Sandra Evrard · Rédactrice en chef
Mis en ligne le 13 mai 2022
L’art d’être femme
© Fondation Boghossian/Chaza Charafeddine
Quelle place les femmes occupent-elles
dans l’histoire de l’art ?
La question n’est pas neuve, mais elle n’est pas anodine non plus. Que ce soit sur le plan de la représentation des femmes dans les œuvres ou sur celui de la place octroyée aux artistes féminines, le regard est loin d’être neutre. « Portrait of a Lady » nous plonge au cœur de ce questionnement, dans la sublime villa Empain.
On ne pouvait rêver meilleur écrin pour accueillir une exposition dédiée à la figure féminine au travers de l’histoire de l’art. Qui plus est, avec une approche intimiste par le biais d’œuvres chinées avec soin à travers le monde, par la commissaire de l’exposition Louma Salamé. La maison Empain reçoit donc une fois de plus une collection dont la contemporanéité n’a d’égal que l’actualité de cette thématique qui emplit les journaux et les conversations, encore plus particulièrement après l’effet #MeToo. Car ne nous y trompons pas, les œuvres portent en elles une expression éminemment politique relative à la place de la femme dans la société au fil des siècles. La plupart de celles-ci étant marquées par le regard masculin, fruit du patriarcat dominant. « On remarque que la femme, pendant des siècles, est représentée factuellement par des hommes. Elle est donc absente de l’histoire de l’art et n’a d’ailleurs pas accès aux écoles d’art jusqu’à peu près 1900. C’est ce regard masculin, cette façon de représenter l’individualité des femmes, de les figurer ou de les défigurer, que l’on interroge dans cette exposition », explique Louma Salamé.
Une belle mosaïque
La richesse de l’exposition résulte également des regards croisés issus des différentes cultures et civilisations, faisant dialoguer 86 œuvres axées sur la représentation féminine dès la préhistoire jusqu’à aujourd’hui, à travers le monde. Comme toujours, c’est le choix aussi précis qu’hétéroclite de la commissaire qui constitue l’intérêt de Portrait of a lady avec des courants artistiques partant de l’ère paléolithique et allant jusqu’à l’art contemporain. Avec un fil rouge commun : la représentation universelle qu’inspire le portrait féminin. Ainsi se côtoient quelques statuettes, autrefois appelées Vénus, provenant de l’ère du paléolithique supérieur, dont la plus célèbre est certainement la Vénus de Willendorf, datant de 25 000 av. J.-C., et des toiles plus modernes comme celle de James Ensor, l’Antiquaire, parfaite illustration de la mainmise masculine sur la représentation de l’image de la femme, mais aussi du fait que l’art lui-même est pensé et diffusé par des hommes pour des hommes. « C’est sans aucun doute ma pièce préférée, avec ce portrait d’homme, finalement le seul de l’exposition, qui est encombré, saturé d’autres portraits, de femmes. Cette toile figure de façon éloquente la manière dont celles-ci ont été représentées, mais également achetées et vendues par des hommes, et ce, pendant des siècles », confie la commissaire.
Assignation
Outre la prédominance masculine dans la représentation de la femme et dans le commerce des œuvres, cette exposition évoque in fine les mœurs, valeurs et assignations dont la gent féminine est victime depuis toujours. Léonard de Vinci lui-même n’affirma-t-il pas que « les femmes doivent laisser paraître des gestes pudiques, les jambes serrées étroitement, les bras rassemblés, la tête basse et inclinée » ? Pudiques et vouées à « s’épanouir » à la maison, tels sont les dictats envers les femmes que l’on retrouve au travers des différentes époques représentées dans l’exposition, notamment dans la salle d’armes où l’on admirera typiquement la toile de la Jeune femme dans un intérieur de Constantin Meunier. La femme potiche, aurait-on envie de dire aujourd’hui. « Femmes d’intérieur », c’est le deuxième thème de l’exposition, qui en décline quatre autres : « À l’origine », « Nue : modèle », « Portraits et autoportraits » et « La question du genre ».
