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Apnée
dans la psyché russe

François Finck · Délégué « Europe & International »

Mise en ligne le 6 février 2023

Z : la dernière lettre de l’alphabet latin, utilisée comme signe de reconnaissance par les troupes russes participant à l’invasion de l’Ukraine, est devenue l’emblème de l’ultranationalisme poutinien. Le Z est arboré fièrement par les « zombies », ces Russes soutenant aveuglément l’agression contre l’Ukraine. C’est cette « mutation de la Russie en Zombieland toxique [qui] a rendu la guerre possible ». Dans cet essai passionnant, au style vif et enlevé, l’écrivain français Iegor Gran, fils du dissident soviétique Andreï Siniavski condamné en 1965 avec Iouli Daniel lors du premier grand procès politique post-stalinien1, tente de comprendre « les rouages de cette folie ».

Le phénomène concerne toutes les couches de la population, y compris les élites intellectuelles. On sait que les Russes qui ont conservé des idéaux humanistes sont isolés, cernés par les zombies, et ont peur d’être dénoncés ou reniés par leur famille. Comment tant de gens ont-ils pu se laisser « zombifier » ? Comment des dizaines de millions de Russes ordinaires peuvent-ils applaudir à l’invasion et la destruction de l’Ukraine ? L’auteur avance plusieurs réponses. D’abord, l’intensité d’une propagande télévisée d’une « inventivité dans la diffamation agressive sans précédent », mais aussi si grossière qu’il faut vouloir la croire, alors que des sources d’information alternatives sont disponibles. La propagande n’explique donc pas tout. Dès lors, une conclusion s’impose : le « zombie a choisi d’être zombie. »

Pourquoi est-elle si facilement acceptée ? Iegor Gran évoque ensuite le sentiment de supériorité des Russes, la conviction de leur unicité, leur adhésion enthousiaste au projet impérial : « Les frontières de la Russie ne s’arrêtent nulle part » est un dicton qui a toujours été populaire. La certitude d’être un phare de la civilisation justifie aux yeux de nombreux Russes la soumission des autres peuples. Paradoxalement, le récit que le pouvoir fait sur le passé glorifie les despotes les plus brutaux, d’Ivan le Terrible à Staline. Le soutien à l’expansionnisme est réel dans la société russe. L’histoire est pour les Russes « une démangeaison de grandeur toujours contrariée, jamais assouvie » ; ils « ne comprennent pas pourquoi les petits peuples de la périphérie ne se soumettent pas spontanément ». Ce sentiment de supériorité envers les peuples voisins, en particulier les Ukrainiens, explique en grande partie la guerre. Il y a une volonté de les « punir » pour avoir osé se rebeller contre la Russie. L’auteur cite l’ignoble déclaration machiste de Poutine, deux semaines avant l’invasion : « Que ça te plaise ou non, ma belle, faudra que tu endures ». Mais Poutine « n’est que la partie émergée d’un malfaisant iceberg »…

« Je n’ai pas honte ! » : un autre slogan, devenu un hashtag sur les réseaux sociaux, illustre éloquemment l’état d’esprit des « zombies ». Iegor Gran nous le décortique, d’une manière très accessible, avec un humour noir et une ironie mordante. Z comme zombie est donc un voyage dans la psyché russe contemporaine, dans les « fictions parallèles » dans lesquelles vit la Russie, des mythes dont « le culte pousse aujourd’hui les Russes à préférer les morts ukrainiens à la vie de leurs propres enfants ».

Iegor Gran, Z comme zombie, Paris, P.O.L., 2022, 176 pages.

  1. Cette histoire est racontée dans l’excellent Les services compétents, roman plein de verve et d’humour noir sur l’URSS de la fin des années 1960.

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