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Les États-Unis
dans la tourmente

Une opinion de Serge Jaumain · Directeur d’AmericaS – Centre interdisciplinaire d’étude des Amériques) à l’ULB

Mise en ligne le 6 septembre 2022

Un président élu en 2016 par une minorité d’Américains (Donald Trump perdit le vote populaire par près de trois millions de voix) a eu l’occasion, assez rare, de nommer au cours d’un seul mandat à la Maison-Blanche un tiers des juges de la Cour suprême : trois nominations confirmées par une majorité de sénateurs républicains représentant, à leur tour, une minorité de la population (chaque État élit en effet deux sénateurs, quel que soit son nombre d’habitants). Cette situation, très particulière, a été aggravée par le fait que Donald Trump a tenu parole en choisissant des juges aux opinions ultraconservatrices.

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Le résultat était prévisible : statuant, le 24 juin 2022, sur la constitutionnalité d’une loi du Mississippi réduisant la période pendant laquelle un avortement pouvait être pratiqué, une majorité de juges a choisi de contester les conclusions du célèbre arrêt Roe c. Wade, qui depuis 1973 dépénalisait l’IVG. Pour une partie de ces juges, qualifiés parfois d’« originalistes », l’IVG n’étant pas explicitement mentionnée dans la Constitution, elle n’est pas un droit constitutionnel. Ils ont donc souhaité réparer l’« erreur d’interprétation » de leurs prédécesseurs et rendre aux États le pouvoir de légiférer sur cette question.

Par le passé, la Cour suprême a déjà revu certaines de ses décisions, mais jamais elle n’était revenue sur l’octroi d’un droit aussi fondamental. La moitié des États, dominés par les Républicains, devraient prochainement se doter de législations anti-avortement qui forceront chaque année des dizaines de milliers d’Américaines à parcourir de longues distances pour subir un avortement dans un État voisin, à le réaliser clandestinement au péril de leur santé ou encore à y renoncer purement et simplement, ce qui risque d’engendrer bien des tragédies humaines. Les démocrates ont beau protester, leur courte majorité au Congrès (qui risque en plus de voler en éclats aux élections législatives de novembre prochain) ne permettra pas de faire voter une loi fédérale sur le sujet.

L’arrêt de la Cour suprême a provoqué une onde de choc dans une société où près de 60 % des adultes se disent favorables au maintien des mesures actuelles. Cet arrêt a aussi contribué à augmenter un peu plus la défiance des Américains à l’égard du plus haut tribunal de leur pays : ils sont aujourd’hui près de quatre sur cinq à ne plus lui faire confiance. Il est vrai que dans une démocratie du xxie siècle, nommer neuf personnes à vie en leur confiant autant de pouvoir a un petit parfum d’Ancien Régime. Certes, l’objectif initial était d’assurer leur indépendance loin de toute pression politique, mais l’effet pervers, qui n’a pas échappé à l’ancien président Donald Trump, c’est qu’en choisissant des juges relativement jeunes, on leur donne la possibilité de peser sur la politique du pays pendant plusieurs décennies, surtout lorsqu’ils sont désignés dans le contexte clivé que l’on connaît aujourd’hui.

La décision sur l’IVG n’est peut-être que la première d’une longue série : dans un pays très divisé, la Cour suprême, loin de se placer au-dessus de la mêlée, pourrait poursuivre sa croisade conservatrice et intervenir sur d’autres grands dossiers sociétaux. Ne vient-elle pas de contester une législation qui, depuis plus d’un siècle, interdisait dans l’État de New York le port d’armes dans l’espace public puis de s’attaquer, en pleine crise climatique, aux compétences de l’Agence fédérale de protection de l’environnement ? L’argumentation développée dans l’arrêt du 24 juin 2022 pourrait même la conduire à relancer le débat sur d’autres questions touchant au respect de la vie privée : le mariage pour tous, la contraception…

Après quatre années de présidence disruptive marquée par deux procédures d’impeachment et l’effroyable assaut du Capitole, l’ombre de Donald Trump et d’une minorité d’Américains dont il s’est fait le porte-drapeau continue donc à planer sur les États-Unis. Même dans les démocraties que l’on croit les mieux établies, la vigilance dans la défense des droits et des libertés reste plus que jamais à l’ordre du jour.

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