Là-bas
Des preuves de crimes internationaux sur les réseaux sociaux
Sarah Jamal1 · Maître de conférences en droit public, Université Paris 2 Panthéon-Assas
Avec la rédaction
Mise en ligne le 1er décembre 2023
L’agression de l’Ukraine par la Russie depuis le 24 février 2022 illustre à nouveau l’importance qu’ont prise les nouvelles technologies en matière d’enquêtes sur les crimes internationaux (crime de guerre, crime contre l’humanité, crime de génocide et crime d’agression). Aux images satellites dont l’usage est renouvelé grâce à leur précision accrue s’ajoutent dorénavant des clichés obtenus par des drones et surtout des photos et vidéos mises en ligne sur les réseaux sociaux.
Photo © Shutterstock
Les individus, qu’ils soient civils ou militaires, n’hésitent plus à filmer ou photographier ce dont ils sont témoins pour relater ensuite l’événement sur les réseaux sociaux. Toutes ces informations – regroupées sous le terme de open source information – sont dès lors à la disposition des enquêteurs. C’est ainsi qu’après avoir notamment examiné et authentifié « 46 photos et vidéos de la frappe rendues publiques sur les réseaux sociaux ainsi que 143 photos et vidéos partagées de manière privée avec les personnes ayant effectué les recherches », Amnesty International a publié un rapport d’enquête2 sur le bombardement d’un bâtiment civil abritant des enfants le 16 mars 2022 à Marioupol. Dans quelle mesure cette quantité incroyable de documents disponibles sur les plateformes numériques renforce-t-elle la preuve des crimes internationaux et facilite-t-elle ainsi la poursuite de leurs auteurs ?
Une quantité incroyable d’informations
Précisons d’abord que la présence massive de ces informations en accès libre n’est plus un phénomène nouveau, puisque les mécanismes mis en place au sein des Nations unies pour établir la vérité sur ces crimes, que ce soit en Syrie (Commission d’enquête et Mécanisme international, indépendant, impartial), au Myanmar (Mécanisme indépendant pour le Myanmar) ou en Irak (UNITAD), y ont déjà recours ainsi que les juridictions au niveau national ou international.
Auparavant, l’enquêteur international était habitué à rechercher des preuves sur le territoire de l’État dans lequel les crimes avaient eu lieu ou à défaut, lorsque cela n’était pas possible, à recueillir le témoignage des réfugiés provenant de cet État. Il peut désormais, en plus de ces preuves traditionnelles, recevoir les informations transmises directement par la société civile ou les recueillir sur les réseaux sociaux sans se déplacer.
L’enquêteur se trouve confronté à de nouvelles difficultés : réussir à analyser autant de données sans être noyé sous leur nombre ; distinguer la vraie information de la fausse ; parvenir à présenter ce type de preuve dans le cadre du procès, etc.
Face à ces indices d’un nouveau genre, les stratégies opérationnelles varient grandement selon le mandat reçu par les enquêteurs. Les deux mécanismes indépendants d’enquête mis en place au sein des Nations unies (IIIM pour la Syrie et IIMM pour le Myanmar) ont reçu pour mandat d’une part de « recueillir, de regrouper, de préserver et d’analyser les éléments de preuve attestant de violations du droit international humanitaire, de violations du droit des droits de l’homme et d’atteintes à ce droit » et d’autre part de « constituer des dossiers en vue de faciliter et de diligenter des procédures pénales équitables, indépendantes et conformes aux normes du droit international devant des cours ou tribunaux nationaux, régionaux ou internationaux ».
À cette fin, ils réalisent une enquête de type structurel dans le cadre de laquelle ils cherchent à regrouper l’ensemble de ces preuves et à les analyser. Cela constitue un véritable défi pour tout enquêteur à l’ère des nouvelles technologies. Toute la difficulté repose sur leur capacité de passer de la collecte d’éléments à charge à la sélection de preuves en identifiant au sein des informations rassemblées celles qui sont pertinentes. En 2020, Catherine Marchi-Uhel, cheffe du IIIM, expliquait déjà que la capacité de stockage de son mécanisme équivalait « à 1,7 pétaoctet, ce qui équivaut à une tour dix fois plus élevée que la tour Eiffel »3. Pour gérer une quantité aussi importante de pièces à conviction, ces enquêteurs recourent là aussi aux nouvelles technologies, ils développent des logiciels capables de faire des recoupements en visant des éléments communs tels que des visages, des tampons, des en-têtes, etc.
De leur côté, en vertu de leur compétence universelle, le Bureau du procureur de la Cour pénale internationale et les juridictions pénales nationales qui poursuivent les auteurs présumés de ces crimes surmontent cet écueil en se concentrant sur les preuves nécessaires à la démonstration du crime international qu’ils sont chargés de mettre en évidence. Cette seconde stratégie les conduit à cibler leurs recherches sur les réseaux sociaux afin de ne retenir que les informations pertinentes pour leur enquête.
