Libres, ensemble
Salle de consommation :
une autre gestion
des assuétudes
Bruno Valkeneers · Chargé de communication pour l’ASBL Transit
Mise en ligne le 16 novembre 2022
Le 8 juin dernier, Bruxelles est devenue la deuxième ville belge, après Liège, à avoir ouvert une salle de consommation à moindre risque (SCMR). Elle s’appuie sur deux opérateurs historiques, à savoir l’ASBL Transit et la Maison d’accueil socio-sanitaire (MASS). Encadré par une équipe spécialisée, ce dispositif socio-sanitaire propose un environnement sécurisé : GATE, une porte d’entrée vers la réduction des risques, le soin et l’accompagnement des personnes consommatrices de drogues. Témoignage du terrain.
Photo © Transit ASBL
La salle de consommation à moindre risque de Bruxelles présente une façade sobre. La vitrine arbore une image symbolisant le lien social. Le logo du projet, un cercle autour du nom « GATE », surplombe les mots « accueil », « santé » et « dignité », indiquant les valeurs centrales du nouveau dispositif. Pour entrer, il faut sonner. La porte automatique s’ouvre sur un comptoir d’accueil jouxtant un bureau réservé aux entretiens. Deux employé.e.s y sont présent.e.s en permanence, comme à chaque étape du parcours prévu pour les bénéficiaires de ce dispositif. Nous découvrons un espace multimodal bien agencé et animé par une équipe pluridisciplinaire : un médecin, des infirmiers, des assistants sociaux et des éducateurs. Le dispositif se veut à bas seuil d’accessibilité, c’est-à-dire nécessitant le minimum de prérequis pour y accéder. Il se positionne clairement comme un dispositif de soins dans lequel la consommation supervisée de drogues est possible. Il s’adresse à un public le plus souvent en situation d’extrême vulnérabilité, sans domicile fixe ou vivant dans la rue. Mais cela ne signifie pas que le lieu est libre d’accès.
Immersion dans GATE
Dès l’entrée, le ou la bénéficiaire rencontre un.e éducateur.rice et un.e assistant.e social.e. Il s’agit d’identifier sa demande. S’il ou si elle souhaite accéder aux espaces supervisés de consommation, nous organisons un entretien au cours duquel nous vérifions si la personne est majeure, consommatrice de drogues et si elle est ou a déjà été suivie par un médecin spécialisé, afin de savoir si elle dispose, par exemple, d’un traitement de substitution. Cet entretien d’introduction est essentiel, car il n’est pas question d’accueillir ici des consommateurs occasionnels de cannabis ou d’alcool. La personne vient à GATE avec le produit qu’elle a acheté sur le marché noir et elle doit le montrer. Après avoir été informée du règlement d’ordre intérieur et avoir pris connaissance du contrat d’utilisation, elle est inscrite de façon anonyme (pseudonymat). Vient alors le moment de se rendre en salle d’attente avant de pouvoir investir l’espace de consommation supervisé.
« À chaque étape de son passage, le ou la bénéficiaire a la possibilité de rencontrer un.e référent.e pour entreprendre, en collaboration, des démarches administratives et sociales vers un mieux-être ou pour consulter la médecin », explique Nicolas De Troyer, coordinateur du dispositif. « GATE ne constitue pas une facilitation de l’usage de drogues. La SCMR est une réponse pragmatique à des consommations qui, si elles ne sont pas encadrées, auront inexorablement lieu dans l’espace public. Il s’agit d’un dispositif de réduction des risques ; nous partons d’une situation préexistante et nous offrons un espace de soins, de suivi et de prise en charge en alternative à la rue. L’objectif est d’améliorer l’état de santé des personnes, d’éviter les overdoses mortelles et d’œuvrer pour un accès universel aux droits fondamentaux. Une part importante de notre travail consiste en la remise en ordre de la situation administrative de la personne. Cette étape est cruciale dans un processus de rétablissement et d’accès au logement, par exemple. »
Après seulement quelques mois d’ouverture, une évaluation du dispositif est forcément prématurée, mais selon Julien Fanelli, directeur du pôle de Réduction des risques de l’ASBL Transit, « on observe que certains usagers du service admettent moins consommer de drogue, de façon moins systématique, lorsqu’ils sont dans GATE plutôt que dans la rue. Ici, ils sont occupés et ont surtout la possibilité de retrouver du lien social dans un environnement sécurisé. Le dispositif agit donc positivement sur le rapport aux produits qu’ils consomment, ce qui s’explique également par le fait qu’à l’intérieur de GATE, ils sont dans une autre temporalité que celle de la rue où l’acte de consommation se fait dans la précipitation aux yeux de tous. Huit usagers sur dix nous disent que s’ils ne consommaient pas ici, ils le feraient dans la rue. Nous contribuons donc aussi à réduire la consommation et la présence de matériel de consommation dans l’espace public ».
© Transit ASBL
© Transit ASBL
© Transit ASBL
Les premiers mois de fonctionnement de GATE semblent rencontrer les objectifs fixés et confirmer la pertinence de ce type de dispositif au regard des recommandations internationales et des évaluations des dispositifs existants. Pourtant, en Belgique, les SCMR se situent encore dans une zone grise du droit eu égard à la législation en vigueur en matière de drogues, en l’occurrence la loi de 1921 sur les stupéfiants.
