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Les cultureux
La colère féminine
contre-attaque
Didier Béclard · Journaliste
Mise en ligne le 4 avril 2023
Émilienne Flagothier réécrit les histoires quotidiennes de violences faites aux femmes et crée un espace où les rapports s'inversent. En laissant exploser leur colère, les femmes disqualifiées, discriminées, retrouvent une puissance transformatrice d'action contre la domination masculine et le sexisme ordinaire. Loin du discours moralisateur lénifiant, « Rage » plonge, à pieds joints, dans la catharsis drôle et jubilatoire.
Photo © David Bormans
En préambule, un texte, amusant, défile sur l’écran pour expliquer les règles du jeu : les comédiennes incarnent des femmes comme des hommes. Ces derniers sont signalés soit par une fausse moustache, soit par un post-it avec un dessin de bite sur le front. Le ton est donné et l’avertissement clair : « à la fin, les mecs se font défoncer ».
À un arrêt de bus, deux femmes s’organisent pour un déplacement. Un homme moustachu arrive, clin d’œil, bruits de bouche mimant un baiser, tentative d’approche. Face à l’indifférence exaspérée des deux femmes, le mec se tourne et se masturbe, le tout appuyé par des bruitages réalisés en direct au micro. Quand il a terminé sa petite affaire, il s’en va, mais est hélé par les dames. Elles le passent à tabac, l’une sort une épée (invisible) et l’embroche, l’autre lui plante des coups de poignard dans le visage. Puis, elles s’inquiètent du bus qui n’arrive pas.
Galerie de portraits
En une douzaine de tableaux, les quatre comédiennes (Sarah Grin, Pénélope Guimas, Pauline Victoria et Castélie Yalombo) réécrivent des histoires de femmes, scènes banales d’agressions au quotidien, en modifiant, radicalement, leur dénouement. Chacune d’entre elles a, comme toutes les femmes, déjà, vécu au moins l’une des agressions abordées dans « Rage ». L’équipe de production est exclusivement féminine. C’est un choix, mais qui n’a pas été facile parce que les techniciennes ne sont pas légion en Belgique. Par exemple, pour le son, il a fallu faire appel à une Française.
L’ami qui s’incruste jusque trois heures du mat’ et monopolise la parole pour parler de son projet, de lui. Le compagnon dont c’est le tour de faire à manger, mais qui a du mal à y parvenir seul (« oh, la cuisine » !).
Les commerçants qui font, tous, du rentre-dedans à la cliente avec de lourdes allusions à chaque coin de phrase. Monsieur Benjamin qui surveille la cour de récré, mais traite avec plus d’indulgence les garçons que les filles. Le mec qui s’endort à côté de sa femme qui lui détaille quelque chose qui lui tient terriblement à cœur. Les deux rois de la pub qui se gaussent de la campagne élaborée par leur cheffe et cherchent à imposer leurs idées. Le prince qui dédaigne la petite sirène qui vient pourtant de le sauver et accepte de devenir humaine pour le séduire.
L’homme qui chante en boucle « Tu es belle » à son amoureuse alors qu’il y a tant d’autres qualités à louer. L’homme qui apostrophe une femme qui mange une banane dans la rue et qui appelle ses copains lorsqu’elle se lance dans un duel au sabre à la Kill Bill.
Violence féministe
Spoiler alert : aucun de ces salauds ordinaires ne sortira indemne du déferlement de violence féminine qu’ils ont provoqué par de micro-agressions. La metteuse en scène Émilienne Flagothier a, en effet, choisi de traiter le sujet par l’intime plutôt que par des violences plus « graves » qu’elle ne souhaitait pas imposer aux actrices ni à des spectatrices, ou spectateurs, potentiellement victimes.
Après la violence féminine, le retour à la normale se fait en général dans la légèreté, comme si rien ne s’était passé. « Il fallait être attentif à ne pas faire comme dans les films où le retour à la normale se fait souvent comme un réveil après un rêve, explique la metteuse en scène. Les femmes ont déjà cette violence en elles, ce n’est pas une découverte, elles n’ont juste pas la place pour l’exprimer. Celle qui travaille dans la pub, par exemple, sort transformée de cette expérience, elle va démissionner et fuir le système capitaliste. Elle a révélé son côté sauvage, ce n’est pas la violence qui la transforme. Elle est montrée, mais elle était déjà présente en elle. »
En une douzaine de tableaux, les quatre comédiennes (Sarah Grin, Pénélope Guimas, Pauline Victoria et Castélie Yalombo) réécrivent des histoires de femmes, scènes banales d’agressions au quotidien.
© Margot Briand
L’humour comme choix politique
Certaines scènes sont traitées de façon très réaliste, d’autres relèvent plus de la science-fiction, voire du conte. La violence est esthétisée par la gestuelle, les lumières et le décor sonore. Le trait est volontairement forcé, parfois jusqu’à la caricature, sans susciter d’indignation, mais provocant, au contraire, de nombreux éclats de rire. Pour Émilienne Flagothier, « utiliser l’humour est un choix politique pour affirmer que les femmes ont le droit de s’approprier l’humour dans le théâtre. Les rôles comiques sont surtout réservés aux hommes tandis que les comédiennes sont confinées dans des rôles de femmes délicates, sensibles et belles. Nous avons fait le choix de l’humour extrême, voire grossier, pour contrer l’image de la femme douce. Nous pouvons aussi être bourrines et, entre nous, nous nous sommes beaucoup amusées à dire que l’on fait du Gros Théâtre, avec des majuscules à gros et théâtre. »
Les comédiennes incarnent des femmes comme des hommes. Ces derniers sont signalés soit par une fausse moustache, soit par un post-it avec un dessin de bite sur le front.
© Margot Briand
Un outil d’analyse comportemental
Le travail de création s’est fait dans la douceur, laissant de la place à la parole, aux questions, avec le souci d’adresser un message aux spectateurs. Ainsi, une scène évoque le désespoir d’une femme qui tient l’homme qu’elle vient de tuer dans ses bras. Elle cherche à le réconforter et il lui dit : « tu n’aurais pas réussi à me faire changer. Je te faisais mal ». Émilienne Flagothier estime qu’il était important de mettre une scène de ce type pour éviter que « ce ne soit que fun de tuer des mecs. Cela coûte de faire cela, le moindre pas vers le féminisme te fait perdre des choses et permet de voir les oppressions sexistes. On se rend compte que l’on entre en relation avec nos oppresseurs, qui peuvent aussi être des amis, et qu’il faut parfois couper les ponts, les tuer. On a toutes dû se séparer d’amis parce que la relation était toxique et c’est dur de rompre avec un ami. »
Se présentant comme féministe intersectionnelle anticapitaliste, la metteuse en scène espère que son spectacle donne aux femmes la force de réagir à une micro-agression. Elle a pour objectif « d’analyser et montrer ces situations pour que le public puisse les identifier. Dans un souci d’éducation, c’est également un outil d’analyse de son propre comportement. Le directeur du théâtre où a été créée la pièce m’a dit un jour qu’il avait chanté un « tu es belle » à sa femme. »
À voir
« Rage » d’Émilienne Flagothier
04 > 08.04.23
Théâtre national Wallonie-Bruxelles
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