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À bord du Sea-Watch 3

Valeria Mongelli · Journaliste et photographe

Mise en ligne le 14 février 2022

Entre le 17 et le 18 octobre 2021, le navire humanitaire Sea-Watch 3 a secouru 412 migrants à bord de sept bateaux en détresse. Ce n’est qu’un petit nombre parmi les milliers de personnes qui, tous les ans, tentent de quitter la Libye dans le but de rejoindre l’Europe. Leurs moyens de transport sont précaires et beaucoup d’entre eux n’arrivent jamais à destination. Depuis des années, la Méditerranée est un cercueil pour les migrants. Et toujours dans l’indifférence des institutions européennes.

Photo : © Valeria Mongelli

Quand l’équipe de sauvetage du Sea-Watch 3 arrive sur place, la situation est compliquée. Les migrants dans leur canot sont très agités. L’embarcation de fortune prend l’eau, et l’un des passagers essaie de boucher le trou avec son pied. Nous sommes le 18 octobre 2021 et le navire humanitaire se trouve dans la zone de recherche et de sauvetage libyenne, à environ trente milles marins des côtes de la Libye. Au cours des dernières vingt-quatre heures, le Sea-Watch 3 a déjà secouru 322 migrants sur cinq bateaux en perdition. À bord, c’est le chaos. Préparer à manger et faire la vaisselle demande beaucoup de temps, et il faut en priorité s’occuper des naufragés et soigner les blessés les plus graves. Beaucoup de femmes ont le corps recouvert de brûlures qu’on appelle fuel burns. Dans les bateaux qui essaient de traverser la Méditerranée, elles sont souvent assises au fond, là où une mixture de carburant, d’urine, d’excréments et d’eau salée met la chair à vif.

Une course contre la montre

L’équipe de sauvetage commence à fatiguer, elle aussi. Elle travaille presque sans relâche depuis la veille. Le bateau qui a besoin d’être secouru maintenant semble compliqué à gérer. Quand les migrants sont agités à ce point, il est difficile de capter leur attention pour leur expliquer comment se déroulera l’assistance maritime : on vérifie d’abord que tous sont bien en possession d’un gilet de sauvetage et qu’ils le portent correctement, puis on embarque les femmes et les enfants. Surtout, il ne faut pas qu’ils se jettent dans l’eau pour essayer de rejoindre le canot de sauvetage.

Il faut faire vite. Lors d’un des sauvetages de la veille, les Libyens sont arrivés en vedette juste après le départ des deux canots de l’ONG allemande Sea-Watch chargés de migrants. Le risque : que les garde-côtes les arrêtent pour les ramener en Libye. Ils peuvent aussi menacer l’équipage de Sea-Watch 3. C’est déjà arrivé souvent. Par ailleurs, dans cet état, le canot ne va pas tenir longtemps. C’est ce qui se produit : en quelques secondes, il se dégonfle et des dizaines de personnes finissent dans l’eau. C’est la panique. Des corps s’agitent dans la houle. Une femme hurle, terrorisée. Le chef de l’équipe de sauvetage donne l’ordre de déployer le centifloat, une sorte de longue bouée de sauvetage à laquelle les migrants se tiennent en attendant que quelqu’un les sorte de l’eau. D’une façon ou d’une autre, tous les migrants sont secourus. Rob, le conducteur d’un des canots, commentera plus tard : « Cela a été une bénédiction, ou peut-être une chance. »

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Sea-Watch assure le secours d’urgence en menant des opérations de recherche et de sauvetage en Méditerranée centrale, tout en maintenant la pression sur les institutions européennes.

© Valeria Mongelli

Sauvés des eaux

Parmi les migrants, certains rient, d’autres pleurent, quelqu’un remercie Dieu. Un jeune couple s’embrasse. Mais les membres de l’équipage de Sea-Watch 3 ne sont pas complètement soulagés tant qu’ils ne sont pas sûrs d’avoir sauvé tout le monde. Ils demandent aux migrants : « Est-ce que vous êtes tous là ? Personne n’a perdu un ami, un membre de sa famille ? » C’est une des choses les plus tragiques pour les morts en mer : parfois, ils ne sont pas enregistrés, comme si cela n’était jamais arrivé. En 2021, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), 1 864 personnes sont décédées ou ont disparu dans la Méditerranée1. Mais le chiffre réel est probablement bien plus élevé.