Relever le défi contemporain de l’usage de drogue(s)
La ville de Bruxelles, comme toutes les grandes cités européennes, connaît des scènes ouvertes de consommation de drogues dont l’existence est renforcée par une conjoncture socio-économique défavorable. La croissance démographique contribue aussi à une crise du logement. Les défis sont donc considérables. Pour les relever, la Ville s’engage dans une politique volontariste et innovante dont l’accès au logement et les SCMR constituent des éléments de réponse prioritaires à apporter au défi contemporain des consommations de drogues les plus problématiques. Et ce, en particulier dans un contexte où malheureusement l’offre en substances illicites ne cesse de croître, plus spécifiquement en psychostimulants dont le crack est extrait (dérivé de la cocaïne)1. L’option stratégique des SCMR est aussi un choix construit sur des preuves scientifiques, sur des recommandations du milieu académique et sur des constats de terrain.
Les SCMR représentent une façon pertinente de réduire les risques liés aux drogues. Elles visent deux objectifs généraux : améliorer la santé et la tranquillité publiques. Elles complètent les dispositifs qui existent à Bruxelles pour prendre en charge les usagers de drogues les plus à risque, principalement d’héroïne et de cocaïne. Il existe en Europe près de cent SCMR réparties dans dix pays (Suisse, Pays-Bas, Allemagne, Espagne, Grèce, Norvège, Luxembourg, Danemark, France et Belgique). La première a ouvert ses portes en Suisse, à Bern, en 1986. Dans les années 1990, la Hollande et l’Allemagne lui ont emboîté le pas. Dans les années 2000, sur la base des évaluations positives des dispositifs existants, le rythme s’est accéléré. Les SCMR ont donc une histoire : leur efficacité est largement éprouvée2.
Selon plusieurs études et rapports émanant notamment de l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT), les SCMR atteignent les groupes vulnérables et sont acceptées par les groupes cibles, les communautés et les acteurs clés. Elles ont un effet positif sur la réduction des overdoses et fonctionnent comme un portail vers le traitement de la dépendance. En outre, elles réduisent de manière significative les problèmes sécuritaires liés à la consommation de drogues à ciel ouvert et à l’utilisation de seringues usagées, contribuant aussi à une baisse du taux des nouvelles infections au VIH et hépatite C.
Insécurité juridique
En 2016, une note de synthèse relative aux SCMR, soumise à la Réunion thématique drogues de la Conférence interministérielle Santé publique, stipulait qu’une modification de la loi du 24 février 1921 sur les drogues était une condition sine qua non pour la mise en place de tels dispositifs. Cela expliquait pourquoi les représentants du gouvernement fédéral de la Cellule générale de Politique drogues avaient jugé sous la législature de l’époque, et contrairement aux ministres bruxellois et wallon, la mise en place de SCMR comme non prioritaire. Le gouvernement fédéral avait donc décidé, en 2016, de ne pas amorcer, ni même soutenir, une modification de la loi en la matière.
Les SCMR représentent une façon pertinente de réduire les risques liés aux drogues.
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Cependant, l’obstacle que constitue l’article 3, § 2, de ladite loi sur les stupéfiants3 n’a pas empêché l’ouverture de Saf’Ti, la première SCMR belge, à Liège, le 5 septembre 2018. S’il n’est pas insurmontable, l’obstacle de la loi reste malgré tout une source d’insécurité juridique à laquelle les autorités publiques restent attentives. À ce propos, dans ses recommandations pour l’actuelle législature, la Cellule générale de Politique drogues était d’avis qu’« un cadre plus durable pour les salles de consommation à moindre risque en Belgique devrait être discuté en tenant compte des résultats de l’étude scientifique sur le sujet, ainsi que des expériences et des résultats de la salle de Liège »2.
D’un point de vue juridique, la situation à Bruxelles semble claire et, hormis une modification de la loi fédérale sur les drogues – toujours attendue –, tous les feux sont au vert. Dans le cadre de la mise en place de GATE, la Ville de Bruxelles, la Région de Bruxelles-Capitale, la Commission communautaire commune, le CPAS de la Ville de Bruxelles, la Zone de police Bruxelles-Ixelles, le Service de prévention de la Ville de Bruxelles, la Maison d’accueil socio-sanitaire et l’ASBL Transit ont travaillé sur un protocole d’accord spécifique. Ce document, qui identifie les partenaires et leur implication dans le projet, institue la mise en place d’un comité de pilotage pour son opérationnalisation, son suivi et son évaluation. Enfin, ce protocole s’accompagne d’une circulaire du parquet visant à adapter sa politique de poursuite et ses directives opérationnelles à l’attention des services de police.
L’Académie royale de médecine de Belgique est favorable à la reconnaissance légale des SCMR. Pourtant, comme témoin d’un anachronisme évident, la loi de 1921 continue de prévoir des sanctions pénales pour quiconque mettra à disposition un local en vue d’y faciliter l’usage de drogues. Il est temps de réviser cette loi afin d’assurer la sécurité juridique de tous les acteurs impliqués dans les SCMR, ces dispositifs ayant largement prouvé leur utilité et leurs bienfaits pour l’ensemble de la société
- L’article prévoit des sanctions visant la facilitation de l’usage de drogues et son incitation « soit en procurant à cet effet un local, soit par tout autre moyen ».
- FEDITO, « Rapport Cellule générale de Politique drogues : Réalisations 2014-2019 et recommandations pour la prochaine législature », 26 mars 2019.
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