Libres, ensemble

Accueil - Libres, ensemble - Au-delà de douze semaines

Au-delà de douze semaines

Témoignage d’une femme souhaitant garder l’anonymat

Avec la rédaction

Mise en ligne le 28 octobre 2022

Des années après, la blessure perdure : la froideur et la maladresse du corps médical, l’attente infiniment longue avant les rendez-vous, les mauvaises informations et la honte d’avoir dû agir dans l’illégalité. Nous sommes près de 500 femmes en Belgique à subir cette situation chaque année : être obligées de se rendre à l’étranger pour mettre un terme à une grossesse non désirée au-delà du délai de douze semaines imposé.

Illustration © Shutterstock

Je devais passer un examen médical car je ressentais de fortes douleurs au moment des règles. La seule solution proposée par mon gynécologue à l’époque était de prendre la pilule et il m’a suggéré de chercher des traces d’endométriose. J’ai entamé ma plaquette de pilule au début de mes règles suivantes, et comme le délai est assez long pour obtenir un rendez-vous pour une IRM, le seul examen non invasif pour détecter une éventuelle endométriose, j’ai dû attendre pour passer cet examen. J’ai bien lu toutes les consignes, je me suis déshabillée et je suis entrée dans la machine. Je m’attendais à ce que l’examen dure vingt minutes, comme annoncé. Je me suis donc étonnée car cela a été très court. On m’a brutalement sortie de la machine. On m’a dit de me rhabiller et que l’on viendrait bientôt me parler. Personne n’a frappé avant d’entrer dans la salle dans laquelle je me changeais, ils ont ouvert la porte brusquement et ils sont entrés à deux en blouse blanche. Ils m’ont taxé d’inconscience : « Madame, vous n’avez pas lu les consignes ? Quand on est enceinte, on ne fait pas d’IRM ! » Abasourdie, je leur ai demandé de répéter. Ils se sont parlé comme si je n’étais pas là avant de me dire : « Vous êtes enceinte, Madame, consultez votre gynécologue ! » J’étais paniquée, cela me semblait improbable, impossible. Ils ont dit avoir vu le cerveau du fœtus à l’image et m’ont laissée là. Ces deux hommes dont je ne connaissais ni le nom ni la fonction m’ont jeté cette information à la figure et m’ont sermonnée comme si j’étais une enfant.

Déni de grossesse

Dans l’affolement, j’ai appelé ma gynécologue pour avoir un rendez-vous dans l’urgence. Deux jours plus tard, quand je suis allée la voir, elle avait une heure trente de retard. J’ai « mariné » dans la salle d’attente entourée de femmes enceintes et heureuses de l’être. Quand je lui ai annoncé la nouvelle, elle m’a invitée à me coucher sur la table d’examen pour faire une échographie. J’étais bien enceinte, de quatorze semaines selon ses mesures. Le délai légal était déjà dépassé. Je ne voulais pas être enceinte, je ne l’avais pas choisi et je n’avais pas le choix… Elle m’a demandé si je voulais voir. J’ai accepté car j’avais quand même besoin de matérialiser la chose, de prendre conscience de cette réalité. Dans la foulée, elle m’a demandé, pleine d’enthousiasme : « Vous voulez connaître le sexe ? » C’en était trop pour moi. J’ai demandé quelles étaient les possibilités. J’avais bien vu la petite croix qui pendait autour de son cou, et ma question l’a déstabilisée. Selon elle, aux Pays-Bas, on pouvait avorter jusqu’à dix-huit semaines – ce qui n’est pas la réalité car c’est possible encore plus tard. Le savait-elle ? Voulait-elle me le cacher ? Elle m’a invitée à y réfléchir sérieusement. Je suis sortie rapidement de son cabinet sans rien : sans document attestant que j’avais été informée de mon état (ce qui est pourtant nécessaire pour les démarches suivantes), sans numéro de téléphone, sans appui psychologique, sans information sur l’état du fœtus.

