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Afghanistan :
un désastre sous silence

Propos recueillis par Véronique Bergen · Écrivaine

Mise en ligne le 16 juin 2022

Philosophe, essayiste, spécialiste du dandysme, Daniel Salvatore Schiffer a rédigé, dès l’été 2021, de nombreuses tribunes publiques lors de la prise de Kaboul par les talibans et le retour au pouvoir de ces derniers. Après s’être intéressé de près aux guerres de Yougoslavie1, il révèle la trahison de l’Occident face au peuple afghan.

Photo © Shutterstock

Compilant des appels à la liberté du peuple afghan, des analyses et dénonciations du chaos du retrait des troupes américaines et de l’attitude des pays occidentaux, le dernier essai de Daniel Salvatore Schiffer, Afghanistan. Chronique de la résistance, est préfacé par Ali Maisam Nazary, porte-parole international et délégué aux Affaires étrangères du Front national de résistance (FNR) d’Afghanistan (sous l’autorité d’Ahmad Massoud, fils du commandant Massoud), et par Obaidullah Mahdi, membre du FNR.

Le 15 août 2021, les troupes américaines poursuivant leur retrait, l’Afghanistan retombe aux mains des talibans qui s’emparent de Kaboul et instaurent un régime fondamentaliste islamiste. Vous vous mobilisez sur-le-champ : vous menez campagne, aux côtés du FNR, afin d’exiger que la communauté internationale soutienne la cause de la population afghane, la défense des libertés individuelles. Quelles sont les raisons géopolitiques, quels sont les intérêts économiques qui ont prévalu, poussant l’Occident, les États-Unis et l’Union européenne à abandonner le peuple afghan ?

Ce retrait est, à tous niveaux, un désastre. Par ce qui s’apparente à une piteuse débâcle militaire, l’image des États-Unis s’est fortement dégradée à travers le monde. L’Union européenne a quant à elle révélé au grand jour – par sa patente absence de politique étrangère, sinon par la cruelle incompétence de certains de ses responsables – sa faiblesse sur le plan géostratégique.

Daniel Salvatore Schiffer, Afghanistan. Chronique de la résistance, Bruxelles, Samsa, 2022, 92 pages.

Même si elle est animée par les meilleures intentions, notamment – et cela n’est certes pas négligeable – par sa volonté d’accroître sa très louable aide humanitaire, je pense que l’Europe a tort d’être à la traîne, sinon sous l’emprise, des États-Unis d’Amérique. Ces derniers, contrairement aux apparences ou à leurs démagogiques discours de façade, sont bien plus souvent motivés, conformément à leur vision capitaliste – voire mercantile – du monde, par de cyniques intérêts économiques plutôt que par un véritable esprit démocratique. C’est là, précisément, ce qui a hélas encouragé leur retrait d’Afghanistan l’été dernier. Les États-Unis ne s’étaient par ailleurs intéressés à ce pays, par le passé, que pour y combattre leur plus grand rival et pire ennemi, historiquement, sur le plan idéologique : la Russie, et avant cela encore l’Union soviétique. N’oublions pas que c’est pour vaincre l’Armée rouge que les États-Unis, désireux de ne pas envoyer leurs propres soldats mourir sur ce sol étranger et de ne pas heurter ainsi leur opinion publique, avaient alors financé et armé, avec le concours des services secrets pakistanais et de la CIA, une milice de matrice idéologico-religieuse, elle-même aux ordres d’un certain Oussama Ben Laden : les talibans. Aussi ont-ils soutenu le fanatique foyer islamiste de ce qui deviendra, quelques années plus tard, une organisation terroriste à l’instar d’al-Qaida avec, tel un effet de boomerang, les terribles attentats, en ce tragique jour du 11 septembre 2001, du World Trade Center. Ben Laden, abominable créature de ces apprentis sorciers qu’auront été en ce cas les États-Unis, s’est finalement rebellé là, comme dans un mauvais remake du Docteur Frankenstein, contre ses créateurs ! Attention toutefois : ce retrait de l’Occident hors d’Afghanistan, pour lâche, cynique ou honteux qu’il soit, n’enlève rien bien sûr à l’énorme – et peut-être plus condamnable encore – responsabilité de certains des anciens dirigeants politiques de ce même Afghanistan. Ces derniers ont, eux également, et de manière plus grave, abandonné leur propre peuple aux mains sanguinaires des talibans ! Ainsi le poids de leur culpabilité, face au très cruel sort des femmes surtout, n’est-il pas non plus, loin de là, moindre que celui de l’Occident. Telle est la raison pour laquelle je persiste et signe en ne craignant pas d’affirmer haut et fort que ce misérable retrait d’Afghanistan est aussi, pour non-assistance à personnes en danger, un crime, fût-ce par une indirecte complicité, contre l’humanité.

