Là-bas
Féminisme mexicain :
de la rue à l’université
Catherine Callico · Journaliste
Mise en ligne le 29 juin 2022
En moins de dix ans, le mouvement féministe a pris un envol radical au Mexique, porté par une génération de jeunes militantes très actives sur le terrain pour défendre les droits des femmes, l’arrêt des féminicides et les harcèlements quotidiens.
Photo © Shutterstock
Au Mexique, pays de 130 millions d’habitants, 10 femmes seraient assassinées chaque jour. Et selon la Direction des études sociétales sur la position et le statut des femmes et de l’équité de genre de la Chambre des députés mexicaine, le nombre de féminicides aurait crû de 137,1 % entre 2015 et 2022. Depuis cette période, le mouvement féministe a pris une ampleur inédite au Mexique et dans la majeure partie de l’Amérique latine. Face à la violence patriarcale, l’action de grève « Un día sin nosotras » (« Une journée sans nous »), au départ lancée en Argentine, s’est organisée le 9 mars dans la continuité de la Journée internationale des droits des femmes. Le mot d’ordre : pas de femmes, nulle part. Ni dans l’espace public, ni dans les foyers, ni dans les entreprises, ni dans les écoles, ni dans les universités… Les femmes constituant 40 % de la population active au Mexique et 54 % en incluant l’économie informelle.
L’auteure espagnole Rosa Cobo Bedía, professeure de sociologie du genre à l’Université de La Corogne et conférencière régulièrement invitée en Amérique latine, affirme que « le corps vindicatif de la quatrième vague du féminisme est, sans aucun doute, la violence sexuelle. La violence est un problème chronique et mondial pour les femmes, qui en souffrent aussi bien dans les pays périphériques que dans les pays centraux. La violence sexuelle est un puissant mécanisme de contrôle social qui empêche les femmes à la fois de s’approprier l’espace public et de faire usage de leur autonomie et de leur liberté »1.
Au Mexique, un catalyseur de la lutte féministe fut en 2016 la reprise par la journaliste Catalina Ruiz-Navarro de l’idée d’un mot-clic créé par l’organisation brésilienne Think Olga. Sous le hashtag #MiPrimerAcoso (« mon premier harcèlement »), des milliers de femmes ont été invitées à partager leurs histoires en 140 caractères sur Twitter. « 420 tweets étaient publiés par heure. La première chose révélée par #MiPrimerAcoso, c’est que la majorité subit le premier harcèlement à l’âge de 7 ans », souligne l’activiste. Au domicile, dans la rue, dans les transports… Le métro de Mexico serait le deuxième au monde le moins sécurisant pour les femmes, après celui de Bogotá.
Mobilisation à l’université
Un autre tournant s’est opéré le 15 mars 2018, lorsque Graciela Cifuentes, professeure à la faculté d’Architecture de l’Université nationale autonome du Mexique (UNAM), et sa fille Sol, étudiante, ont été tuées dans leur maison en feu à Mexico. Après enquête, le petit ami de Sol serait l’auteur présumé du double féminicide, mais le tribunal n’a toujours pas prononcé de sentence et la demande des élèves et des professeures d’une condamnation officielle par les autorités de la faculté a été ignorée. Ce cas est très loin d’être isolé. S’ensuit une série d’actions en 2019 et en 2020 sur le site universitaire, limitées par le contexte covidien et qui reprennent de plus belle aujourd’hui. Relayée par les réseaux sociaux, une réaction massive des femmes a généré des grèves en particulier dans les milieux du journalisme, des arts, du cinéma, de la musique, de la photographie… et une occupation de la faculté de Philosophie et Lettres de la plus importante université du pays pendant presque trois mois, afin de dénoncer les féminicides étouffés, mais aussi le harcèlement de la part des professeurs et des autorités universitaires. À la même époque, le viol d’une femme par des policiers de Mexico a enflammé la Toile sous le hashtag #NoMeCuidanMeViolan (« ils ne me protègent pas, ils me violent ») et au mouvement universitaire se sont joints d’autres groupes féministes.