Les migrants sont transférés sur le Sea-Watch 3. Seuls les femmes et les enfants les plus fragiles peuvent dormir dans une salle à l’intérieur. Les autres doivent dormir dehors, car le bateau est petit et il n’y a pas assez de place dedans pour tout le monde. L’équipage a fait en sorte que les ponts soient le plus confortables possible en les couvrant pour les protéger de la pluie, du vent et de l’eau marine qui arrive des côtés.

La jeune femme qui hurlait dans la mer tout à l’heure s’est endormie à l’intérieur. Elle n’est plus capable de marcher à cause des brûlures sur ses jambes. Elle s’appelle Annep, vient de Somalie et voyage seule. Elle n’a que 17 ans. À l’intérieur dorment aussi Joyce et son fils de 4 jours. Joyce vient du Cameroun et voyage avec son mari Jérôme, peintre en bâtiment. Le couple a quitté son pays en 2019 pour chercher du travail en Libye. Mais la situation y était bien différente de ce qu’ils avaient imaginé. À la suite du bombardement de leur maison, Jérôme et Joyce ont payé un passeur et quitté la Libye sur un petit bateau, en essayant d’arriver en Europe. Ils ont été arrêtés par les garde-côtes libyens et incarcérés. Après être sortis en payant une caution, ils ont à nouveau tenté la traversée, et là encore, ils ont été arrêtés par les Libyens. Lors de sa seconde détention, Joyce était enceinte de sept mois. Ils ont payé une autre caution pour sortir de prison et décidé de prendre la mer une troisième fois, avec leur nouveau-né. Cette fois, ils ont eu de la chance. « Nous avions perdu l’espoir. Nous venons de le retrouver », dit Jérôme. Débarqués en Italie, ils enregistreront leur fils sous le nom de Sea-Watch 3.

Mission accomplie

Le 22 octobre, les autorités italiennes donnent au Sea-Watch 3 la permission de débarquer les migrants dans le port de Pozzallo, au sud-est de la Sicile. Avant de quitter le bateau, ils sont tous testés contre la Covid-19, puis envoyés dans différentes structures où ils observeront une quarantaine de dix jours. Le débarquement dure quarante-huit heures, mais finalement tous peuvent mettre les pieds en Europe. Cette fois-ci, la mission de Sea-Watch est un succès.

Cependant, cela n’est pas toujours le cas. Les navires humanitaires ne parviennent parfois pas à prêter secours à temps. En avril 2021, l’Ocean Viking est bloqué par une tempête et se rapproche trop tard d’un bateau en détresse avec 130 personnes à bord. Quand ils arrivent enfin, le bateau a été détruit par la tempête et personne n’a survécu. Il n’y a plus que des corps flottant dans l’eau. Alarm Phone, la hotline de secours dans la Méditerranée, déclare avoir été en contact avec l’embarcation en détresse pendant plus de dix heures et envoyé des informations sur sa position aux autorités européennes et libyennes. Personne n’a répondu. La route migratoire de la Méditerranée est la plus meurtrière au monde. Depuis 2014, 176 406 migrants ont essayé de traverser la Méditerranée pour rejoindre l’Europe, d’après les données de l’OIM ; 23 150 ont été portés disparus et, parmi eux, 21 450 sont morts noyés.

L’Europe, ce témoin passif

En 2017, l’Union européenne a obtenu un financement de 200 millions d’euros pour réduire le flux migratoire depuis la Libye, dont 32 millions étaient destinés à renforcer et entraîner les garde-côtes libyens2. En 2018, l’UE a annoncé la création d’une zone de recherche et de sauvetage au large de la Libye, censée être gérée par un centre de coordination des sauvetages basé à Tripoli. Selon les rapports publiés par Sea-Watch et confirmés par des investigations journalistiques indépendantes3, ce n’est que pure théorie. « Le centre de coordination des sauvetages de Tripoli n’est pas en mesure d’assurer les sauvetages, et d’ailleurs cela ne l’intéresse pas », témoigne Felix Weiss, le porte-parole de la mission de reconnaissance aérienne de Sea-Watch. « Quand on essaie de les contacter, ils ne répondent pas au téléphone, ou bien ils ne parlent pas anglais. Ils ne nous donnent aucune information. »