Dans les messages de solidarité, les actions de soutien au peuple afghan, vous insistez sur la nécessité de mettre en œuvre deux principes : refuser toute ingérence humanitaire et lutter pour le droit des peuples à leur autodétermination. Dans ses combats en faveur de la liberté, de l’égalité entre hommes et femmes, d’un « islam des Lumières », le commandant Massoud dénonçait la confiscation des valeurs des autres civilisations par l’Occident. Comment éviter que, prônant l’universalisme des droits de l’homme, l’Occident n’en vienne à imposer des valeurs occidentales qui, à la faveur de la mondialisation, musellent les différences culturelles et suscitent en réaction un ralliement aux traditions ?

Vous posez là à raison, par-delà même sa pertinence politique, sinon idéologique, une question essentielle, tant d’un point de vue éthique que d’un point de vue philosophique ! Le problème est en l’occurrence de rester équilibré : revendiquer en effet cet inaliénable principe, théoriquement universel, qu’est la défense des droits de l’homme, de la tolérance et de la liberté, de la démocratie même, au-delà de toute discrimination raciale, ethnique, religieuse, sociale, linguistique ou sexuelle, tout en respectant sur le plan pratique la culture de ces différents peuples, pays ou personnes que l’on prétend ainsi, certes de bonne foi, protéger de la barbarie, de toutes formes de violence. Cet équilibre n’est pas facile à trouver, à réaliser partout, encore moins à maintenir dans le temps ! J’en ai parfois fait moi-même l’amère, douloureuse et décevante expérience, y compris en Afghanistan et de temps en temps au sein de la résistance aux talibans. Dès lors, parmi les principes les plus difficiles à y appliquer concrètement, tant sur le plan social que sur le plan politique, émerge sans aucun doute, en premier lieu, celui de la « laïcité », que les Afghans appellent le « sécularisme ». Cet équilibre n’est pas facile à trouver, à réaliser partout, encore moins à maintenir dans le temps ! J’en ai parfois fait moi-même l’amère, douloureuse et décevante expérience, y compris en Afghanistan et de temps en temps au sein de la résistance aux talibans.

Daniel Salvatore Schiffer, philosophe et esssayiste, estime que l’Occident a trahi l’Afghanistan.