Nouvelles méthodes
Sur les façades de leur logement, à quelques mètres de l’iconique Bibliothèque centrale de l’UNAM, des étudiantes ont placardé de virulents slogans féministes. « Depuis un moment, la rage explose, et nous nous mobiliserons tant que notre cause n’aura pas été entendue », explique Coral, étudiante en architecture. Avec sa colocataire Manuela, elles font partie du collectif féministe universitaire, plus soudé que jamais. « Nous voulons conserver un espace à nous à l’intérieur de la faculté, pour que l’on puisse continuer de s’organiser, se retrouver, penser et avancer ensemble. Le système tente de nous isoler, de décrédibiliser chaque victime et de lui faire croire que le problème est dans sa tête. Nous souhaitons aussi poursuivre l’accompagnement des femmes qui dénoncent des agressions et leur proposer un espace sûr, où elles trouveront du réconfort. Nous pensons également cet espace en anticipation des prochaines vagues. Les filles se mobilisent très jeunes et le mouvement ne va pas s’arrêter là. Au contraire, il s’affirmera davantage ».
« À la différence des mouvements féministes précédents, sans direction spécifique, les plus récents fonctionnent de manière unifiée et avec un langage “propre”, direct et conflictuel, recourant même à l’usage de la violence comme moyen de “communiquer et de secouer” », analyse Lucia Álvarez Enríquez2.
Les nombreux féminicides poussent les femmes à davantage d’actions radicales.
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Un mouvement organisé
Avec le temps, la méthode se rode, comme l’ont encore illustré les dernières journées internationales pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes et des droits des femmes, avec un scénario d’action à peu près identique. Des dizaines de milliers de femmes, jeunes pour la plupart et vêtues de noir, certaines masquées ou encagoulées, cheveux ou foulard verts et violets… défilent dans le centre de Mexico, en exprimant leur colère à coups de chants, de slogans, de fumigènes, parfois en jetant des pavés dans les vitres de banques ou autres symboles du patriarcat et du capitalisme. Elles sont encadrées par des forces de l’ordre, pour la plupart des policières, par milliers qui suivent et régulent les flux de la manifestation, interviennent en cas de débordements. Entre recadrage et empathie. Dans la lignée de la position de la maire de Mexico, militante de gauche et première femme élue à ce poste, Claudia Sheinbaum, dont le combat contre les agressions, notamment sexuelles, constitue une priorité.
Manifestation féministe le 8 mars, journée des droits des femmes.
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États transfrontaliers et narcotrafic
Cette violence prend encore un relief particulier dans les zones périphériques urbaines et transfrontalières du Mexique. Ecatepec, qui compte 2 millions d’habitants, est ainsi l’un des endroits les plus violents du Mexique. Il y est fréquent que des femmes soient kidnappées dans la rue, puis torturées, brûlées… Il y a deux ans, des militantes, des mères victimes de féminicides et des groupes féministes solidaires y ont occupé le bâtiment de la Commission nationale des droits de l’homme.
Des États mexicains frontaliers tels que Chihuahua, à la limite des États-Unis, ou à l’autre extrémité du pays, le Chiapas, près du Guatemala, restent également des zones parmi les plus marquées par le fléau. « Les meurtres de femmes, en particulier dans les États frontaliers, sont souvent associés à la hausse de violence découlant des conflits du narcotrafic. S’y mêlent des enjeux politiques et judiciaires soutenus par une structure étatique corrompue à tous les niveaux », pointe-t-on au Comité pour les droits humains en Amérique latine. Ici encore, la lutte se construit et s’envisage sur le long terme. Tania Navarro Aceituno est membre fondatrice du collectif féministe Mar Violeta, à Tonalá, l’une des sept municipalités du Chiapas avec une « alerte à la violence de genre contre les femmes ».
« La militance est pour moi une oasis dans ce monde patriarcal. À Tonalá, nous avons commencé avec l’idée de créer un collectif de la périphérie, à plus petite échelle que ceux du centre du pays. Nous nous sentions en dehors de ces pratiques et des liens avec les institutions. De plus, le féminisme au Chiapas est très riche, intergénérationnel, interculturel. Via le collectif Mar Violeta, nous travaillons sur la pédagogie populaire, et nous apprenons toutes les unes des autres, car chaque femme qui traverse votre vie vous laisse une leçon. »
Çà et là, la riposte au patriarcat se met en place dans la majeure partie du pays. Et de lentes avancées se dessinent au sein de la société mexicaine. Claudia Sheinbaum pourrait également devenir la première présidente du Mexique en 2024, ce qui constituerait encore un symbole fort.
Les pouvoirs publics doivent prendre conscience de la nécessité de changer le système pour protéger les droits des femmes.
© Catherine Callico
- Rosa Cobo Bedía, La imaginación feminista, Madrid, Catarata, 2019.
- Lucía Álvarez Enríquez, « El movimiento feminista en México en el siglo XXI : juventud, radicalidad y violencia », dans Revista Mexicana de Ciencias Políticas y Sociales, UNAM, 2020.
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