Sea-Watch atteste aussi depuis sa fondation des violations des droits humains par les garde-côtes libyens lors des sauvetages : ils battent les migrants avec des bâtons, parfois même ils leur tirent dessus4. Ils ne leur fournissent pas de gilets de sauvetage ni d’aide médicale. Quand ils voient les Libyens se rapprocher, les migrants paniquent, augmentant le risque que quelqu’un se jette dans l’eau ou que le bateau chavire. Si les migrants sont ramenés en Libye, leur cauchemar recommence : de retour en prison, ils devront trouver l’argent pour payer une caution et un nouveau passeur pour monter sur un autre bateau précaire qui se dirige vers l’Europe.

En 2012, la Cour européenne des droits de l’homme a déclaré que les réfugiés ne pouvaient pas être renvoyés en Libye5. Le cadre juridique régissant le sauvetage en mer et le traitement des demandeurs d’asile exige que les migrants sauvés en Méditerranée soient emmenés dans un lieu sûr. D’innombrables témoignages de migrants confirment les violations des droits de l’homme en Libye : homicides, tortures et viols sont à l’ordre du jour dans les camps de détention6. La Libye n’est pas un lieu sûr.

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Le soulagement, enfin ! Des migrants se réjouissent sur le canot de Sea-Watch 3 après avoir été secourus dans la zone de recherche et de sauvetage au large de la côte libyenne le 18 octobre dernier.

© Valeria Mongelli

Frontex sous le feu des critiques

Frontex, l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes de l’Union européenne, est complice de cette violation des lois internationales. D’après la Convention internationale pour la sauvegarde de la sécurité humaine en mer (International Convention for the Safety of Life at Sea – SOLAS), lorsqu’un bateau en détresse est repéré par une entité, celle-ci (bateau commercial, garde-côtes, entité aérienne ou autre) est obligée de communiquer des informations comme le type de bateau, sa position et le nombre de personnes à bord au centre de coordination des sauvetages compétent dans cette zone, ainsi quaux bateaux alentour. De facto, cela n’arrive pas. « Frontex at Fault », un projet récent d’investigation conduit par Der Spiegel, Bellingcat et d’autres médias européens montre que, quand les avions ou les drones de Frontex repèrent un bateau en détresse, ils ne livrent ces éléments qu’aux garde-côtes libyens, parfois même par Whatsapp, pour faire en sorte que les migrants soient ramenés en Libye.

« Transmettre des informations sur les bateaux en détresse en mer fait partie du cadre légal pour la recherche et le sauvetage, selon la loi internationale », rappelle Stefan De Keersmaecker, porte-parole de la commission européenne pour les transports, la santé publique et la sécurité alimentaire. Il paraît paradoxal que Frontex, d’un côté si proche des trafiquants d’êtres humains que sont les garde-côtes libyens, soit de l’autre côté présenté comme un atout fondamental du plan d’action relancé par l’UE afin de combattre le trafic de migrants. En 2021, l’UE a ainsi financé Frontex avec près de 506 millions d’euros (contre environ 339 millions en 2020). Avec ces fonds, l’UE pourrait-elle soutenir un programme de sauvetage maritime dans la Méditerranée ? « Sans doute », soupire Felix Weiss. Mais en attendant les institutions, des milliers de personnes continuent de se noyer aux portes de l’Europe.

  1. Missing Migrants Projects, « 23 150 missing migrants recorded in Mediterranean (since 2014) ».
  2. BBC News Service, « Migrant crisis: EU leaders agree plan to stop Libya influx », 3 février 2017.
  3. Sara Creta, Bashar Deeb et al., « How Frontex helps haul migrants back to Libyan torture camps », 29 avril 2021.
  4. AP, « Caught on camera: Libyan coastguard shoots at migrant boat », 1er juillet 2021.
  5. Andrea Vogt, « Italy violated human rights by returning migrants to Libya, court rules », 23 février 2012.
  6. Ian Urbina, « The secretive prisons that keep migrants out of Europe », 28 novembre 2021.

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