Grâce aux informations transmises directement par la société civile ou via les réseaux sociaux, le modèle d’investigation concernant les crimes de guerre se diversifie.
© Elzbieta Krzysztof/Shutterstock
Le risque des fake news
Néanmoins, quelle que soit la modalité choisie, les enquêteurs doivent adapter leur méthodologie afin d’être en mesure d’authentifier les éléments de preuves, de vérifier leur fiabilité et d’identifier les si nombreuses fake news. Celles-ci ne sont pas nécessairement écartées, car elles peuvent être pertinentes d’un certain point de vue, en montrant par exemple la propagande réalisée par l’État. Mais elles doivent tout de même être identifiées comme telles pour éviter les biais.
S’inspirant du Protocole de Berkeley sur l’utilisation des sources ouvertes numériques dans les enquêtes adopté en 2020 avec l’aide de l’Université de Berkeley, les enquêteurs de la Cour pénale internationale et des Nations unies mettent en œuvre une méthodologie rigoureuse pour y parvenir. En outre, ils s’assurent que l’information issue des réseaux sociaux sera ensuite conservée dans le respect de la chaîne des preuves. Pour cela, ils s’appuient une nouvelle fois sur la technologie en recourant au procédé de la hash function4. Seules les commissions d’enquête mises en place au sein des Nations unies font office d’exceptions en raison d’un manque de moyens en temps et en budget. Leur méthodologie est dès lors nécessairement moins rigoureuse. C’est pourquoi les preuves qu’elles recueillent ne seront pas reprises comme telles, mais feront à nouveau l’objet d’un examen méticuleux. Cela pourrait toutefois évoluer avec la mise en place depuis peu d’une unité technologique au sein du Haut-Commissariat aux droits de l’homme, chargée de les aider à recueillir, analyser et conserver ces preuves.
Même si ce matériau récent issu des nouvelles technologies paraît dans ce cadre suffisamment solide pour être présenté lors de procès grâce à l’adoption de méthodologies rigoureuses, il suscite encore certaines craintes. En effet, l’intervention des individus vecteurs de ces nouvelles formes de témoignage oblige à interroger leur statut, et plus particulièrement leur sécurité, puisque la protection accordée au témoin est réservée aux procédures juridictionnelles. Or, elle est justement rendue nécessaire du fait de leur visibilité sur les réseaux sociaux en amont des enquêtes.
Quel rôle pour les plateformes numériques ?
Enfin, le rôle du secteur privé est dorénavant incontournable, il suscite lui-même des questions s’agissant soit de la forme des partenariats pour créer les technologies nécessaires pour conduire les recherches, soit de l’action des plateformes détentrices de nombreuses preuves qui peuvent échapper aux enquêteurs par le biais de la modération.
Si certaines d’entre elles semblent coopérer dans le cadre de procédures juridictionnelles, elles refusent de communiquer les informations nécessaires aux commissions d’enquête mises en place au sein des Nations unies, considérant n’avoir aucune obligation à l’égard de ces mécanismes non juridictionnels ad hoc. Pourtant, elles remplissent un rôle essentiel en établissant en premier lieu des faits constitutifs de crimes internationaux, ce qui permet ensuite la mise en place d’enquêtes juridictionnelles. Leur rôle d’alerte est donc moins important du fait de cette absence de coopération.
De même, lorsque ces plateformes acceptent de coopérer, elles ne peuvent pas fournir les informations ayant fait l’objet d’une modération par elles-mêmes ou d’une suppression par leur auteur en vertu des obligations nationales ou régionales auxquelles elles doivent se conformer.
Si ces nouvelles preuves soulèvent encore certaines interrogations, leur intérêt probatoire pour démontrer la culpabilité des auteurs de crimes internationaux est indéniable. C’est en s’appuyant sur plusieurs vidéos dûment authentifiées que le procureur de la CPI a obtenu son premier plaider-coupable dans l’affaire Al Madhi, du nom d’un ancien membre d’Ansar Dine, groupe touareg salafiste djihadiste actif pendant la guerre du Mali ayant participé au saccage de monuments historiques et religieux à Tombouctou (Mali) en 2012. Et si elles ne suffisent pas toujours, ces preuves peuvent en tout cas conforter l’ensemble des éléments pour convaincre le juge de la culpabilité de la personne poursuivie.
- Cet article est une version revue et raccourcie de « Comment les enquêteurs sur les crimes internationaux s’appuient sur les réseaux sociaux », mis en ligne sur https://theconversation.com, 20 décembre 2022.
- Amnesty International, « Ukraine : l’attaque du théâtre de Marioupol constitue un crime de guerre », mis en ligne sur www.amnesty.fr, 30 juin 2022.
- ONU, « Assemblée générale: le Mécanisme international d’enquête en Syrie présente un rapport rejeté par plusieurs délégations, dont la syrienne », mis en ligne sur https://press.un.org, 21 avril 2021.
- Une fonction de hachage est une fonction qui associe des valeurs de taille fixe à des données de taille quelconque. Source : Wikipédia.
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