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Un « trou noir juridique » au cœur de l’Europe

François Finck · Délégué « Europe & International » au CAL/COM

Mise en ligne le 27 juin 2023

Le 5 juin 2023, la Cour de Justice de l’UE a jugé que plusieurs lois adoptées par le pouvoir polonais sur le fonctionnement de la justice étaient contraires aux traités européens. Ce n’est pas la première fois que la justice européenne condamne la « réforme » de la justice en Pologne. Pour quelle raison, et quels en sont les enjeux pour l’État de droit dans ce pays et dans l’Union ?

Photo © New Africa/Shutterstock

Depuis son arrivée au pouvoir en 2015, la droite populiste et ultraconservatrice a tenté de prendre le contrôle de la justice. Jarosław Kaczyński, chef de Droit et Justice (PiS), principal parti de la coalition, avait annoncé la couleur dès 2011 : il veut « Budapest à Varsovie », c’est-à-dire un régime comme celui de Viktor Orbán, autoritaire, se revendiquant illibéral.

Le PiS et ses alliés ont multiplié les lois pour mettre au pas la justice, avec moins de succès qu’en Hongrie. En effet, depuis son retour au pouvoir en 2010, Viktor Orbán dispose d’une majorité qualifiée lui permettant de modifier la Constitution, ce qui n’a jamais été le cas du PiS en Pologne. De plus, les magistrats polonais opposent une résistance de longue haleine en défense de l’indépendance de la justice, élément essentiel de l’État de droit. Sans majorité constitutionnelle, la droite polonaise a adopté de nombreuses lois, mais sans pouvoir changer l’organisation même des pouvoirs, inscrite dans la Constitution.

Le président du parti Droit et justice Jarosław Kaczyński prend le pouvoir judiciaire de son pays en otage pour pouvoir satisfaire son projet ultraconservateur, portant atteinte aux droits des Polonais.es et au droit européen sans aucun scrupule.

cc Kancelaria Sejmu

Une Cour constitutionnelle hors-jeu

La première cible du nouveau pouvoir, en 2015, fut la Cour constitutionnelle. Des juges ont alors été nommés, en violation des procédures découlant de la loi sur la Cour constitutionnelle elle-même… Ces « néo-juges » siégeant aux côtés des anciens, régulièrement nommés pour leur part. La Cour constitutionnelle polonaise étant de facto entièrement contrôlée par le pouvoir politique depuis fin 2016, elle n’a plus aucune autonomie.

La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) elle-même avait jugé que la Cour constitutionnelle polonaise ne pouvait plus être considérée comme un « tribunal établi par la loi » au sens de l’article 6 de la CEDH (droit à un procès équitable)1, dans ses formations incluant au moins un juge nommé de manière irrégulière. Fin 2022, le tribunal administratif suprême polonais (équivalent du Conseil d’État) a jugé que la Cour constitutionnelle dans son ensemble a perdu sa capacité de juger de manière légale.

Comme la Cour constitutionnelle ne remplit plus les exigences d’indépendance, la légalité de ses décisions a été remise en cause, ce qui a commencé à créer une situation juridique chaotique. Mais le but principal recherché par le gouvernement était atteint : la Cour constitutionnelle étant hors-jeu, aucun risque juridique ne pèse sur les lois adoptées par le Parlement. Dorénavant, le PiS a les mains libres pour imposer son projet de société réactionnaire, parfois en utilisant directement la Cour constitutionnelle captive, qui décide par exemple de la quasi-interdiction de l’avortement en octobre 2020.

La réforme du Tribunal constitutionnel en 2015 a été la première étape d’un processus permettant aux pouvoirs exécutif et législatif de s’ingérer politiquement dans la composition, les compétences, la gestion et le fonctionnement du pouvoir judiciaire.

cc Jurij

La « déforme » de la justice

Avant cela, la droite avait déjà poursuivi sa « réforme » de la justice au pas de charge. S’il s’agit d’une vieille obsession du leader, le personnage aux commandes est le ministre de la Justice, Zbigniew Ziobro. Chef d’un petit parti à la droite du PiS, Solidarna Polska, dont les 19 députés sont indispensables à la courte majorité de droite, Zbigniew Ziobro est connu pour son radicalisme et ses prises de position ultra-catholiques et nationalistes. Une fois la Cour constitutionnelle sous contrôle, le ministre de la Justice a donc multiplié les lois visant à mettre au pas l’ensemble de la justice, au point de transformer la Pologne en un « trou noir juridique »2.