Un manque cruel d’accompagnement

J’étais perdue et je me suis sentie très seule. Je n’avais rencontré qu’une fois auparavant la gynécologue qui a confirmé ma grossesse, et je n’ai pas pu en parler à mes proches sur le moment – ni même après, par honte et par culpabilité. C’est seulement à l’issue de ce rendez-vous que j’ai informé mon compagnon. Pour lui comme pour moi, il semblait inenvisageable de poursuivre cette grossesse pour de nombreuses raisons : je n’avais pas de logement propre, j’habitais séparément de mon compagnon, dans une colocation avec six autres personnes ; à 24 ans, je débutais ma carrière, je cumulais deux temps partiels ; je ne savais pas dans quelle mesure mon mode de vie inconscient de ma grossesse avait exposé le fœtus à des perturbations (j’étais sous pilule contraceptive, j’ai consommé de l’alcool et du tabac), j’avais peur du regard de la société et de mes proches, et je n’étais même pas certaine de vouloir donner naissance à un enfant dans le contexte sociétal actuel. J’ai recontacté ma gynécologue afin de recevoir les informations sur la clinique aux Pays-Bas à laquelle elle avait fait référence. Elle m’a transmis un vieux scan de documents qui n’étaient plus à jour, car j’ai essayé en vain de joindre cette clinique. Personne n’a jamais répondu. Une collègue néerlandophone m’a conseillée de me tourner vers un centre de planning familial. Une semaine entière s’est écoulée entre ma prise de contact et mon rendez-vous. À partir de là, les choses sont allées très vite : un entretien et un examen qui m’a révélé que j’étais enceinte, non pas de quatorze semaines mais de dix-sept semaines et demie. J’ai insisté pour que le rendez-vous aux Pays-Bas soit programmé le plus rapidement possible, soit une semaine et demie plus tard.

J’ai reçu une brochure sur la procédure d’avortement au-delà de quatorze semaines, mais ce n’est pas celle-là qui a été appliquée. On m’avait dit que je resterais partiellement consciente or j’ai été endormie. Je ne sais pas exactement ce qui s’est passé. Sur place, à la clinique, même s’ils savent qu’ils reçoivent des femmes de l’étranger, personne ne parlait correctement français ou même anglais. J’ai eu l’impression d’être une poupée désarticulée qui était manipulée. Je n’ai reçu aucune consigne sur les suites de l’IVG, seulement celle de retourner au centre de planning familial dix jours après pour vérifier que tout s’était bien passé.

On ne m’a pas dit que la lactation démarrerait  – car cela peut subvenir aux alentours de vingt semaines – ni que j’aurais mal. Je me suis sentie démunie, tant sur le moment même qu’après l’intervention. Quand j’ai évoqué la présence de protolait, on m’a répondu platement : « Ah vous êtes sûre ? » J’ai eu l’impression que les médecins manquaient de connaissances. Je trouve qu’ils ne m’ont pas bien informée et guidée, et je reste avec l’impression que je n’ai pas eu toutes les clés en main pour pouvoir prendre une décision rationnelle.

Aujourd’hui, je me sens coupable, envers moi, envers cette vie qui aurait pu naître et également au regard de la loi. L’avortement au-delà de douze semaines n’est pas autorisé en Belgique pour des raisons qui ne sont pas justifiées par les politiciens. Étais-je en droit d’enfreindre les lois – négociées, temporelles – du pays dans lequel je suis née ? Je suis très en colère d’avoir dû prendre cette décision [de subir une IVG à l’étranger, NDLR] et de ressentir cette culpabilité, parce que cela ajoute une couche de honte sur tout ce qui a été détruit lors de cet événement. Par ailleurs, aux Pays-Bas, bien qu’ils sachent que des femmes arrivent là en dernier recours, j’ai croisé une militante pro-vie qui m’a donné un joli petit prospectus avec des images de démembrement de fœtus lors d’interruptions volontaires de grossesse. Des images que ne je n’ai pas pu m’empêcher de regarder et qui me hantent encore aujourd’hui.

Repartir du vécu

Réfléchir aux conditions dans lesquelles les IVG sont pratiquées en Belgique me semble nécessaire car effectivement, un certain nombre de femmes vont avorter à l’étranger. Elles sont donc confrontées à la barrière de la langue pour communiquer avec les médecins étrangers, elles n’ont pas de véritable suivi médical, elles doivent faire face à des frais supplémentaires de déplacement et des surcoûts quant à l’intervention. De plus, au vu des législations différentes des pays alentours et des avancées contemporaines de la médecine, il n’est pas déraisonnable d’examiner jusqu’à quel délai pratiquer des avortements, en se détachant des idéologies politiques et religieuses pour examiner le bien-être global de la femme et du fœtus.

Témoigner me semble important aujourd’hui car la question du délai a été instrumentalisée politiquement sans que l’on puisse en parler de façon rationnelle et logique, parce que les femmes sont effacées devant des chiffres, parce que les médecins ne sont pas écoutés, parce que les plannings familiaux ne sont pas sollicités lors des sessions parlementaires pour apporter leur expertise. Je ne prétends pas savoir ce qu’il faut faire par rapport à ces délais légaux d’avortement, mais je pense qu’il faut pouvoir en parler de manière posée, en tenant compte des histoires vécues par les femmes.

IVG : témoigner pour briser les tabous

Libres, ensemble · 2 octobre 2022

Partager cette page sur :