© Fondation-Boghossian/Constantin Meunier
Artistes féminines
D’une manière générale et sans aucun doute fort caricaturale, les femmes sont massivement représentées comme des êtres destinés à la sphère privée, comme des procréatrices, ici dans un modèle virginal, là en tant qu’objets du désir masculin. Il faudra attendre que des femmes occupent davantage le devant de la scène artistique pour faire bouger les lignes. « Les femmes artistes sont souvent soutenues, ne serait-ce que financièrement, par des hommes, et au départ, elles ne peuvent représenter que des intérieurs, des enfants, elles ne peuvent pas peindre l’Histoire, elles n’ont pas accès aux modèles vivants, elles ne peuvent pas participer à des concours… On les appelait d’ailleurs ʺles peintres de ménageʺ. »
© Fondation Boghossian/Gauthier Hubert
Militance artistique
Le XXe siècle et la révolution sexuelle s’installant, les revendications féministes voyant le jour, les œuvres deviennent plus impertinentes, quelquefois vindicatives, notamment au travers de ces escarpins au cœur desquels se hérissent des clous, Golden Shoes with Pins de l’artiste Hans-Peter Feldmann. D’autres œuvres nous interrogent également sur les préjugés portant sur les travailleuses du sexe, sur la place de la femme orientale ou de la migration forcée, avec ce portrait de Mariam devant le mur de la frontière libano-israélienne, immortalisé par l’artiste libanaise Rania Matar. La situation de la femme au Moyen-Orient et de la mouvance orientaliste, au Maroc ou dans les représentations classiques d’outre-mer sont ici remises en question, particulièrement dans la figuration du nu féminin. Un collectif au nom sans appel de Guerrilla Girls interrogeait quant à lui notre société occidentale en 1985 en placardant cette question dans les rues de New York : « Les femmes doivent-elles être nues pour entrer au Metropolitan Musem ? » Deux œuvres nous interpellent également sur l’assignation à la jeunesse et à la beauté, notamment celle intitulée Beauty, une fresque de Rosemarie Trockel réunissant des photos de femmes supposément parfaites, réalisées uniquement à l’aide d’un programme informatique… Dans un tout autre style, on se laisse séduire par les deux naïades de l’artiste portugaise Joana Vasconcelos, qui enserrent l’entrée principale de la villa Empain, serties de filets de macramé.
Genre et identité
La question du genre imprègne également différentes œuvres présentées à la villa, démontrant là encore l’évolution de la complexité de la pensée et des mœurs contemporaines. Une question dont s’emparent volontiers les artistes actuels. Petit coup de cœur pour la superbe installation de Charles Sandison basée sur une vidéo générée par ordinateur dont l’image fait songer à l’écoulement d’un sablier qui compose et recompose des visuels de statues grecques féminine et masculine. « Au fil du xxe siècle, on observe une transformation du discours, une interrogation sur l’identité. Néanmoins, il faut relever que le genre est source de questionnements depuis l’Antiquité, avec un focus sur l’ambivalence qui a toujours existé », épingle Louma Salamé. Rappelons que dans la mythologie grecque, la déesse Aphrodite tombe amoureuse d’Hermès et engendre Hermaphrodite, une symbiose du masculin et du féminin qui confine à la perfection. Ce questionnement sur l’identité s’illustre aussi parfaitement dans la troublante peinture de Gauthier Hubert et dans le travail photographique de l’artiste Lisetta Carmi, I travestiti.
Cheminement réflexif
Outre la beauté, l’interpellation et le choix didactique judicieux des œuvres composant ce superbe « Portrait of a Lady », l’exposition nous entraîne dans des réflexions multiples et ultra-contemporaines. La place de la femme a de tout temps fait débat dans la société avec, fort heureusement, une évolution positive au courant des xxe et xxie siècles. Mais on le sait, et les artistes sont également là pour nous le rappeler, pour titiller là où les réponses sont insuffisantes et les préjugés encore tenaces, la juste place des femmes n’est toujours pas octroyée. Ni dans la société d’une manière générale ni sur la scène artistique, et le chemin pour y parvenir et pour conserver ce qui est déjà acquis risque d’être encore semé d’embûches. Et pour celles et ceux qui ont toujours un doute ou éprouvent le besoin de vivre les choses de l’intérieur, l’exposition les invite à terminer le parcours en chaussant une paire de chaussures de femme (A Mile in My Shoes) et à écouter leurs témoignages de vie. Un « vis ma vie de femme », version artistique et interactive.
© Fondation Boghossian/Sandro-Miller
Louma Salamé, directrice de la Fondation Boghossian et de la Villa Empain