Dès lors, parmi les principes les plus difficiles à y appliquer concrètement, tant sur le plan social que sur le plan politique, émerge sans aucun doute, en premier lieu, celui de la « laïcité », que les Afghans appellent le « sécularisme ». Une vaste partie de la population afghane, surtout la plus âgée, régie par le lourd poids de la tradition, se voit encore largement influencée par la religion – l’islam, en l’occurrence, et l’importance des « mollahs » – parfois même par des lois ancestrales, tribales et archaïques. Elle ne comprend qu’avec grande difficulté, de fortes et nombreuses réticences cette séparation. Il s’agit pourtant d’un des socles de la démocratie. Pis : elle assimile la plupart du temps, en un très dommageable amalgame conceptuel, « laïcité » (ou « sécularisme ») et « athéisme » ! Autant dire qu’il y a là, pour battre en brèche pareille confusion intellectuelle et parvenir à une vraie démocratie, encore beaucoup de chemin à parcourir, y compris chez les hommes et femmes de bonne volonté dans ce pays. Des idées et notions telles que les développent par exemple, au glorieux siècle des Lumières, Voltaire avec son admirable Traité sur la tolérance, Montesquieu avec son illustre De l’esprit des lois ou Rousseau avec son vivifiant Du contrat social leur sont le plus souvent objectivement étrangères ! N’oublions pas qu’un pays comme l’Afghanistan se dénomme toujours officiellement aujourd’hui, à l’instar de l’Iran, « République islamique d’Afghanistan ». C’est d’ailleurs le commandant Massoud lui-même, personne pourtant moderne et très évoluée intellectuellement, qui maîtrisait parfaitement nos propres catégories mentales et codes comportementaux, légendaire héros de la résistance dans la mythique vallée du Panchir, qui avait décidé d’appeler de cette façon son pays. Il faut donc faire preuve de cette vertu capitale qu’est, à mes yeux, l’humanisme, et composer ainsi humblement, sans arrogance ni supériorité, avec, au sein d’un intelligent, rationnel, mais subtil compromis, toute la souplesse intellectuelle aussi bien que les nuances conceptuelles que la diplomatie implique nécessairement. Du moins si l’on veut être accepté, respecté, efficace et productif, pour le bien de tous comme pour le progrès de la civilisation elle-même.

Lors de la prise du pouvoir par les talibans, vous fustigez la pantomime et le double jeu de la France, l’inaction des démocraties, la désinformation, voire le silence des médias. Bref, leur complicité. Revenons sur la figure du commandant Massoud. Surnommé « le lion du Panchir », durant dix ans, il a mené avec les moudjahidines une résistance contre l’occupation soviétique, avant de la diriger contre les talibans. Il n’a eu de cesse d’alerter l’opinion internationale sur la menace terroriste que représentait la présence d’al-Qaida et d’Oussama Ben Laden en Afghanistan et sur le soutien du Pakistan aux talibans. Les puissances étrangères ont peu à peu abandonné Massoud. Le scénario se répète-t-il ?

Oui, ce tragique scénario, hélas, se répète aujourd’hui ! Et c’est une catastrophe pour tout le monde. D’abord pour l’Afghanistan, à tous points de vue : politique, social, intellectuel et bien sûr humanitaire. Les femmes, cachées sous ces prisons ambulantes que sont les burkas, en sont évidemment les premières victimes. Mais ce dramatique, honteux et coupable abandon de l’Afghanistan s’avère aussi un désastre très dangereux pour l’Occident lui-même. Car l’Afghanistan risque de devenir le principal foyer du terrorisme international, qu’il soit l’œuvre criminelle d’al-Qaida, de Daesh ou de l’État islamique. Cet « islamofascisme » – que je ne confonds pas, la nuance est primordiale, avec cette importante et belle culture qu’est l’islam – est la plus grande menace non seulement pour nos démocraties modernes mais pour l’humanité en général. Malheureusement, nos médias, aussi bien que l’opinion publique ou le pouvoir politique, en parlent très peu aujourd’hui. L’actuelle guerre en Ukraine a complètement occulté cette menace planétaire, passant même sous silence ce qui a lieu réellement, pour le malheur du peuple afghan et peut-être donc un jour pour le nôtre. Il s’agit là d’une grave erreur d’évaluation concernant ce futur danger, du moins si nous n’y prêtons pas l’attention nécessaire et l’indispensable vigilance. Il en va de l’avenir de la civilisation !

  1. Il a écrit notamment Requiem pour l’Europe. Zagreb, Belgrade, Sarajevo (L’âge d’homme, 1993), Les ruines de l’intelligence. Les intellectuels et la guerre en ex-Yougoslavie (Gil Wern, 1997) et Testament du Kosovo. Journal de guerre (Éditions du Rocher, 2015).

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