composée des personnes qui ne jouissent pas d’une réelle autonomie, en est exclue, notamment les paysans et les femmes.

« Le Moyen-Âge relativise notre conception de l’individu, que nous supposons autonome et indépendant, porteur d’un moi qui ne devrait rien à la collectivité. » À l’heure actuelle, l’individualité constitue une évidence et même une injonction. Il nous faut à tout prix nous différencier, nous affirmer dans notre singularité. « La prééminence de l’individu s’exprime jusque dans les tentatives désespérées que certains entreprennent pour s’y soustraire ». Paradoxalement, nous n’avons jamais eu autant besoin du regard des autres, de leur reconnaissance, comme en témoignent notamment les comportements sur des réseaux sociaux. Mais, il s’agit d’« une construction sociale récente, accidentelle, et qui pourrait un jour disparaître ». Nous voilà averti.e.s.

Vincent de Coorebyter, Un monde sans moi est-il possible ? L’individu au Moyen-Âge, Rennes, Apogée, 2022, 80 pages.

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