Le deuxième problème qui gangrène l’ensemble du système judiciaire polonais est la prise de contrôle irrégulière du KRS (Conseil national de la magistrature), l’organe chargé de nommer les juges. Organisme dont le rôle est de défendre l’indépendance des juges, le KRS a été transformé par une loi de 2017 en un instrument de discipline et de contrôle de la magistrature par le gouvernement (depuis, cet organisme est souvent appelé le « néo-KRS »). Selon la cour de Strasbourg, le néo-KRS « n’offre plus de garanties suffisantes d’indépendance envers les pouvoirs législatif et exécutif »3. En conséquence, toute nomination judiciaire impliquant le néo-KRS est systématiquement compromise ! La Cour suprême polonaise, qui a longtemps réussi à maintenir son autonomie, a elle-même jugé que le néo-KRS est un organisme anticonstitutionnel.

D’autres organismes (sous la forme de « chambres » spéciales de la Cour suprême) ont été jugés contraires à la Convention européenne des droits de l’homme et au droit de l’Union européenne. En outre, conséquence logique de l’irrégularité du néo-KRS, la chambre civile de la Cour suprême, dont certains membres ont été nommés par cet organisme, n’est pas un « tribunal établi par la loi » selon la CEDH… En d’autres termes, le caractère anticonstitutionnel et irrégulier de l’organisme nommant les juges « infecte » l’ensemble du système judiciaire.

Des dizaines d’ordonnances et de jugements ont déjà été rendus par les cours européennes, le plus souvent ignorés par le gouvernement polonais, qui a dû payer des astreintes. Suite à ces condimentions, des justiciables ont commencé à argumenter lors de procès que la présence de magistrats nommés par le néo-KRS viciait la procédure, que le tribunal saisi de leur affaire n’était pas composé légalement, et donc, que leur droit à un procès équitable et l’accès à un tribunal indépendant (en vertu de la CEDH et du droit de l’Union) étaient bafoués.

Certains tribunaux ont donc commencé à vérifier le respect des exigences des traités européens et de la CEDH relatives à un tribunal indépendant et impartial établi préalablement par la loi, comme ils en ont le droit, voire le devoir, en vertu du droit européen. Le PiS a riposté en promulguant une loi interdisant aux juridictions polonaises d’examiner les griefs concernant l’absence d’indépendance d’une juridiction, et en donnant monopole à une chambre spéciale auprès de la Cour suprême. La violation du droit européen est flagrante. Cette loi va jusqu’à ériger en infraction disciplinaire l’examen par un juge du respect des exigences de l’Union relatives à un tribunal indépendant et impartial. C’est cette loi, appelée « loi bâillon », qui a fait l’objet d’un arrêt de la Cour de justice de l’UE le 5 juin dernier.

Malgré la résistance citoyenne partout en Pologne (ici à Varsovie lors de la marche pour la liberté le 4 juin 2023) et les rappels à l’ordre de la justice européenne, le parti populiste de droite au pouvoir tente par tous les moyens de restreindre l’indépendance du pouvoir judiciaire, d’éliminer la séparation des pouvoirs et d’exercer une influence indue sur les tribunaux.

© Wjarek/Shutterstock

Une Commission européenne lente à la détente

L’arrêt du 5 juin 2023 résulte d’un recours en manquement lancé par la Commission européenne, une procédure utilisée quand un État est accusé d’avoir méconnu le droit de l’UE. En condamnant la « loi bâillon », la Cour a rappelé les principes essentiels du droit de l’UE, notamment que l’État de droit est une des valeurs de l’Union, que les États membres se sont engagés à respecter lors de leur adhésion : l’article 2 du TUE n’est « pas une simple énonciation d’orientations ou d’intentions de nature politique, mais contient des valeurs qui relèvent de l’identité même de l’Union en tant qu’ordre juridique commun ». La Cour de justice a affirmé avec force que tous les tribunaux des États membres ont l’obligation de veiller au respect de ces valeurs, et du droit européen en général. Les juges ne sauraient être sanctionnés pour le faire.

L’action de la Commission européenne est bienvenue, mais de nombreuses voix critiquent sa lenteur et ses hésitations. Ainsi, la Commission n’a pas (encore ?) remis en cause le fonctionnement du nouveau Conseil de la magistrature (« néo-KRS »), alors qu’il s’agit d’une des principales sources de la destruction de l’État de droit. Elle a également conditionné les versements du fonds de relance post-Covid à des réformes substantielles. Il est crucial pour la démocratie dans les États membres que les institutions de l’Union maintiennent une position ferme.

  1. Xero Flor w Polsce sp. z o.o. c. Pologne, 7 mai 2021.
  2. Expression de l’avocat général Bobek, de la CJUE, citée par Laurent Pech.
  3. Dolinska-Ficek et Ozimek c. Pologne

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